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L'enfance d'un chef

Le jour de la remise du baccalauréat au lycée classique d’Abidjan, Tidjane Thiam éclate en sanglots. Ce ne sont pas des larmes de joie, mais de rage. Parce qu’il n’a obtenu qu’une mention « bien » au lieu de la mention « très bien » qu’il visait. Un 9/20 en histoire-géo a fait chuter sa moyenne, sans cela excellente. « Le professeur avait jugé la copie trop bonne pour être honnête », explique Daouda Thiam, l’un de ses frères. Leur père, qui venait d’être nommé pour la seconde fois ministre de l’information du président francophile Félix Houphouët-Boigny, n’a pas voulu intervenir pour corriger l’injustice, « de peur que l’on ne parle de pressions politiques ». C’était en juillet 1980.


Rédigé par leral.net le Mardi 17 Mars 2015 à 11:22 | | 0 commentaire(s)|

L'enfance d'un chef
Trente-quatre ans plus tard, Tidjane Thiam, devenu le CEO reconnu du géant britannique de l’assurance Prudencial, va prendre la direction du Crédit suisse. Lors d’un débat public il y a quelques années, il a raconté qu’il se souvenait « encore très bien du passage avec “nos ancêtres les Gaulois” » : le censeur du lycée d’Abidjan, un Français, n’avait pas vraiment cru qu’il parviendrait à entrer dans une grande école à Paris. « J’étais très content de revenir deux ans plus tard pour lui annoncer que j’avais été admis à Polytechnique. » Haut la main.

Une maman illettrée

Dernier de sept enfants, Tidjane Thiam a toujours voulu être le meilleur. « Quand on a quatre grands frères et deux grandes sœurs, ceux qui sont avant vous essaient tout le temps de vous rouler », explique Daouda Thiam, rencontré à Abidjan cette semaine. « Il faut être malin pour survivre. Et malin, Tidjane l’était certainement, espiègle et casse-pieds aussi. » Mais surtout, ajoute son grand frère, il avait l’esprit de compétition.
Aziz, l’avant-dernier des cinq fils, de huit ans l’aîné de Tidjane, avait fait la prestigieuse Ecole centrale à Paris, qui forme l’élite des ingénieurs. « Nous avons découvert que Tidjane, alors âgé de 12 ou 13 ans, avait récupéré les notes d’Aziz et qu’il en avait fait des graphiques afin de placer ses propres notes dessus. Il voulait s’assurer qu’il était plus performant que son grand frère. »
Cette volonté de réussite scolaire leur venait de leur mère, Mariétou. Issue d’une noble lignée de Yamoussoukro, nièce du président Félix Houphouët-Boigny, elle n’avait pourtant appris à lire qu’une fois adulte, lorsque les plus grands de ses fils étaient entrés au collège. Le grand-père, Papa Sow, avait refusé de l’envoyer à « l’école des Blancs ».
Quant au père de Tidjane, il avait bénéficié d’une éducation à la française. Né en 1923 à Dagana sur les rives du fleuve Sénégal, 2 000 km au nord-ouest d’Abidjan, Amadou Thiam avait été inscrit d’autorité à l’école républicaine, malgré les réticences de son père. Et compte tenu de l’excellence de ses résultats, Amadou avait pu partir en France métropolitaine, d’où il était revenu diplômé de l’Institut international de journalisme de Strasbourg. A 36 ans, il devient directeur de Radio Côte d’Ivoire, dans sa patrie d’adoption, avant d’être nommé ministre de l’information, en février 1963. Tidjane Thiam a 7 mois et la vie s’ouvre à lui.

