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Atavisme syndical et histoire cyclique - Par Alassane Kitané

Il y a neuf ans, soit en 2006, nous adressions cette lettre ouverte à nos collègues et aux compatriotes suite à une grève dont le caractère radical et sauvage n’avait quasiment pas de précédent. Nous sommes aujourd’hui au grand regret de constater que les propos sont d’une étonnante actualité. Comme si l’histoire de notre pays se répétait au lieu de progresser, les acteurs ont changé, leur camp aussi, mais les problèmes demeurent les mêmes. Les hommes aiment changer de discours quand ils sont incapables de changer la réalité, c’est ce que fait que les principes sont souvent reniés par ceux qui les posent. Ceux qui défendaient hier le radicalisme des grévistes d’alors sont aujourd’hui ceux qui les invectivent. Et parmi les plus radicaux grévistes d’alors, il y en a qui ont changé de position au regard de la situation politique actuelle.


Rédigé par leral.net le Samedi 2 Mai 2015 à 00:21 | | 0 commentaire(s)|

Atavisme syndical et histoire cyclique - Par Alassane Kitané
Lettre ouverte aux enseignants et amis de l’école (juin 2006)


Je suis un homme libre, je n’ai pas à rendre compte de mes convictions pas plus que nulle autre personne, mais puisque nous constituons un corps au service de la même nation, le dialogue ne doit jamais être rompu. Cependant pour qu’il y ait dialogue il faut nécessairement que chacun fasse preuve d’esprit d’ouverture et qu’on se méfie des positions radicales dont les conséquences sont toujours fâcheuses.

C’est une lapalissade que de dire que la grève actuellement menée par les enseignants est légitime, d’ailleurs je ne m’imagine pas qu’une grève illégitime puisse être initiée par des être raisonnables, à plus forte raison par des enseignants réputés être les derniers vestiges d’une rationalité en perte de vitesse dans des sociétés exclusivement tournées vers la réussite matérielle à tout prix et par le culte du gain facile. Nous sommes les derniers rescapés de la course effrénée vers la dépravation morale de l’humanité ! C’est vrai que nous sommes pauvres, mal payés et socialement dépréciés ! Nous travaillons beaucoup et sommes malgré tout mal rémunérés. Hélas ! Il en est ainsi dans tous les pays du monde. Plus, je dirai même que dans tous les pays du monde c’est l’injustice sociale et l’inégalité qui sont la trame de la règle sur laquelle s’est bâtie la richesse des nations.

L’équité dans le traitement salarial sera toujours une œuvre humainement impossible à réaliser. L’équité elle-même est-elle réellement à la portée de la fragile et imparfaite nature humaine ? Nous sommes donc victimes de l’injustice sociale. Soit ! Mais nous sommes investis d’une mission tellement noble et exaltante que même dans la misère nous restons grands. Nous sommes les piliers éternellement jeunes et robustes sur lesquels se bâtissent et se bâtiront perpétuellement l’avenir et le bonheur de l’humanité. Y a-t-il vraiment quelque chose de plus valorisant que d’inculquer des savoirs et des valeurs aux être humains ? Assurément non ! C’est précisément pour cette raison que Napoléon, l’un des plus grands architectes de l’école moderne, disait dans un discours à l’Institut de France que « l’une des plus grandes conquêtes de l’humanité c’est la conquête contre l’ignorance ».

Cette conquête c’est nous qui sommes les guerriers qui doivent la mener et il n’est besoin de dire que cela n’a pas de prix. Vous me répondrez que ce n’est pas une raison pour accepter de se morfondre dans la pauvreté et de se résigner. Oui ! Vous avez sans doute raison. Mais n’oublions jamais cette évidence : le jour où l’enseignement sera une profession lucrative et mercenaire (au sens kantien du terme), il perdra toute sa spécificité et sera infesté par des individus qui ne sont qu’à la poursuite d’une sinécure. N’oublions jamais que l’enseignement n’est pas un métier, c’est une passion et j’en connais qui paieraient pour enseigner ne serait-ce que pour le plaisir qu’on en tire lorsqu’on le fait avec amour. Cela ne veut point dire qu’il ne faille pas du tout aller en grève pour revaloriser la fonction enseignante, le problème est ailleurs et c’est de savoir : jusqu’où faut-il alors aller ? Et comment faut-il s’y prendre ?

Il faut rappeler d’abord que la correction du Bac n’est pas une obligation sur le plan statutaire, on peut par conséquent s’abstenir de siéger. Mais il faut par la suite rappeler que nous entretenons des enfants et adolescents durant neuf mois en les maintenant dans l’espoir que leurs efforts seront sanctionnés par des examens. Aujourd’hui ils sont dans l’angoisse et sont complètement abasourdis. Pensons à ces fils de paysans dont les faibles revenus des parents ont été investis dans des frais de scolarité. Pensons à tous ces espoirs de jeunes élèves innocents et à tous ces parents pressés de voir les sacrifices consentis par leurs enfants couronnés par le bac. Pensons à tous ces fils de paysans qui sont actuellement fixés dans les villes par l’attente des résultats du bac.

