Qui s’y frotte, s’y pique, pourrait-on lancer à d’éventuels pourfendeurs d’une telle déclaration. En effet, ils sont rares les Sénégalais qui, pour prouver qu’ils ne portent aucun ‘’téré’’ (talisman) accepteront de se retrousser les manches ou de faire voir leurs reins… En la matière, le chef de la collectivité lébou (les premiers habitants de Dakar) Mame Thianar Ndoye apporte de l’eau au moulin du sociologue.
Présentant le port du gris-gris comme un legs qui témoigne de la richesse de la tradition historique des lébous, M. Ndoye, 82 ans, estime que ‘’la conversion à l’Islam n’a pas enterré certaines croyances et certaines pratiques, même s’il y a une certaine modération avec surtout l’ouverture à d’autres civilisations auxquelles les jeunes générations sont plus tournées’’. Et le vieux lébou, de rappeler dans une voix étreinte par l’émotion le port altier du Jaraaf (chef (lébou) quand arborant sa tunique rouge, à l’occasion des grands événements, il l’enjolive d’une multitude de gris-gris dont les dimensions et les couleurs lui donnent une dimension particulière.
De passeport pour une belle prestance, le gris-gris a presque perdu de nos jours sa fonction d’esthétique --n’est-ce pas qu’on le cache maintenant, sauf dans les arènes de lutte?-- pour remplir la fonction pour laquelle on se l’ait toujours procuré: la protection contre le mal et l’attirance du bien.
Paranoïaques pour certains jusqu’à voir partout des ennemis en train de comploter en permanence pour leur échec, voire leur mort (!), boulimiques pour d’autres cherchant toujours à s’enrichir par tous les moyens, les Sénégalais ont trouvé dans le gris-gris le passeport le plus rapide pour arriver à leurs fins en conjurant le mauvais sort. En vertu de la méfiance qu’engendre un tel sujet --n’est-ce pas qu’on est dans un domaine où chacun cache ses fétiches censés lui offrir à lui tout seul le bonheur?--, il a été difficile d’avoir plusieurs témoignages d’adeptes des gris-gris ou de marabouts qui en fabriquent.
Heureusement que des cordonniers --ces hommes sans qui les gris-gris ne seraient pas aussi beaux à voir-- ont accepté de parler. Leurs confidences ont valeur de témoignages à l’instar de celles faites par Samba (appelons-le ainsi), un ‘’fara wude’’ (cordonnier) qui officie au marché Tiléne. Spécialisé dans la fabrication d’amulettes, il révèle qu’il reçoit des commandes de divers genres allant du ‘’dialawlé’’ (talisman porté par les nouveau-nés) aux gros ‘’ndombo’’(ceintures de gris-gris), très prisé par les commerçants, les lutteurs et autres adultes désireux de réussir dans leurs affaires.
La discrétion dont fait montre Samba lui a attiré une nombreuse clientèle au sein de laquelle certains se lassent aller à des confidences. C’est ainsi qu’il vous montre des ‘’téré’’ déjà apprêtés et qui attendent livraison à leurs propriétaires, tremblant de perdre leur emploi ou obnubilés par l’accession à de hautes fonctions.
‘’J’essaie d’exécuter le travail qu’on attend de moi, dans les limites du possible et ce sans remettre en cause mes croyances religieuses’’, glisse le cordonnier avant d’ajouter qu’il lui arrive de recevoir ‘’des clients hors du commun’’ lui demandant de leur confectionner des gris-gris à ‘’des heures précises de la journée quand le soleil est dans le ciel ou au moment de son coucher’’.
Généralement, Samba satisfait les exigences de tels clients, mais il lui arrive de dire niet à certaines aussi étranges que dangereuses comme lorsqu’un homme, apparemment un non-Sénégalais, est venu lui demander la confection d’un talisman ‘’dans un endroit désert et obscur’’. ‘‘Il croyait qu’en me proposant de l’argent, c’est-à-dire plus que ce qu’il devait me donner, j’allais accepter, mais j’ai refusé’’, a-t-il ajouté dans un sourire disant long sur la connaissance de la psychologie de ses clients.