Une enfance à Rabat

Seulement voilà, en août 1963, après quelques mois au ministère, son père est arrêté avec une trentaine de personnes soupçonnées d’avoir fomenté un complot contre le président. Finalement mis hors de cause, Amadou Thiam est nommé ambassadeur au Maroc en 1966.
Entre 4 et 15 ans, Tidjane Thiam passe donc l’essentiel de son enfance à Rabat. « Nous étions l’une des premières familles noires à vivre là-bas. On générait une certaine curiosité », concédera-t-il plus tard, lors d’une interview à CNN.
Tous les matins, un chauffeur emmenait les enfants à l’école. Mais très souvent le petit Tidjane s’endormait dans la voiture. Donc, le chauffeur revenait à la maison avec sa précieuse cargaison. « Mais le petit dort », chuchotait-il. Et il le portait dans sa chambre. Son grand frère Daouda se souvient encore du jour où ce petit manège s’est arrêté : « L’un d’entre nous l’a regardé et a remarqué que les paupières de Tidjane bougeaient… Il faisait semblant de dormir ! » Alors, pour le motiver, ses parents ont instauré un curieux contrat, raconte Daouda. Quand il était premier de sa classe, les grands l’emmenaient manger une glace à la vanille. A Rabat, puis à Abidjan, Tidjane en mangeait souvent.
Augutin, l’un des autres frères, détaille le système Thiam : « Quand le mercredi on recevait les bulletins, si ce n’était pas bon, on n’allait pas au cinéma le lendemain. Pareil pour les grandes vacances : ceux qui étaient les premiers allaient en Europe et revenaient avec plein de souvenirs. Les autres allaient au village. Ça n’est jamais arrivé à Tidjane. Il ne sait pas ce que c’est qu’être deuxième. »



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Chez les jésuites

Après le bac, l’adolescent part d’abord en classe préparatoire au fameux lycée Sainte-Geneviève à Versailles, tenu par les jésuites. Ses parents, qui étaient des musulmans pratiquants, se sont toujours montrés très ouverts à l’égard de la religion. Leurs sept enfants ont tous reçu un prénom musulman. Mais si l’un d’eux a fait le pèlerinage de La Mecque, deux sont devenus catholiques et un autre protestant. Tidjane, lui, est resté fidèle à ses origines et dit volontiers qu’il est musulman.
En 1981, Tidjane tient sa revanche sur son frère Aziz : il est reçu à Polytechnique, qui forme l’élite de l’élite des ingénieurs, une grande école encore plus prestigieuse que Centrale. La France s’ouvre à lui.
Nous sommes le 14 juillet 1983. A 10 h 38, en grande tenue, Tidjane Thiam entame la descente des Champs-Elysées. Grâce à son 1 mètre 93, lui, premier Ivoirien de l’histoire à avoir été admis à l’X, marche au premier rang du cortège des polytechniciens. Comme le veut la tradition, l’école, sous tutelle du ministère de la défense, ouvre le défilé de la fête nationale française. « Ma mère est là, écrira plus tard Tidjane Thiam, profondément émue de voir le plus jeune de ses sept enfants porter cet uniforme si symbolique de l’idée qu’elle se fait de la France. » A cet instant, tout semble possible. Elu deux ans plus tôt, le président François Mitterrand est toujours en état de grâce et un mois et demi avant le défilé, le Sénégalais Léopold Sédar Senghor a été le premier Africain admis à l’Académie française.

Major de l’Ecole des mines

Mais Tidjane Thiam devra déchanter. Après Polytechnique, il entre à l’Ecole des mines, dont il sortira major de sa promotion en 1986. Le professeur Alain Gaunand, alors jeune maître assistant, se souvient très bien de Tidjane Thiam : « Il était brillant intellectuellement et, en plus, il était très agréable dans les relations humaines. » Seulement, malgré un excellent stage en entreprise chez Air Liquide, le géant français du gaz industriel où il avait fait un travail remarqué sur le « calcul d’échange de chaleur multiplaques », Tidjane Thiam n’avait reçu presque aucun entretien d’embauche.
Le directeur des études de l’Ecole des mines, Gilbert Frade, ayant remarqué cette différence de traitement, lui conseille alors de s’orienter vers les Anglo-Saxons. « Je n’avais jamais entendu parler de McKinsey ; je ne connaissais pas leurs activités. Je les ai rencontrés et ils m’ont fait une offre », racontera Tidjane Thiam des années plus tard.
Ancien de chez McKinsey, le Genevois Eric Bernheim a travaillé avec Tidjane Thiam sur différents projets. « Déjà à l’époque, c’était quelqu’un d’absolument brillant. » En 1988, à 26 ans, il obtient son MBA en cours d’emploi à la prestigieuse Insead, à Fontainebleau, véritable usine à grands patrons.

