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Adama Paris : "Le Tout-Afrique de la mode est à Dakar"

Rédigé par leral.net le Mercredi 28 Juin 2017 à 10:59 | | 0 commentaire(s)|

ENTRETIEN. À la tête de la Dakar Fashion Week et d'une chaîne de télé 100 % mode, Adama Paris s'est confiée au Point Afrique sur un secteur en transformation.


Le Point Afrique : qu'est-ce qui vous a motivé il y a 15 ans à créer la Dakar Fashion Week ?

Adama Paris : cela fait quinze ans que je suis revenue à Dakar et qu'on a créé la Dakar Fashion Week. À l'époque, il n'y avait rien de tel au Sénégal. Du coup, quand j'y suis retournée pour m'y installer en tant que jeune créatrice, ma première motivation était de disposer d'une plateforme afin de présenter mes propres collections mais aussi celles d'autres créateurs.


À l'époque, comment cette initiative a-t-elle été perçue ?

Difficilement, comme souvent au début. Heureusement, j'ai pu bénéficier d'emblée du soutien de grandes entreprises, ce qui m'a permis de me lancer. Pour beaucoup, ce projet était utopique. En Afrique, c'est souvent ce qu'on entend. La mode, c'est fun, mais ça n'est pas véritablement considéré comme un réel travail. Depuis, le regard a évolué. Et, pour cette quinzième édition, on vous réserve plein de surprises ! Les plus grands créateurs du continent seront présents. On a également invité beaucoup d'influenceurs, de blogueurs venus de l'univers digital, ainsi que des personnalités reconnues à l'international.

Entre la première et la dernière édition de la Dakar Fashion Week, qu'est-ce qui a le plus changé ?

Beaucoup de choses. D'abord, j'ai gagné en notoriété et en respect. Ensuite, l'environnement a lui aussi évolué. On a, par exemple, contribué à structurer la filière. Avant, il n'y avait pas de producteurs de défilés. Maintenant, c'est un métier reconnu sur le continent. On a également fait connaître des créateurs dont la renommée dépasse aujourd'hui le continent africain, lancé des carrières de mannequins qui défilent maintenant pour des agences à l'international. Bref, partout, le niveau de professionnalisme a augmenté.

 

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Défilé Ejiro Amos lors de la Dakar Fashion week 2014. © DFW

 

 

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Comment les modes africaines en Afrique se portent-elles  ?

Cela dépend du point de vue suivant lequel on se place. Si on se base sur le critère créatif, la mode africaine se porte bien, très bien même. Si l'on regarde maintenant l'aspect économique, l'Afrique se porte moins bien, même si la situation est meilleure qu'il y a quelques années. D'une manière générale, et à l'exception relative de l'Afrique du Sud, on manque encore d'écoles, de structures, d'aides à la création, d'usines pour la fabrication, de circuits de distribution pour nos produits… C'est ce qui explique en partie pourquoi nous sommes à la traîne.

Mais, ici aussi, les choses bougent. Je nourris ainsi le projet de créer une usine de fabrication au Sénégal, dans la zone de Diamniadio, à l'instar de ce qui existe déjà au Nigeria ou en Éthiopie. Cette usine aura un label made in Africa : elle fera travailler les collectifs de femmes, les tisserands, les teinturières, les « petites mains » et autres artisans locaux, avec des tissus qui viendront du Mali, du Burkina Faso, etc. Ce projet permettra donc de structurer l'ensemble de la filière. En tant qu'entrepreneur culturel, je me bats pour couvrir l'intégralité ou presque de la chaîne de valeur, de la création à la production, en passant par la promotion et la distribution. J'essaie de combler moi-même certains manques en attendant que la filière gagne en structuration.

 

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La dernière collection de la créatrice Franco-sénégalaise ‘Mekong Colletion’ mêle influences asiatiques, surtout vietnamiennes. © DFW

 

 

Comment les modes africaines se portent-elles dans le monde  ?

