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Culture : Youssou Ndour plus fort que Senghor

Rédigé par leral.net le Vendredi 13 Avril 2012 à 21:58 | | 0 commentaire(s)|

Culture : Youssou Ndour plus fort que Senghor
Ce texte se veut un brin provocateur. Certains, en s’arrêtant au titre, monteront peut-être sur leurs grands chevaux et crieront à l’outrage. Comment peut-on comparer, diront-ils, l’homme de culture et de lettres qu’est Senghor, premier agrégé de grammaire africain, membre de l’Académie française, père du Sénégal indépendant, qui consacra 30% du budget de l’État à la culture et qui voulut faire du développement pour et par la culture, au chanteur Youssou Ndour, promoteur d’un genre musical, le mbalakh, pour lequel les « puristes » peinent à comprendre la rythmique particulière ? Les faits sont pourtant là, parlants : en termes de rupture, de signifiants symboliques, de retour à soi et de changement de paradigme culturel, Youssou Ndour a fait plus que Senghor.

Nous espérons qu’avec l’argumentaire présenté ci-dessous, il tombera sous les sens pour tous que nul mieux que Youssou Ndour n’est mieux préparé pour diriger un ministère de la culture au Sénégal. Nous espérons, qu’après lecture de ce texte, le « fétichisme des diplômes » autour duquel semble tourner le débat sur la nomination du chanteur, va être relativisé.

Enracinement contre assimilation

Quasiment tous les chercheurs qui ont étudié Léopold Sédar Senghor parlent de lui comme d’un être de contradictions. S’il a été un maître des formules heureuses (« Le Rendez-vous du donner et du recevoir », « la civilisation de l’universel », etc.), il s’est également fait remarquer par des actes et des déclarations controversés. Son ancien conseiller et ami Jean Rous disait d’ailleurs de lui que, suivant l’option prise, on peut le critiquer ou le louer. Le fils de Gnilane et de Diogoye Basile était en effet celui qui, d’un côté, pouvait être un fervent défenseur des langues nationales, oeuvrant même ardemment pour leur codification, mais qui, de l’autre, tenait fermement à la langue française, laquelle apparaissait à ses yeux, comme celle qui exprime le mieux la « syntaxe de la raison » et qui, fait remarquable pour lui, est une « langue de gentillesse et d’honnêteté, une langue de clarté et de rigueur ».

Ses épanchements amoureux envers cette langue ont été si intenses qu’il n’hésitait pas à donner, in situ, des leçons de grammaire à des ministres de la République ou à de simples commis de l’État. De même, il a fortement contribué à la naissance de la francophonie en concevant une politique de la langue française dans le monde.

Sa conception de l’éducation est également discutée. Alors que l’école a été le principal moyen de diffusion de « l’œuvre civilisatrice » de la France parmi les colonisés, Senghor a maintenu l’orientation française des programmes scolaires, même si un contenu africain, sénégalais, devait y être promu. Le fait notoire était qu’entre les programmes scolaires sénégalais et français, il n’y avait guère de différence. L’helléniste invétéré qu’il était, peu friand de technologie, ne pouvait souffrir l’absence des classiques de l’antiquité grecque : « Je n’avais que mépris moi helléniste inconditionnel pour les techniciens et autres matheux ». À cela s’ajoute le fait qu’en contexte senghorien, les œuvres de bon nombre d’auteurs occidentaux devaient avoir une place de choix dans les bibliothèques. Ne pas s’imprégner de la pensée du père Teilhard de Chardin, de Maurice Blondel ou encore de Léon Bourdel, pouvait être perçu comme un crime contre l’étiquette et une marque d’inculture. Senghor a été en ce sens le continuateur d’un système d’acculturation aux dommages multiples et profonds. Le zèle mis d’ailleurs à transmettre la culture occidentale a conduit certains auteurs à parler de lui comme d’un « dictateur culturel » (Arthur Conte, Les dictateurs du XXe siècle, Robert Laffont, 1992).

Si pour lui, il fallait plonger aux racines de la race noire et y bâtir une culture, il ne fallait pas renier complètement la politique d’assimilation qui se donnait pourtant comme mission de faire des indigènes des Français à part entière. « Tout n’était pas mauvais, reconnaissait-il, dans cette politique [de l’assimilation] ».