Une épouse de Pennsylvanie

En 1989, Tidjane Thiam s’envole pour New York, où il intègre pour une année le Young Professional Program de la Banque mondiale. C’est aussi là qu’il rencontre Annette, une Afro-Américaine de Pennsylvanie, qu’il épousera bientôt. Par amour, elle se convertit à l’islam. Retour à Paris, chez McKinsey.
Un samedi, en 1994, sa femme et lui étaient sortis au cinéma. Une fois rentrés, sur le répondeur, un message d’un conseiller invite Tidjane Thiam à rappeler au plus vite : le nouveau président ivoirien Henri Konan Bédié veut déjeuner avec lui.
C’est ainsi que Tidjane Thiam devient, à 31 ans, le directeur du Bureau national d’études et de développement technique à Abidjan, chargé des grands travaux. Il y restera six ans. « Je ne sais pas si je serai de nouveau confronté à des circonstances aussi exceptionnelles que celles que j’ai trouvées à mon arrivée en Côte d’Ivoire », dira plus tard Tidjane Thiam. Après la dévaluation de 50 % du franc CFA, le 11 janvier 1994, il faut tout renégocier : les salaires, les tarifs de l’eau, de l’électricité, etc. Son rôle le plaçait au cœur de beaucoup de ces discussions.
Si l’on avait additionné toutes les demandes de financement qu’il avait sur la table, expliquera-t-il plus tard, cela aurait fait l’équivalent de son budget multiplié par 50 ou par 100. « Passer de 50 à 1 est très difficile. C’est comme choisir de se couper le bras gauche ou le bras droit. C’est douloureux. Et à chaque fois, des vies sont en jeu. Vous pouvez lire autant de livres que vous voulez, rien ne vous prépare à une épreuve pareille. »


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Intronisé « prince des Baoulés »

Il lui faut donc trouver des solutions. Dans son équipe, Thiam embauche de jeunes Ivoiriens, qui remplacent peu à peu la majorité d’expatriés français. Il lance des privatisations ou des partenariats public-privé sur l’eau, l’électricité, les télécommunications, l’aéroport, les bus, des ponts à péage, etc. En août 1998, lui, le technocrate, le cartésien, qui n’a jamais voulu se compromettre en politique, est nommé ministre de la planification. A contrecœur, jure ses proches. Tidjane, fils d’immigré sénégalais, est aussi intronisé « prince des Baoulés », l’ethnie du grand Houphouët-Boigny.
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Durant cette période, Tidjane Thiam a largement inspiré une vision pour son pays en 2025. Le scénario le plus désirable s’appelait « La marche des éléphants d’Afrique », avec une série de douze grands travaux. Le scénario pessimiste, intitulé « Le Suicide du scorpion », avait comme il fallait s’y attendre fini au fond d’un tiroir : il prédisait un coup d’Etat si le président Bédié continuait sur sa lancée.

Coup d’Etat le 24 décembre

Et c’est exactement ce qui s’est produit. Le 24 décembre 1999, des militaires prennent le pouvoir. Tidjane Thiam, lui, est aux Etats-Unis dans sa belle-famille. Une semaine après avoir intégré le « Dream Cabinet » du club des « 100 Global Leaders », créé sous l’égide du World Economic Forum, le monde s’écroule sous ses pieds.
Avec son passeport français, hérité de son père, il aurait pu ne jamais rentrer. « Mais je ne voulais pas être un fugitif pour le reste de ma vie », expliquera Tidjane Thiam. Et puis il avait peur pour son équipe. Il rentre donc à Abidjan, seul, sans sa femme et ses deux fils, alors âgés de 4 et 6 ans.
Grâce à l’une de ses assistantes, qui avait veillé devant la porte la nuit du coup d’Etat, le bureau n’avait pas été pillé. Tidjane Thiam – décrit quelques mois plus tôt comme possible premier ministre en dépit de son ascendance sénégalaise – décide d’abandonner la politique. Le 6 janvier 2000, il passe la main à son successeur. Et parvient à quitter le pays, laissant sa nouvelle résidence de Cocody-les-Ambassades derrière lui.
Arrivé en France, Tidjane Thiam se retrouve sans emploi pendant cinq mois. En mai 2000, il rejoint finalement McKinsey en tant qu’associé. C’est alors qu’il est approché par un chasseur de têtes. Il n’a pas vraiment l’intention de partir, mais il est intrigué par ces Anglais prêts à embaucher un grand Noir comme lui.
Peu après son arrivée à Londres, le président de la vénérable Lloyd’s lui dit : « Ton problème, dans la City, ce n’est pas que tu es Noir, c’est que tu es Français », raconte souvent Tidjane Thiam. « J’ai reçu cela comme une bonne nouvelle ; ce n’était donc pas une question de couleur de peau, mais une question de différences culturelles. »