Faut-il le préciser, les signes contenus dans les gris-gris sont tracés par des marabouts et les cordonniers se contentent juste de les recouvrir de peaux de bêtes, d’où, expliquent plusieurs d’entre eux, ‘’nous n’essayons pas de savoir ce qui est écrit dessus’’. Vrai ou faux? En tout cas, la confiance ne règne pas toujours et, d’après ce cordonnier rencontré dans un coin de rue de la Médina, il arrive que des clients exigent que le travail se fasse en leur présence. ‘’Ils ne le disent pas, mais ils croient qu’une fois le dos tourné je vais changer leur bon gris-gris en un bout de papier quelconque’’, explique-t-il d’un air navré, non sans reconnaître que dans sa corporation il y a des ‘’brebis galeuses’’ capables d’une telle forfaiture.
Une précision s’impose ici: à en croire Mame Aïta Diop, fille de la grande prêtresse de Rufisque (elle n’est plus de ce monde), n’importe quel cordonnier ne peut confectionner les ‘’ndombo’’ (ceinture de gris-gris) que portent les prêtres et leurs accompagnants lébous. Il faut nécessairement avoir des connaissances mystiques pour pouvoir contenir ‘’la puissance’’ qui se trouve dans les fétiches des premiers habitants de Dakar, souligne-t-elle, expliquant cette réalité par le fait que les fétiches sont le domaine réservé des Djinns.
En tous les cas, il n’est pas recommandé de laisser errer les bons talismans, dixit ce marabout, selon qui certaines de ses amulettes peuvent disparaître comme par enchantement lorsqu’on les néglige.
Est-ce que c’est ce qu’a compris la mère de K. D? Toujours est-il que selon la jeune fille, sa mère a un gris-gris très efficace contre les accouchements douloureux. ‘’A chaque fois que l’une de nous est en état de grossesse, ma mère nous fait porter le gris-gris. Et dés accouchement, elle s’empresse de l’enlever pour le garder soigneusement, dans un endroit connu d’elle seule, jusqu’à la prochaine grossesse au sein de la famille’’, raconte K.D, selon qui le gris-gris sur la nature duquel elle ne veut pas s’étendre, a le don d’éviter à celle qui la porte la naissance d’un enfant mal formé.
‘’Cela ne s’explique pas scientifiquement, mais les nouveaux- nés victimes de malformations sont dus à des esprits malveillants qu’auraient croisé leur mère durant la grossesse’’.
M. F, une autre jeune fille, est loin d’avoir la même vision des choses que K. D. ‘’ Rien ne peut nous arriver si nous avons la foi en Dieu’’, souligne-t-elle sans chercher à jeter l’anathème sur ses sœurs qui ne se suffisent pas de ‘’leur foi’’. Usant de la même précaution, V. M. Tambédou, professeur d’anglais reconnaît tout d’abord que ‘’le port du gris-gris est une réalité, une pratique courante dans la société sénégalaise’’ et que les gens ont diverses raisons pour les porter: certains prétendent se prémunir contre le mauvais sort, d’autres, surtout les élèves et étudiants, aspirent à réussir à leurs examens’’.
‘’Mon point de vue personnel en tant qu’intellectuel c’est que je ne crois absolument pas au gris-gris, d’ailleurs je n’en porte même pas’’, s’empresse-t-il d’ajouter avant de préciser‘’
‘’Si les gris-gris pouvaient servir à quelque chose, les Sénégalais occuperaient le devant de la scène au niveau international’’. Et l’enseignant de citer l’exemple de certains fils de marabouts qu’il dit bien connaître, mais ‘’qui ont cartouché en faculté des sciences’’.
Quoiqu’il en soit la fonction que le fétiche de la mère de K. D est censée remplir recoupe les explications du sociologue Kally Niang, d’après qui ‘’la croyance aux gris-gris traduit un besoin de protection et de promotion sociale’’. Présentant les gris-gris comme des éléments culturels propres aux sociétés traditionnelles et des ‘’survivances’’ dans les sociétés africaines modernes, il n’est pas loin de les assimiler à de la magie qui, ‘’à la différence de la religion est nécessairement efficace à condition qu’on connaisse et pratique les rites avec exactitude. Elle a donc comme la technique et les connaissances empiriques, un but pratique d’application’’.
