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Épilogue du mythe de la traque des biens mal acquis: La justice sénégalaise à l’épreuve de la vision totalitariste

Rédigé par leral.net le Mardi 24 Mars 2015 à 13:42 | | 0 commentaire(s)|

Dans son engagement contre le terrorisme étatique et le totalitarisme politique, Karl Popper a commencé par démolir les fondements théoriques qui servent de légitimité à tout système totalitariste : le caractère absolu et vrai de ses certitudes. Tout système liberticide commence, en effet, par le fanatisme de la vérité et la fanatisation des hommes : le mal est ingénieux et sournois. Sous le prétexte de la scientificité et de la vérité, le nazisme et le stalinisme ont causé à l’humanité des blessures quasi irréversibles. Ils ont écrit une fausse histoire comme l’histoire réelle, unique et vraie de l’humanité. Ils ont, par ce moyen, catalogué d’autres hommes ou les ont simplement bannis. Sous le prétexte que le matérialisme historique était la vision correcte et irréfutable de l’histoire de l’humanité, les soviétiques ont érigé et légitimé l’une des plus grandes tragédies de l’histoire moderne. La vérité ! Les menteurs et les véridiques chantent ce mot avec la même ardeur et la même conviction. Les justes et les imposteurs l’évoquent également pour des objectifs totalement antinomiques.


Épilogue du mythe de la traque des biens mal acquis: La justice sénégalaise à l’épreuve de la vision totalitariste
C’est justement parce que le mythe de la science comme modèle de la vérité a été le manteau dont se couvraient les totalitaristes que Karl Popper a proposé un critère de démarcation entre science et non science : la réfutabilité ou falsifiabilité. Une théorie est scientifique, si elle offre la possibilité d’être réfutée, contestée, c’est-à-dire confrontée aux faits afin d’être testée. Si les faits ne réussissent pas à infirmer ladite théorie, on dira qu’elle est confirmée mais pas qu’elle est vérifiée, car la vérité est définitive alors que tout est provisoire en science. L’enjeu de ce critère est de révéler le caractère ouvert et, donc libéral, de la science : une théorie irréfutable est dès lors non scientifique et non vraie. Au-delà des critiques que l’on peut faire à ce critère, on doit reconnaître sa dimension humaniste : une société ouverte est une société dans laquelle tout doit être discuté pour trouver un consensus.

Mais dès qu’on pose ses convictions et des positions partisanes comme des vérités ad vitam aeternam, la société est dans une dynamique d’obscurantisme gros de dangers pour la liberté. C’est toujours au nom de la vérité que des hommes sont morts ou privés de liberté ; au nom d’elle, des guerres ont éclaté, des liens ont été définitivement rompus et des nations disloquées. C’est dans le domaine politique et particulièrement dans celui de la justice que le critère de Popper trouve toute sa portée : la justice doit évoluer, l’interprétation des lois aussi est radicalement provisoire. Si cette possibilité était abolie c’est la société humaine elle-même qui cesserait d’être humaine, car tout ce qui est humain est relatif et dynamique. La grande différence entre la société humaine et celle animale réside dans ce caractère dynamique de la première, par opposition au caractère figé de la seconde.

C’est ce qui fait que la société humaine est rythmée par la dialectique entre ordre et désordre : tel est le prix du progrès. Popper disait à ce propos que la science avance par conjectures et par réfutations : aucune affirmation humaine (fut-elle la plus unanime) ne saurait être exemptée de réfutation ; aucune science ne peut prétendre à un statut de dogme sans perdre son même essence de science. Bertrand Russell disait justement à ce propos qu’un « credo religieux diffère d'une théorie scientifique en ce qu'il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire…»

Si donc le droit est une science, il ne saurait sans se trahir prétendre être irréfutable, définitif, éternel : son interprétation ne saurait également être hermétique. Dès lors on ne peut qu’être à la fois révolté et angoissé par des déclarations du genre « il faut laisser la justice faire son travail », « le Conseil constitutionnel a déjà tranché », « les preuves sont irréfutables », etc. à propos du travail de la CREI. Car, en plus d’êtres fausses, de telles déclarations ne sont que des ornements juridiques d’une posture fanatique dont le dessein inavoué est d’empêcher le débat, l’altérité, la différence. Est fanatique celui qui, non seulement prétend détenir la vérité, mais refuse que « sa vérité » puisse faire l’objet d’une discussion quelconque. Le fanatisme est donc forcément une attitude d’intolérance : les convictions religieuses ou politiques du fanatique sont pour lui des absolus, d’où sa posture d’intolérance et son agressivité. Aussi bien en politique qu’en religion il y a du fanatisme dès qu’on considère sa position, sa certitude, sa conviction, comme hors de toute discussion.