Bien ! L'Afrique est à la mode. L'Afrique, tout le monde en parle. C'est le nouvel eldorado. La mode africaine profite de cet engouement. Mais est-ce qu'on en profite réellement, nous les Africains ? Pas vraiment. L'Afrique est une source d'inspiration, mais on n'achète pas pour autant africain. Dans les événements internationaux, l'Afrique est souvent présente, mais pas les Africains. La nuance est de taille. Or on ne peut pas se contenter de s'inspirer de l'Afrique. Il faut faire participer les Africains.

La filière mode en Afrique ne souffre-t-elle pas, outre d'un déficit de structuration, d'un manque patent de financement ?

Tout à fait. C'est le nerf de la guerre mais aussi le principal talon d'Achille de la filière mode en Afrique. Tant qu'il n'y aura pas d'investisseurs en nombre suffisant dans le secteur, il n'y aura pas de véritable structuration. En attendant, on tente de s'organiser. On dispose déjà de Fashion Weeks en Afrique. Le prochain grand défi sera celui de la production. Il faut que l'on puisse fabriquer sur le continent et rassurer les revendeurs, en Afrique comme à l'international, pour leur garantir des produits de qualité conçus par des créateurs africains.

 

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Martial Tapolo, lors de la Dakar Fashion week 2012. © Per-Anders Pettersson

 

 

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Inciter les consommateurs africains à consommer de la mode africaine est, semble-t-il, une entreprise difficile…

Oui… Il n'est pas facile de faire consommer aux Africains les produits africains. Les jeunes de la diaspora sont friands de mode africaine. Ils disposent, souvent, d'un pouvoir d'achat suffisant. En revanche, il est plus difficile de faire consommer africain aux Africains d'Afrique d'abord parce qu'ils sont submergés de publicité pour des produits américains, européens ou chinois. En Afrique, nous n'avons pas suffisamment de médias, de magazines spécialisés, comme Vogue, qui plébiscitent surtout les grandes marques occidentales. On a donc vécu avec l'idée que tout ce qui vient de France, d'Europe, d'ailleurs est nécessairement mieux. On ne valorise pas suffisamment nos savoir-faire. Toute la création artistique est concernée, pas simplement la mode. Plutôt que d'acheter un meuble d'Ousmane Mbaye, le grand décorateur et designer sénégalais, beaucoup préféreront acheter celui d'une grande chaîne européenne dont le prix est parfois supérieur. Il est temps pour nous, Africains, d'opérer une décolonisation des esprits et de consommer, avec fierté, nos propres produits.

 

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Adama Paris : final du défilé Adama portant une robe Rassana Couture. © DFW

 

 

Ensuite, c'est aussi une question de pouvoir d'achat, et donc d'accessibilité du produit. Si on disposait d'un bon outil de production, on pourrait créer de grandes chaînes de vêtements et produire à des prix abordables pour les Africains. En attendant, je m'adapte. Par exemple, je crée des vêtements qui sont faits main, ici au Sénégal. Sur ces produits, j'ai réduit ma marge bénéficiaire, car je souhaite rendre mes créations accessibles au plus grand nombre sur le continent.

Donc, finalement, le paradoxe ne serait-il pas que les modes africaines sont plus consommées ailleurs que sur le continent ?

On peut avoir l'impression, en tout cas, que la mode africaine remporte un succès d'estime plus important ailleurs que sur le continent. D'où mon combat pour qu'en Afrique on achète demain davantage du Adama Paris ou du Selly Raby Kane plutôt que du Zara ou du H&M. En tant qu'entrepreneur, je souhaite que les Africains en Afrique achètent mes produits. Donc je pratique des prix plus bas en comprimant ma marge bénéficiaire. La même robe coûtera moins cher en Afrique qu'en France, tout simplement parce que le niveau de vie et le pouvoir d'achat ne sont pas les mêmes.

Vous avez toujours déploré le manque de soutien des pouvoirs publics, en particulier en Afrique. À quoi attribuez-vous cela ?

Jusqu'à présent, nous n'avions pas bénéficié du soutien des autorités publiques ici au Sénégal. Mais, depuis cette année, les choses changent. Nous venons d'enregistrer l'appui de l'Agence sénégalaise pour la promotion touristique. La Dakar Fashion Week renvoie, il est vrai, une image positive du pays.