Il en est autrement de Youssou Ndour. Le Roi du mbalakh a véritablement opéré une rupture d’avec une ère d’aliénation musicale. Il fut en effet au Sénégal un temps où faire de la musique rimait avec reprise de sonorités venant d’Occident ou de Cuba. Chanter en français ou en espagnol était la marque du bon vocaliste et du mélomane averti. C’était l’époque où les influences de Tino Rossi, de Monguito « El Unico », d’Abelardo Barroso, de Tito Gòmez, de Johnny Pacheco et autres Benny Moré, se faisaient sentir sur la scène musicale dakaroise. On s’extasiait de la reprise à la perfection par le Star Band ou le Super Star de tubes tels que « La Biciclita », « El Divorcio », « El Manicero », « Los Carreteros » et cette ode à une villageoise de la campagne cubaine, « Sitiera », joué sur un bon air de guajira et qui n’avait rien à envier à l’original de Rafael López.

Bien qu’il ait au début suivi le pas, Youssou Ndour a su emprunter le chemin de vocalistes tels que Mame Cheikh Kounta et Aminata Fall qui ont opté pour les langues nationales. Il a jeté son dévolu sur les sonorités locales, le mbalakh en particulier, qu’il a su porter au summum de l’art musical, réconciliant, d’une certaine façon, une grande partie de la population sénégalaise avec ses propres rythmes traditionnels.

Youssou Ndour incarne ce moment du réel musical sénégalais, travesti par des influences étrangères, où une cassure profonde mais salutaire s’est opérée, libérant l’énergie créatrice pendant longtemps inhibée qui permit de remettre au goût du jour les sonorités du terroir. Il est donc en un certain sens un anti-Senghor. Si ce dernier a trouvé des bienfaits dans l’assimilation culturelle, la prise de conscience musicale de L’enfant de la Médina a permis de réveiller beaucoup d’artistes de leur sommeil mimétique musical. Youssou Ndour a opéré une sorte de « renversement copernicien » dans la musique et a montré qu’il était possible, après avoir contribué à son enracinement, à faire aimer le rythme ternaire du mbalakh dans un monde dominé par les rythmes binaires. Il a donc, d’une certaine manière, réussi à mettre en pratique ce qui n’était que simple formule chez Senghor : « Enracinement et ouverture ».

Youssou Ndour y est pour beaucoup si aujourd’hui en milieu anglosaxon, on s’extasie devant le Senegalese talking drum, appellation usitée pour désigner le volubile Tama, ou que les sons entraînants du Mbeung-Mbeung retentissent aux quatre coins du globe. Si aujourd’hui la sauce du mbalakh s’assortit sans heurt avec les préparations musicales étrangères au point que l’on parle de Zouk-Mblakh, de Salsa-Mblakh, de Rap-Mblakh, de Rock-Mbalakh, etc., c’est que sa cuisson musicale à base d’ingrédients locaux a été bien réussie.

Cuisine sénégalaise contre cuisine alsacienne

En donnant à lire l’ouvrage, La cuisine de ma mère (Éditions Minerve, 2004), un récit dans lequel il livre les recettes savoureuses de sa mère Sokhna Mboup, Youssou Ndour amène les lecteurs à apprécier le savoir-faire culinaire d’une bonne frange des Sénégalais : mafé, yassa poulet, thieboudieune, thiacri, accras, etc. Tout ou presque y est donné. Par ce compte rendu anecdotique, Youssou Ndour a contribué de façon magistrale à la promotion de l’art culinaire sénégalais, partie intégrante de la culture du pays. Les symboles étant importants dans le domaine culturel, son message aura été clair : la cuisine sénégalaise n’a rien à envier aux autres pratiques culinaires.

Senghor, c’est un secret de polichinelle, avait un cuisinier alsacien. Quel message le père de la nation sénégalaise a-t-il voulu envoyer à son peuple en recourant aux services d’un cuisinier français? Que le cassoulet, la choucroute alsacienne, la bouillabaisse, etc., sont meilleurs que les plats constitutifs du menu culinaire sénégalais ? Peut-être pas. Mais le fait est qu’en termes de promotion et surtout de rupture sur le plan culturel, l’enfant de Ndèye Sokhna Mboup l’aura emporté de beaucoup sur le fils de Gnilane Bakhoum.

Dakar contre Verson

Si Senghor a décrit avec un talent inégalé les péripéties de son royaume d’enfance à Joal et les joies de la nature africaine, c’est dans la commune de Verson en France qu’il a passé les vingt dernières années de sa vie. C’est dans cette ville qu’il a, en 1994, inauguré l’Espace Senghor qui abrite la bibliothèque municipale et la salle « Djilor » (du nom de son village natal) où est conservé le « Fonds Senghor », collection d’ouvrages, de discours, de revues, de coupures de journaux, d’objets d'art de l'Afrique de l'Ouest, de fresques et de photos en lien avec lui.