Une extraordinaire capacité d’adaptation

Tidjane Thiam, évidemment, apprend vite la mode anglaise. Par exemple qu’on y dit les choses de façon un peu moins directe. Parce que la Grande-Bretagne est une île, où les relations à long terme sont très importantes et où l’accent est mis sur une certaine harmonie. « On ne dira pas : “Je ne suis absolument pas d’accord avec ce que tu dis”, mais plutôt “Je ne suis pas sûûûrr que je suis d’accoooord”», raconte-t-il en se moquant avec une subtile bienveillance de l’accent anglais. « Quand on arrive dans un pays, je crois que c’est à celui qui vient de comprendre la culture de l’autre. »
Cette extraordinaire capacité d’adaptation poussera Tidjane Thiam très rapidement tout au sommet. Embauché chez l’assureur Aviva en novembre 2002, il dirige le département chargé de l’Europe en 2006, puis prend la direction du groupe en mai 2007. Ses résultats sont excellents.
Quelques mois plus tard, Prudential, le principal concurrent d’Aviva, décide de l’embaucher comme directeur financier. Mais, de septembre 2007 à avril 2008, une clause de non-concurrence lui interdit d’aller travailler. « J’en ai profité pour reprendre contact avec beaucoup d’amis. Il y avait de nombreux signes avant-coureurs sur les conditions de crédit, les prix de l’immobilier, etc. » Grâce notamment à cette prise de recul forcée, Tidjane Thiam est l’un des rares à avoir anticipé la crise financière de 2008, et parvient à imposer ce point de vue chez son nouvel employeur. Un an plus tard, il devient CEO de 28 000 employés.
Peu de temps après, il tente une offre de reprise à 35 milliards de dollars sur les actifs asiatiques d’AIG, offre finalement rejetée par les actionnaires. La tentative coûte plus de 600 millions. Mais Tidjane Thiam ne regrette pas d’avoir essayé, explique-t-il trois ans après cet échec: « J’avais à 35 milliards de dollars ce qu’il faudrait payer 80 milliards aujourd’hui. Les faits m’ont donné raison. »

Courtisé par Obama et Cameron

Aujourd’hui, l’Ivoirien aux racines sénégalaises, formé dans les écoles d’élite françaises, plus londonien que bien des Londoniens, est courtisé par les grands de ce monde. Il a été appelé chez le président Barack Obama à plusieurs reprises, il est ami avec David Cameron et George Osborne. Il côtoie des chefs d’Etat asiatiques, y compris le premier ministre chinois. Sur 54 chefs d’Etat africains, il doit en connaître 40. Et même le président de la République François Hollande a fini par l’inviter.
Le banquier d’investissement franco-béninois Lionel Zinsou est un ami depuis trente ans. Pour lui, Tidjane Thiam aurait pu tranquillement se reposer sur la performance boursière exceptionnelle de Prudential. « Mais Tidjane a besoin de changer et une entreprise aussi globalisée que le Crédit suisse lui conviendra certainement. » Son ami, poursuit-il, a quelque chose d’assez ascétique. « Dans ce moment où il faut repenser la banque, je pense que replacer l’éthique au centre est l’une des raisons de son choix. »

Le Monde/Afrique