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Gambie - Fatu Camara : « Le pays a besoin d'une psychothérapie nationale »

L'animatrice et militante gambienne d'opposition en exil, Fatu Camara connaît bien le régime de Yahya Jammeh, le président gambien, de l'intérieur. Et pour cause : elle était son attachée de presse, quand elle a été arrêtée pour avoir communiqué des informations sur lui aux médias de la diaspora.
Au cours du procès, elle a été libérée sous caution (150.000 dalasi, soit 2 156 130f CFA) et s'est enfuie. Elle vit depuis 2013 aux Etats-Unis, où elle élève ses trois fils et anime The Fatu Network, un programme de radio très écouté par la diaspora. Aujourd'hui, dans une interview accordée à nos confrères ‘’Le Point Afrique’’, elle salue le résultat stupéfiant de l'élection, à l'issue de laquelle celui qui disait qu'il resterait « des milliards d'années » a accepté sa défaite, tout en restant sur ses gardes.


Rédigé par leral.net le Samedi 3 Décembre 2016 à 17:24 | | 0 commentaire(s)|

Fatu Camara : « Le pays a besoin d'une psychothérapie nationale »
Fatu Camara : « Le pays a besoin d'une psychothérapie nationale »
Avez-vous été surprise par le résultat de l'élection et surtout, par le fait que Jammeh l'accepte ?

Fatu Camara : Très ! Nous nous attendions à une bataille très dure, nous ne pensions pas que ce serait aussi facile. Nous pensions que le sang coulerait, que des gens mourraient, nous avions même mis nos auditeurs en garde, en disant que la démocratie était à ce prix. Nous pensions que Jammeh répliquerait, qu'il enverrait son armée. Nous avions envoyé des messages WhatsApp audio aux soldats, pour leur dire « Ne tuez pas votre peuple, vous êtes censé les protéger. » Et aux gens : « Si un soldat s'approche pour vous battre, dites-lui qu'il ne doit pas le faire, mais que vous êtes prêt. » Avec les réseaux sociaux, beaucoup de dictateurs vont tomber maintenant. Surtout WhatsApp. Nous avons enregistré des messages audio, qui étaient relayés, écoutés par des milliers de personnes chaque jour. Nous disions : « Vous avez un choix à faire, vous pouvez rester des esclaves ou essayer de reconstruire. Vous n'avez pas de nourriture, vous ne pouvez pas vous exprimer librement… ». J'ai commencé à recevoir des messages, même des petits villages. Ils disaient : « Nous n'avons rien reçu aujourd'hui, nous attendons ! ». Et beaucoup de Gambiens ont commencé à s'engager en politique.


Justement, le régime a coupé Internet pendant l'élection...

Une source très crédible m'a appelée juste avant pour me dire que le pouvoir leur avait demandé de couper Internet, alors j'ai prévenu les auditeurs. Ça ne nous a pas empêchés de savoir ce qui se passait, parce que certains avaient des téléphones satellite. En plus, Jammeh a rétabli Internet à un moment où il pensait qu'il gagnerait, et en fait non ! Donc tout le monde a su qu'il perdait, c'était trop tard.
Mais pourquoi Jammeh s'est-il incliné, à votre avis ? On a vu certains présidents, dans la région, refuser les résultats s'ils perdaient...
Il n'avait pas le choix. En 2011, il a remporté 71 % des voix mais on ne sait pas ce qu'il en était vraiment, les votes n'étaient pas comptés sur place. Cette fois, il a changé la loi, en rendant plus difficile pour les opposants de se présenter puisqu'il fallait payer 1 million de dalasi (14 375 297f CFA, NLDR), mais aussi en instaurant le comptage sur place. Donc les gens ont vu le résultat, c'était impossible à renverser. Par ailleurs, je pense qu'il était surpris. Jammeh pensait vraiment que les gens l'aimaient. C'est le problème des dictateurs. Personne ne leur dit jamais la vérité, par peur. Il a aussi pensé que la peur fonctionnerait. Il y a eu des rumeurs disant que les gens seraient filmés quand ils voteraient… J'ai fait circuler le message, connaissant bien le Palais, qu'ils n'avaient pas les moyens de faire ça. Et enfin, il a perdu l'appui de l'armée. Regardez les vidéos où les soldats dansent de joie avec la population. Ceux qui lui sont restés loyaux ont d'ailleurs commencé à fuir le pays.

Comment les Gambiens ont-ils soudain surmonté leur peur ?