Ce n’est donc pas à Djilor à Joal que l’auteur de « Nuit de Sine » s’est retiré et où se trouve le « Fonds Senghor », mais bien à « Djilor » à Verson!

Senghor peut cependant, en un certain sens, être excusé. C’était un amoureux qui avait déclaré sa flamme à la France : « Seigneur, parmi les nations blanches, place la France à la droite du Père…. ». Il nous a dit pourquoi : «…Car j’ai une faiblesse pour la France. ». On peut seulement regretter qu’en dépit de ce flot de débordements affectifs, les autorités françaises n’aient pas jugé important d’écourter leurs vacances pour assister à ses funérailles.

En culture, les modèles et les symboles sont importants. C’est ce qu’a manifestement compris l’auteur de la chanson « Médina », qui a décidé d’investir dans sa ville de naissance, Dakar. Alors qu’il pouvait obtenir le passeport français sur un plateau d’argent et côtoyer les plus grands « requins de studios » à Paris, c’est dans la ville de Dakar que Youssou Ndour a construit son studio musical et où viennent le trouver les meilleurs musiciens et producteurs du monde, contribuant ainsi à l’essor de l’industrie culturelle musicale. C’est également à Dakar qu’il a bâti son empire médiatique. En procédant de la sorte, il promeut la réussite locale et sert de référence à des millions de jeunes Sénégalais et Africains.

Pour un renouveau culturel. Message à Youssou Ndour

Cher You,

En vous confiant les rênes de la culture au Sénégal, le président Macky Sall vous a attribué une mission difficile, mais nous savons, d’après tout ce qui précède, que vous saurez dignement relever le défi. Permettez-nous de vous divulguer, humblement, la teneur des réflexions qui nous préoccupent depuis quelque temps.

Pour nous, cher You, le culturel précède l'économique. L’être humain doit d’abord être présent, réconcilié avec lui-même avant de penser à se vêtir et d’oeuvrer pour sa subsistance.

Le problème fondamental du Sénégal et de beaucoup de pays africains, n'est pas économique, il est d'abord ontologique. Notre être est sclérosé. Trop de fractures l'ont affaibli. C'est pourquoi, malgré tous les efforts consentis par les gouvernements précédents, il nous semble si difficile, encore aujourd'hui, de "coiffer cet être qui n'est pas là", pour reprendre une expression de feu le professeur Joseph Ki-Zerbo. Un énorme travail de fond, de retour à soi, doit être mené. À défaut de quoi, nous serons comme les Danaïdes, condamnés à remplir éternellement une jarre sans fond.

Un homme nouveau tout transformé par la "piqûre" d’une culture ragaillardie, puisée dans notre plus profond, doit surgir, qui saura mettre à exécution tout programme économique pour le bénéfice du pays. Bala nga naan naam nefa, dit le proverbe wolof. Oui, ne peut agir efficacement que celui qui est d’abord réconcilié avec lui-même.

Pour qu'il y ait un « Boom Izanagi » (du nom de la forte croissance du Japon des années 60) à la sénégalaise, il faut d'abord qu'il y ait un « Sakoku », cette introspection dans l’isolement qui permet la solidification et la réconciliation avec soi puis l'ouverture vers ce qui se fait de mieux à l'extérieur. Est prêt pour le décollage économique celui qui l’est déjà culturellement.

Voyez-vous cher You, la culture que nous appelons de nos vœux, ne se limite pas aux beaux-arts, à la musique, au théâtre, etc. C’est la culture comme essence de l’homme. Comprise comme cela, tous les ministères participent, d’une certaine manière, à l’effort de culture.

La culture, c’est ce qui fera de nous des êtres fiers, sans complexe aucun. C’est cet élan qui puise le meilleur du tréfonds de notre être et qui nous pousse à aller de l’avant, à passer de réalisations en réalisations.

N'est-ce pas d’ailleurs cela, la meilleure définition du slogan de campagne du président Macky Sall : "Yoonu Yokute" (« Le chemin pour aller de l'avant »). Mais ce chemin, c'est nous-mêmes qui devons en définir les contours. Si le cou du lion est devenu épais, a dit un mystique du XIIIe siècle, c'est que le lion s'est bien occupé de son cou.

Nous avons de bonnes raisons de garder espoir avec vous, cher You, car après les retournements opérés dans les domaines de la musique, des affaires, de l’art culinaire, etc., nous savons que vous saurez mettre à exécution cette énième tâche : être culturellement fort pour être économiquement riche.


Respectueusement.
Khadim Ndiaye
Montréal, Canada
Khadim_mail@yahoo.ca