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La face cachée de la Francophonie ou comment les médias français vont re-coloniser l’Afrique

Au moment ou les rideaux se referment sur le 15è Sommet de la Francophonie, nous vous dévoilons le plan mûri par les médias francophones de la Suisse et de la France pour faire une OPA sur l’espace média du continent africain. Le lancement récent de la chaine A+ par Canal+ en est une illustration. Un dossier révélateur qui doit servir de wake up call à l’ensemble des dirigeants des médias dans nos pays.


Rédigé par leral.net le Mardi 2 Décembre 2014 à 19:18 | | 0 commentaire(s)|

La face cachée de la Francophonie ou comment les médias français vont re-coloniser l’Afrique
Les groupes médias hexagonaux multiplient initiatives et projet pour profiter de l’essor de la francophonie, qui devrait passer de 220 millions de locuteurs à 700 millions en 2050, et dont la quasi-totalité vivra en Afrique. Enquête sur un nouvel eldorado.

On ne compte plus les émissions ou les initiatives qui ciblent le continent africain dans les médias français ou francophones. Le 26 mai, TV5 Monde lançait le magazine Africanité, sorte de Ça se discute mensuel autour de la culture, des mœurs et des modes de vie africains.

Le même jour, Jeune Afrique annonçait la création d’une banque d’images de 30000 clichés – avant bientôt des vidéos – à l’usage des médias, agences de publicité et entreprises.

Quelques mois auparavant, c’était Canal+ Afrique qui créait Réussite, le «magazine de l’Afrique qui gagne», Le Point qui inaugurait un site sur l’actualité africaine, France 24 qui lançait son journal d’Afrique quotidien ou encore Africa 24 qui signait un accord avec Numéro 23 pour diffuser sur la TNT française son émission Africa Newsroom.

Sans oublier Euronews, qui veut créer depuis Brazzaville (Congo), en juin 2015, une chaîne d’information panafricaine sous le nom d’Africa News.

Une telle ébullition n’étonne pas Yves Bigot, directeur général de TV5. «Tout le monde se dit que c’est le prochain Eldorado, l’Amérique du Sud de demain. Même si on ne sait pas quand». Une note d’analyse de Natixis, en octobre 2013, avait montré qu’il y avait une carte à jouer pour les groupes de médias hexagonaux s’ils voulaient profiter de l’essor de la francophonie, qui devrait passer de 220 millions de locuteurs à 700 millions à l’horizon 2050. 85% vivraient alors en Afrique.

«Pour nous, l’Afrique est une priorité absolue. C’est dans le préambule de notre plan stratégique 2014-2016», indique Yves Bigot. Afin de profiter de la télévision numérique terrestre, qui va s’installer partout sur le continent entre 2015 et 2017, TV5 travaille à sa presence : elle cherche à obtenir pour le sommet de la francophonie, à Dakar, en novembre prochain un accord de « must carry » (distribution obligatoire) sur la TNT.

En attendant, TV5 a ouvert un troisième émetteur à Goma, en République démocratique du Congo, pays qui sera le septième le plus peuplé au monde, avec 120 millions d’habitants en 2030. Mais pour Yves Bigot, il s’agit surtout de renforcer dans TV5 Afrique la part de programmes spécifiquement destinée au continent noir, actuellement de 20 à 25%.

D’où un JT africain passé de 12 à 18 minutes, un Intervilles produit spécifiquement pour l’Afrique, l’émission politique Africa Presse, le magazine économique Wari, les concerts de Star Parade, la diffusion de films africains ou de séries burkinabaises. En 2015, TV5 Monde a même un projet de chaîne enfants en Afrique, sur le modèle de sa version américaine Tivi 5.

TV5 Afrique a réalisé 1 million d’euros de recettes publicitaires en 2013, soit une hausse annuelle de 20%. Sur un continent où la croissance est de 5% en moyenne, l’Afrique attire de plus en plus les convoitises… même si l’afro-optimisme n’est pas toujours de mise.

Chinois, mais aussi Brésiliens, Turcs, Qataris ou Coréens, nombreux sont ceux qui disputent à la France sont ancien pré carré et lui prennent chaque jour des marchés.