Les gens sont au courant des arrestations, etc. C'était une bombe à retardement, elle allait exploser de toute façon. Les jeunes nous disaient « Je suis allé à l'école, j'ai terminé, j'ai mon diplôme et je n'ai pas de boulot. Et mon frère est mort en prenant le « back way » » (en tentant de rejoindre l'Italie illégalement). Tout le monde a un exemple dans son entourage. Et les jeunes savaient que si Jammeh était réélu, ils en auraient pour 5 ans de plus et qu'il serait très violent envers ceux qui avaient fait campagne contre lui.

Votre radio a-t-elle été davantage écoutée depuis la campagne ?

Oui, beaucoup plus. On a environ 2 millions de minutes d'écoute par mois. Parfois, nous avons jusqu'à 8000 auditeurs par jour. Avant, la Gambie était numéro 4 dans nos auditeurs, maintenant elle est numéro 2. L'Angleterre est toujours en première position, et d'autres pays européens où la diaspora est installée. Une centaine de pays. Ensuite, c'est sur Sound Cloud et Facebook. Et j'ai lancé une appli avant l'élection. Ce qui fait que les gens écoutent après la diffusion, à nouveau plusieurs milliers d'auditeurs, et qu'ils partagent. Les Gambiens appelaient pour témoigner. Si c'était trop cher, je leur disais de m'envoyer un texto et c'était moi qui appelais, en leur précisant de ne donner ni leur nom, ni leur localisation. Les jeunes se sont beaucoup mobilisés, les femmes aussi. Parce que leurs maris sont en prison et que leurs fils ont pris le back way, qu'elles ne peuvent plus acheter à manger.

Qu'est-ce qui attend la Gambie maintenant ? Les défis sont innombrables, quelles sont les priorités ?

Pour l'instant, il y a de nombreuses célébrations. Mais nous allons rester vigilants. Nous allons dire au gouvernement qu'il faut nous écouter. Nous voulons aider, et nous voulons que les jeunes aient une éducation civique. Il n'y a aucun patriotisme et aucune éducation civique, dans ce pays. Mon fils de 10 ans, ici, pourrait vous parler des élections, et comparer Hillary et Trump. Là-bas, il n'y a rien, les gens ne connaissent pas leurs droits. Il faut leur enseigner qu'un président n'est pas un roi, qu'il n'y a pas lieu de s'adresser à lui en l'appelant « Son Excellence », de lui demander sa bénédiction pour un emploi. Nous voulons qu'ils sachent que quand on vous arrête, on doit vous présenter une carte professionnelle, vous dire pourquoi. Nous voulons enseigner la lutte contre la corruption, contre les pots de vin. Jammeh a dit qu'il voulait devenir fermier, ce n'est pas possible, nous ne voulons pas de lui dans le pays. C'est un homme qui a des contacts avec les rebelles de Casamance, il est très dangereux. Et tout ce qu'il a fait aux Gambiens est toujours dans les esprits… Les gens auront peur. Le nouveau gouvernement doit décider de ce qu'il fera de lui. Je ne souhaite pas que ce soit injuste, qu'on le torture, mais il faut qu'il soit jugé pour ce qu'il a fait, les enlèvements, les tortures, les disparitions, les assassinats… Le pays a besoin d'une psychothérapie nationale, à cause du traumatisme qu'il a traversé.



Que va devenir la NIA (National Intelligence Agency), l'omniprésente agence de renseignements ?

Le directeur général, d'après mes sources, prévoit de s'enfuir. On ne peut pas faire confiance à ces gens. Là aussi, le gouvernement doit agir, ils sont dangereux. Et nous savons très bien qui est qui, c'est un tout petit pays. Je peux vous dresser une liste de ceux qui torturent, ceux qui fabriquent de fausses preuves et ceux qui tuent, à la NIA. Certains devront être jugés. Les autres, ceux qui n'ont fait que leur travail, il faudra les entendre, pour comprendre. Pour l'instant, les prisonniers politiques sont toujours en prison, Adama Barrow ne peut rien faire avant janvier, quand Jammeh partira, je suppose qu'ils sortiront à ce moment-là.

Vous-même, envisagez-vous sereinement de retourner en Gambie ?

J'y retournerai, mais pas tout de suite. Je dois être sûre que certains, dans l'armée et à la NIA soient partis. Je reçois des messages de partout, me demandant de venir, mais je préfère voir ce que fait Adama. On m'a suggéré de venir pour son intronisation, en janvier, ça me semble trop tôt. Peut-être que j'irai pour la fête de l'indépendance, en février…

Le Point Afrique

La rédaction