Pensons à ces quelques merveilleux et excellents élèves pour lesquels tout enseignant serait prêt à se sacrifier pour leur permettre de réussir. Pensons aux conséquences psychologiques qu’une année perturbée de la sorte risque d’avoir sur de jeunes prodiges dont la discipline, l’intelligence et l’amour du travail suffisent pour remplir le cœur d’un enseignant originel. Est-ce que le monde et la vie doivent s’arrêter au bac 2006 ? Est-ce qu’on n’a pas tout le temps pour revendiquer ce que nous voulons ? Ne sommes-nous pas en train de faire payer à des innocents dont le seul tort est d’avoir eu la malchance de se retrouver en classe d’examen cette année ? De grâce que l’on ne me dise pas que le gouvernement est responsable de cette situation !

Tous ceux qui sont objectifs reconnaîtront que la radicalité actuelle des enseignants contraste étrangement avec les efforts palpables et consistants que le gouvernement a consentis ces dernières années dans le domaine de l’enseignement. Il faut savoir poser correctement les problèmes et avoir la lucidité et le courage de les affronter réellement. Les enseignants n’auraient jamais observé une grève d’une telle radicalité s’il n’y avait pas la hausse du salaire des magistrats. Mais est-ce une raison suffisante ? Assurément non ! Et c’est même une fausse piste. Car le rythme de recrutement des enseignants et de construction de classes est absolument incommensurable à la taille du corps des magistrats.

D’ailleurs c’est se méprendre sur la notion de budget que de poser les revendications en des termes aussi maladroits. Le système salarial n’a jamais obéit à des impératifs moraux et le jour ou cela sera tenté, c’est tout le système politique et économique de notre pays qui va en pâtir. Les raisons de l’augmentation du salaire des magistrats et des médecins sont raisonnables même si cela peut être critiqué et nous y reviendrons dans un autre papier. Mais on peut d’ores et déjà remarquer que la fuite des cerveaux est plus grave pour notre pays dans ces deux secteurs que dans celui de l’enseignement. Il est plus facile à un médecin de s’expatrier qu’à un enseignant. Il faut ajouter que même si nos salaires sont dérisoires par rapport à celui des magistrats, ils ne font pas de la vacation comme nous le faisons. Et même si le contraire se serait avéré il faut avoir le courage de dire qu’il est plus facile de former et de recruter un médecin qu’un enseignant. Mais là n’est pas le problème !

Le problème est de savoir si on n’a pas d’autres moyens de lutter que le boycott des examens. A notre humble avis les difficultés auxquelles sont confrontés nos concitoyens doivent nous amener à avoir d’autres modes de revendications syndicales. Il y a trop de temps perdu, trop de grève, trop de vindicte qui pouvaient être évités si de part et d’autre on avait l’esprit constamment fixé sur le destin national au lieu de lorgner sur le revenu des gouvernants et sur le soi-disant train de vie de l’État. Car, quand bien même ce train de vie serait indécent, ce n’est pas une raison pour exiger du gouvernement des sacrifices qui, à long terme pourraient avoir des conséquences désastreuses sur l’avenir de notre jeune et fragile nation. Il faut, sous ce rapport, s’abstenir de poser les problèmes syndicaux sur le ton d’un discours politicien : le combat est ailleurs si ce gouvernement n’est pas bon !

Á vous chers lecteurs je vous demande pardon de parler à la première personne du singulier mais je ne peux m’empêcher de vous dire que même si je partage et comprends les revendications des enseignants, je me suis refusé de suivre le mot d’ordre parce que je ne suis pas prêt à sacrifier toute une génération sous le prétexte que le gouvernement a fait la sourde oreille par rapport à nos doléances.

Quant à ceux qui, parce que je ne partage pas leur position, me bombardent de coups de fil et de sms injurieux, je leur dirai simplement qu’ils ne peuvent pas m’intimider et ceux qui font semblant de l’oublier savent bien que je suis capable de donner ma vie pour mes convictions. Le reste est pour moi un bavardage et ça ne me préoccupe guère car les priorités sont ailleurs. Il faut regretter que des collègues en viennent à tomber aussi bas comme s’ils avaient oublié que la grève est tout juste un droit et jamais un devoir ! Seulement il y a des individus d’une étroitesse d’esprit et d’une bassesse telles que tout ce qu’ils touchent devient de la souillure.

Chers collègues responsables, chers compatriotes mobilisons-nous pour l’unité nationale et pour la concorde et faisons nôtre la devise de Machiavel « j’aime ma patrie plus que mon âme »

Que Dieu veille sur notre peuple et qu’il le préserve des dangers que comportent les intérêts égoïstes et les passions. Que Dieu fasse qu’il soit ancré dans nos cœurs et dans nos esprits ceci « gouvernement de l’alternance, CUSEMS, intersyndicale…, tout ceci ne pèse rien devant la nation et la patrie et que le seul combat qui vaille est celui consistant à être un vecteur efficient de progrès économique et social de notre pays ». N’oublions jamais que nos misérables intérêts sont éphémères et caducs devant le flot éternel de l’histoire qui emporte les œuvres humaines malgré leur consistance et leur grandeur. Dans l’abîme des souffrances humaines il y a toujours un motif de réconfort et il se trouve en nous : le reconnaître ce n’est point se résigner, mais au contraire se donner les moyens de franchir les obstacles. Que Dieu bénisse notre peuple ! N’ayons pas peur : les sociétés humaines sont ainsi faites qu’elles se construisent dans la douleur et dans la crise mais elles finissent toujours par retrouver leur sérénité.

Alassane K. KITANE, professeur au nouveau lycée de Thiès