Le groupe Bolloré, qui se développe dans les ports et la logistique ferroviaire, avec ses 25 000 collaborateurs africains, est le premier actionnaire de Vivendi, qui vient de céder Maroc Télécom à l’émirati Etisalat (six filiales et de 10 millions d’abonnés en Afrique francophone). Avec le groupe de la grande distribution Casino, il a créé le 4 juin une société commune de vente en ligne sur le continent africain. Le premier site opéré en commun sera développé sous la marque CDiscount (Casino). Une première implantation en Côte d’Ivoire est prévue dès cet été.

Mais Vivendi, c’est aussi le groupe propriétaire de Canal+ Afrique. Cette chaîne engrange désormais 1 millions d’abonnés sur le continent et une «robuste croissance à deux chiffres», comme dit son directeur général, Jacques du Puy.

La stratégie sournoise de Canal

Il y a deux ans, Canal+ a choisi de sortir du créneau du luxe en Afrique pour occuper un segment premium plus en phase avec les nouvelles classes moyennes. Ce qui signifie de viser, en Afrique subsaharienne, un foyer électrifié aux revenus supérieurs à 250 euros mensuels et capables de dégager un surplus de trésorerie pour payer 12,5 à 25 euros par mois. Énorme pour une cellule familiale où les motivations d’abonnement sont multiples: suivre les matchs de foot, regarder des séries (plus que les films déjà piratés) et distraire ou éduquer les enfants.

Bref, Canal + Afrique n’a aucune peine à se dire «aspirationnelle» : elle aspire en effet une très grosse partie du budget loisirs de ces ménages. Grâce à des offres prépayées mensuelles, la dépense s’arbitre chaque mois dans les porte-monnaie, et notamment via les solutions de paiement sur mobile. «La bonne nouvelle, c’est qu’ils se réabonnent», relève Jacques du Puy.

Le groupe Canal+ investit pour renforcer la sécurité de ses décodeurs et le maillage de ses 1500 boutiques en Afrique, car il sait que pour un abonné, on compte dix pirates. Mais il lui faut aussi accompagner un saut technologique alors que la 3G s’est imposée partout pour la réception sur mobile et que la qualité de la bande passante sur l’Internet fixe laisse à désirer.

D’où des partenariats ad hoc avec Orange et les opérateurs télécoms. Et des candidatures à la TNT payante, qui va se déployer en 2015. Sur le plan éditorial, Canal+ mise également sur un renforcement de sa programmation africaine: Talents d’Afrique sur les champions du foot, la Coupe d’Afrique des Nations, le magazine Réussir coproduit avec Jeune Afrique ou encore le cinéma africain. Mais il rêve surtout d’élargir sa fenêtre avec des contenus spécifiques.

«L’étape d’après, c’est de lancer nos propres chaînes africaines de divertissement, confie le dirigeant, avec des programmes y compris de flux destinés aux Africains.» Un projet «A+», pour la fin 2014, prévoit d’éditer des chaînes sur les thématiques des séries, du cinéma et du divertissement. «Nous allons générer la création de films et de séries en Afrique et faire ce qu’a fait Canal il y a trente ans: être un catalyseur pour dynamiser la création», ajoute Jacques du Puy.

Le pari d’Orange dans les contenus

Lagardère Entertainment s’intéresse aussi à ces nouveaux talents. Son président Takis Candilis cherche à s’implanter dans une capitale africaine pour y développer des formats. Richard Lenormand, directeur du pôle audiovisuel de Lagardère Active, a annoncé le 26 mai projeter de créer un « Gulli Africa » en anglais, français et portugais.

Déjà présente en Afrique du Sud, Lagardère Active radio international (Lari), filiale du groupe en charge du développement des activités radios à l’étranger, veut aussi se développer sur le marché africain. En juillet, Lari devrait lancer au Sénégal une station musicale, Vibe Radio, qui émettra à Dakar et emploiera une quinzaine de personnes. Une première implantation à partir de laquelle Lari espère développer ses radios en Afrique subsaharienne, d’abord francophone mais également anglophone via des rachats de stations.

«Des partenariats stratégiques»

Selon Constant Nemale, le patron d’Africa 24, «c’est l’encéphalogramme plat en matière de fiction en Afrique francophone». Face aux feuilletons de Nollywood, les studios de production nigérians que l’on retrouve sur les chaînes Théma ( Nollywood TV) ou sur Africa Magic du bouquet sud-africain Multichoice, les Français manquent cruellement de production originale.