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Défilé de la styliste Adama Paris : robe turquoise blue. © DFW

 

 

Diriez-vous la même chose du secteur privé, des sponsors et des mécènes ?

Fort heureusement, non. C'est grâce à ces mécènes et sponsors privés, qui sont majoritairement africains, que la Dakar Fashion Week existe depuis quinze ans.

Excepté en Afrique du Sud et dans une certaine mesure au Maroc, il y a très peu de médias spécialisés dans la mode en Afrique. Est-ce pour cela que vous avez créé votre propre chaîne ?

Effectivement ! Je m'étais promis qu'au moment où j'aurais suffisamment d'argent je créerais une chaîne de télévision spécialisée dans la mode en Afrique. Chez nous, ce qu'il manque, il faut le créer. J'ai donc travaillé sur ce projet durant trois ans. Finalement, nous avons pu lancer en 2014 Fashion Africa. Cette chaîne ne montre pas de grandes marques européennes, mais exclusivement des créations africaines, venues d'Afrique ou de la diaspora. D'ailleurs, notre slogan, c'est « Fashion made in Africa ». Pour autant, ce n'est pas une chaîne communautariste, car elle est dédiée à tous les passionnés de mode africaine.

La Centrafrique est l'un des pays les plus pauvres au monde, où les conflits sévissent encore dans certaines régions. Et pourtant, vous comptez y organiser la Centrafrique Fashion Week. Vous n'avez vraiment pas froid aux yeux…

Nous avons été sollicités pour organiser un événement dédié à la mode en Centrafrique. C'est un véritable challenge, improbable, mais plein de sens. La Centrafrique est un pays post-conflit, où la violence est toujours présente. Mais la mode, c'est comme la musique, ça nourrit l'âme. Ça peut sembler futile pour certains, mais c'est tellement utile au bien-vivre. Et, pour moi, aider de cette manière-là les Centrafricains est une chose importante. En Afrique, on ne va pas seulement là où tout est rose. Nous sommes également intervenus en Gambie, en Guinée ou encore dans le cadre de la Bamako Fashion Week. C'est important pour nous de partager notre expérience et notre expertise partout sur le continent. J'ai d'ailleurs créé il y a deux ans l'African Fashion Federation, qui a vocation à réunir l'ensemble des producteurs de défilés du continent afin de mutualiser nos savoir-faire, d'élaborer un calendrier lisible des événements à l'échelle du continent, mais aussi de parler d'une seule voix aux pouvoirs publics.

 

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Des modèles pour Adama Paris. © DFW

 

 

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Vous avez rendu, il y a quelque temps, un hommage émouvant sur Facebook à Stéphane Gnago. Il était l'un de vos collaborateurs et aussi votre ami. Il est mort fin avril au large des côtes libyennes alors qu'il tentait de rejoindre l'Europe sur une embarcation de fortune. Qu'avez-vous ressenti en apprenant ce drame ?

Stéphane Gnago était l'un des reporters de ma chaîne télé. Il était aussi mannequin à l'occasion. Mais il était avant tout un ami très proche. Ça a donc été un choc, une grande tristesse, une grande colère. Je n'arrive toujours pas à comprendre comment quelqu'un comme lui, qui me fréquentait, fréquentait mon milieu, qui voyageait beaucoup, qui était dynamique, qui avait une vie et une carrière ici, qui était reconnu dans notre milieu, a pu succomber au mirage européen au point de partir dans de telles conditions. C'est une folie. Comment son envie de traverser la Méditerranée a-t-elle pu étouffer sa peur de mourir ? Cela restera pour moi un mystère. D'autant plus qu'en ce qui me concerne j'ai fait le choix inverse : quitter l'Europe pour revenir en Afrique.

PROPOS RECUEILLIS PAR GILBERT FAYE, À DAKAR 

* La 15ème édition de la Dakar Fashion week  se tient du 27 juin jusqu'au 2 juillet 2017 à Dakar, la capitale sénégalaise.