Si même l’interprétation du saint Coran est objet de controverses, on ne sait pas comment de simples humains pourraient prétendre étouffer la voix d’autres humains sous le prétexte que la vérité est dévoilée et est irréfutable. Les prémisses du totalitarisme sont toujours dans les formes scientifiques de son discours et de son action. La triste aventure dans laquelle le régime actuel a plongé la justice sénégalaise par cette histoire de traque de certains biens mal acquis se fonde sur le registre du totalitarisme dont le terreau fertile est invariablement la fanatisation des masses. Peu de gens ne savent pas que lorsqu’Hitler prononçaient ses discours sataniques des Allemands tombaient littéralement en syncope par excès d’émotion !

Les gens ignorent que Staline était divinisé par des millions de Russes malgré ses exactions. Et pourtant tous les deux prétendaient servir une cause noble ; et tous les deux avaient à leur disposition une confrérie de menteurs extrêmement chevronnés et industrieux. Ce qui se passe depuis quelques années au Sénégal n’est qu’une répétition de plus vieux stratagème que les manichéens et les tyrans ont utilisé pour assouvir leur dessein. Phagocyter toutes les voix discordantes pour asseoir une hégémonie sans contre-pouvoir, asphyxier toute velléité de contestation d’un régime par l’enrégimentement de la parole et de la pensée critique, écrire l’histoire avant son terme pour FIXER son sens, faire des prémisses et les termes du raisonnement la conclusion d’un débat, faire de la propagande la clé de lecture de la réalité : voilà comment le Sénégal a été gouverné depuis l’accession de Macky Sall au pouvoir.

La logique totalitariste ressemble beaucoup à la mentalité du primitif. C’est, en effet, une caractéristique typique de la mentalité du primitif que de croire à la vertu performative des incantations et des crédos : la redondance de litanies lui fait croire qu’il détient un pouvoir réel sur le monde. A force de répéter la même chose aux Sénégalais, ils ont fini par croire eux-mêmes à leurs mythes ; et comme le mythe achoppe toujours sur confrontation avec la réalité des faits, ils sont obligés de décréter ces faits au lieu de les montrer. Il faut remarquer d’ailleurs qu’après l’aporie d’une expertise juridique pure, les avocats de l’État (autre monstruosité dans cette affaire) ont, de façon habile mais éhontée, fait glisser leur plaidoirie sur le terrain glissant de l’astuce littéraire pour faire passer l’arbitraire et la forfaiture.

« Si c’était en Chine, on les aurait exécutés d’une balle et demandé à la famille de payer la somme. Ce que ces gens ont fait, c’est criminel. Nous avons affaire à des personnes qui ont mangé avec deux mains en le faisant avec mépris et arrogance… L’Etat du Sénégal ne poursuit pas des prisonniers politiques, mais des fripouille », « Karim Wade et Cie ont plongé le pays dans un aquarium plein de requins. Ils ont tout mangé et l’ont fait avec mépris et arrogance », « « Dans ce système de patrimonialisation que l’on voulait imposer au Sénégal, c’est la position qui détermine les privilèges, vous faites la promotion des uns et des autres au gré de votre humeur. Le mérite n’a plus d’enjeux, la médiocrité est promue au détriment du savoir-faire» » : cette plaidoirie semble plus destinée aux émotions qu’à la raison.

En chauffant la fibre émotive du citoyen, on cherche toujours le même résultat : l’utiliser comme instrument de validation de sa forfaiture politique. C’est ainsi qu’on a commencé par persuader les Sénégalais que Wade et son fils sont la cause de leurs malheurs, qu’ils ont détruit le socle socio-économique du pays, qu’ils ont pillé les ressources de la nation pour les garder dans des banques étrangères. On a ensuite décidé de les poursuivre pour enrichissement illicite comme c’est la voie la plus facile d’abattre ses adversaires sous le couvert de la justice ; puis on a alimenté la presse de PV d’audition dont la finalité était d’ « in-former » le public et, à l’arrivée, on décrète que parler d’innocence des prévenus est une hérésie. Où est la différence entre cette stratégie et celle des totalitaristes ? En ce qui nous concerne nous restons convaincu que l’histoire est loin d’être terminée.

Alassane K. KITANE, professeur au Lycée Serigne Ahmadou Ndack Seck de Thiès