Pour le dirigeant d’origine camerounaise, c’est l’aide au développement audiovisuel apporté par Canal France international qui est cause: «La politique d’assistanat à la production de programmes n’a fait qu’appauvrir les télés africaines.» L’agence de coopération française précise que cette critique implique l’ensemble des politiques publiques de fonds de soutien menées depuis trente ans en Afrique francophone par la Francophonie, la coopération française, l’Union européenne (ACP)… dans lesquelles CFI a joué un rôle relativement modeste.

« Aujourd’hui, nous avons bien entendu la parole des professionnels africains sur ce sujet, et notre stratégie amis fin à la gratuité depuis 2010 et tend désormais vers l’autonomisation des chaînes en matière de programmes (baisse des volumes, optimisation & monétisation de grille, accompagnement sur les marchés etc…) », précise un porte-parole de CFI.

Avec 8 millions d’euros de budget, et malgré 2 millions de pertes, Africa 24 est, quoi qu’il en soit, la surprise du continent cinq ans après sa création. Disputant à France 24 la place de première chaîne d’information internationale sur l’Afrique francophone devant sur cinq villes sur sept», affirme Constant Nemale), Africa 24 commence à attirer les investisseurs. Son fondateur, qui détient 78% de la chaîne, dit avoir reçu des propositions d’Al Jazira, qui cherche à s’étendre en Afrique francophone, et d’un groupe chinois, qui vient de racheter le sud-africain Star Times.

Des offres d’autant plus alléchantes qu’Africa 24 a dû réduire de moitié son personnel en

France (de 90 à 45 personnes) pour se concentrer sur l’Afrique, à Dakar (Sénégal) notamment où il regroupe une quarantaine de personnes. La chaîne étudie des «partenariats stratégiques» en vue d’un développement en anglais, arabe, portugais et espagnol.

France 24 et la TNT en Afrique

De son côté, France 24, qui est créditée de 53% d’audience hebdomadaire selon les données TNS Sofres Africascope (7 capitales africaines), profite déjà de sa diffusion en langue française, anglaise et arabe. Son prochain enjeu est la TNT. «On est en train de quadriller le territoire, nous suivons l’Afrique de très près», souligne Marie-Christine Saragosse, sa présidente.

Appuyés sur un contrat d’objectifs et de moyens signés avec l’Etat français, France 24 comme RFI défendent leur indépendance éditoriale, notamment en Côte d’Ivoire. Dans ce pays, Constant Nemale reproche aux deux médias d’information français, dépendant du Quai d’Orsay, d’avoir ostracisé le clan de l’ex-président Gbagbo après la chute de son régime. Comme en témoigne la devise de la chaîne «liberté, égalité, actualité», la référence à la République française est explicite chez France 24.

RFI et son rôle de chaîne panafricaine

Avec 44% d’audience hebdomadaire, Radio France internationale obtient dans les pays francophones une pénétration double de celle de la BBC en zone anglophone. «Il faut avoir une vision pan-africaine et développer notre présence en lien avec les pays», déclare Marie-Christine Saragosse à propos de RFI. La dirigeante compte lancer une version en langue anglaise 24 heures sur 24 (contre 4 heures aujourd’hui) dès la rentrée. Une troisième langue africaine, après le swahili et le haoussa, est en outre programmée dans l’Ouest du continent. Et RFI continue son extension en ouvrant deux nouvelles fréquences en Côte d’Ivoire (à Yamamoussoukro et à San Pedro).

Ce qui n’empêche pas la station, diffusée en douze langues, d’être perçue de façon parfois ambivalente : «Il y a, pour RFI, une passion qui peut se transformer en haine. Tout à coup, on peut devenir la voix de la France», reconnaît Marie-Christine Saragosse qui se souvient avec émotion de ses deux journalistes assassinés à Kidal (Mali). La présidente préfère évoquer « les voix du monde » sur ses ondes.

Des locuteurs francophones au nombre de 700 millions en 2050 ? «Encore faut-il que les gens parlent français», note la patronne de France Médias Monde. Tout en œuvrant au rapprochement des communautés au Centrafrique, RFI développe des partenariats avec les radios locales, des studios-écoles pour les journalistes et une méthode d’apprentissage du français à partir des langues locales (« le talisman brisé »).

L’enjeu dans les prochaines années ? «Les ordiphones qui renouvellent la radio», dixit Marie-Christine Saragosse. Le continent jeune qui compte 167 millions d’internautes pourrait atteindre 600 millions de connectés – et 360 millions de smartphones – en 2025, selon le groupe Ringier. Le 28 mai, son CEO Marc Walder a déclaré à Paris qu’il allait développer son groupe en Afrique, notamment à travers des sites d’e-commerce et de petites annonces.

L’Afrique ? Le groupe suisse, éditeur du Temps et de L’Hebdo, y voit sa nouvelle frontière, comme l’Europe de l’Est il y a vingt ans. Présent au Kenya depuis 2011 à travers le site de promotions commerciales Rupu, il se développe désormais aussi au Ghana, au Nigéria et au Sénégal, pays qui constitue selon lui la «porte d’entrée idéale pour étendre nos activités dans les foyers francophones».

Il crée ainsi des plateformes Internet consacrées au sport et au divertissement. Objectif : prendre une place importante dans le décollage des activités digitales. « Hors de question » en revanche, selon Michael Ringier, l’actionnaire, d’aller sur les activités imprimées, l’investissement dans une imprimerie étant jugé trop lourd. Seule la radio, que le groupe opère en Suisse avec NRJ, pourrait trouver des relais en Afrique parmi les médias traditionnels.

Pour Euronews, il s’agit de se différencier

Pas question de créer comme BBC, France24, l’américaine CNBC ou la chinoise CCTV une déclinaison pour l’Afrique. «On entrerait dans un corridor où tout le monde ferait la même chose, estime Michael Peters, son président du directoire. Qu’on le veuille ou non, on impose alors une vision condescendante: nous les gentils Européens qui déclinons notre chaîne pour les pauvres Africains.»

L’idée est donc de créer d’ici un an, et sans nécessairement l’appui de la Commission européenne, une «chaîne faite par des Africains et pour des Africains» sous le nom d’Africa News. Objectif: «Devenir la première chaîne d’info panafricaine» depuis Brazzaville, au Congo, où la chaîne va avoir son siège en dépit de la réputation trouble de son président, Denis Sassou-Nguesso, en matière de biens mal acquis. «Ce ne sera pas

“Télé Sassou”, réplique Michael Peters. On veut faire aboutir un projet qui va apporter un bout de démocratie en Afrique. Nous avons un cahier des charges éditoriales, le signal partira d’Euronews à Lyon et nous ne savons pas faire une chaîne de complaisance.»

Née d’une étude préalable de l’ancien journaliste du Monde Stephen Smith, la chaîne devrait monter en puissance progressivement: «Au début, il y aura 70% d’Euronews et 30% de panafricain. Au bout de cinq ans, ce sera l’inverse», dit Michael Peters. Quarante personnes sur soixante seront recrutées et formées à Brazzaville.

L’idée est d’arriver à regrouper progressivement plusieurs télévisions publiques d’Afrique, sur le modèle d’Euronews. La télévision congolaise a d’ailleurs été invitée, dans cette optique, à se constituer juridiquement en personne morale, autrement dit en société publique qui ne soit pas directement rattachée au gouvernement.

La presse écrite n’est pas en reste en matière de projets

Le Monde a noué des contacts avec Orange en vue d’une offre éditoriale sur mobile tournée vers le continent. Le Figaro étudie l’opportunité de lancer un site d’information sur mobile à destination de l’Afrique francophone.

Avec actuellement 650 millions d’abonnements mobiles, l’Afrique pourrait devenir le premier continent mobile en 2020. Jeune Afrique, qui a vu son chiffre d’affaires passer de 22 à 30 millions d’euros en quatre ans grâce à son mensuel en anglais Africa Report, ses hors-séries et son pôle de conférences (Africa CEO Forum), a levé 150 000 euros auprès du Fonds Google pour créer «la première plate-forme de revente de contenus éditoriaux francophones sur l’Afrique».

Il travaille aussi sur une nouvelle version de son site avec des applis smartphones et tablettes ainsi qu’à deux nouvelles implantations en Afrique de l’Ouest et anglophone. « Un élément important, explique Amir Ben Yahmed, directeur général, c’est la forte dimension paiement mobile en Afrique. Avec cette facilité pour le client, on assiste à un retour du paiement à l’acte ». Enfin, Le Point, qui vient de lancer son site Afrique, étudie l’implantation d’une rédaction dans une capitale en vue d’un éventuel mensuel: «On s’engage à long terme», confie son directeur de la rédaction, Etienne Gernelle, trente-huit ans, avant son départ fin mai à Libreville (Gabon) pour le New York Forum Africa.

Dossier traité par Amaury de Rochegonde pour Stratégies

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