Arrivé à ce stade, l’homme, selon lui, ‘’s’installe dans une logique d’individuation, de concurrence, de guerre contre tous’’, d’où il fait recours aux ‘’+muslay + (talisman contre les ennemis) et +missiles+ que le groupe familial met à sa disposition’’. En pleine déliquescence, il n’aura cesse d’avoir recours aux charlatans et autres vendeurs de ‘’missiles sociaux’’, d’‘’anti-catt’’ (protection contre les langues pendues) et de talismans contre les anthropophages.
Tout ceci est la résultante de l’affaissement des liens sociaux, des crises de la solidarité, explique le sociologue indexant au premier chef les responsables politiques et religieux comme ceux ‘’qui possèdent le plus de kilogrammes de gris-gris. C’est donc dire que la société sénégalaise fonctionne sur la base de paradoxes. Car comment comprendre que des marabouts disposant d’une grande base de reproduction sociale et maîtrisant parfaitement les préceptes de l’Islam et de la sunna, fassent également recours à ces objets substitutionnels? N’est-ce pas là un aveu d’impuissance?’’.
(APS)
Présentant le port du gris-gris comme un legs qui témoigne de la richesse de la tradition historique des lébous, M. Ndoye, 82 ans, estime que ‘’la conversion à l’Islam n’a pas enterré certaines croyances et certaines pratiques, même s’il y a une certaine modération avec surtout l’ouverture à d’autres civilisations auxquelles les jeunes générations sont plus tournées’’. Et le vieux lébou, de rappeler dans une voix étreinte par l’émotion le port altier du Jaraaf (chef (lébou) quand arborant sa tunique rouge, à l’occasion des grands événements, il l’enjolive d’une multitude de gris-gris dont les dimensions et les couleurs lui donnent une dimension particulière.
De passeport pour une belle prestance, le gris-gris a presque perdu de nos jours sa fonction d’esthétique --n’est-ce pas qu’on le cache maintenant, sauf dans les arènes de lutte?-- pour remplir la fonction pour laquelle on se l’ait toujours procuré: la protection contre le mal et l’attirance du bien.
Paranoïaques pour certains jusqu’à voir partout des ennemis en train de comploter en permanence pour leur échec, voire leur mort (!), boulimiques pour d’autres cherchant toujours à s’enrichir par tous les moyens, les Sénégalais ont trouvé dans le gris-gris le passeport le plus rapide pour arriver à leurs fins en conjurant le mauvais sort. En vertu de la méfiance qu’engendre un tel sujet --n’est-ce pas qu’on est dans un domaine où chacun cache ses fétiches censés lui offrir à lui tout seul le bonheur?--, il a été difficile d’avoir plusieurs témoignages d’adeptes des gris-gris ou de marabouts qui en fabriquent.
Heureusement que des cordonniers --ces hommes sans qui les gris-gris ne seraient pas aussi beaux à voir-- ont accepté de parler. Leurs confidences ont valeur de témoignages à l’instar de celles faites par Samba (appelons-le ainsi), un ‘’fara wude’’ (cordonnier) qui officie au marché Tiléne. Spécialisé dans la fabrication d’amulettes, il révèle qu’il reçoit des commandes de divers genres allant du ‘’dialawlé’’ (talisman porté par les nouveau-nés) aux gros ‘’ndombo’’(ceintures de gris-gris), très prisé par les commerçants, les lutteurs et autres adultes désireux de réussir dans leurs affaires.
La discrétion dont fait montre Samba lui a attiré une nombreuse clientèle au sein de laquelle certains se lassent aller à des confidences. C’est ainsi qu’il vous montre des ‘’téré’’ déjà apprêtés et qui attendent livraison à leurs propriétaires, tremblant de perdre leur emploi ou obnubilés par l’accession à de hautes fonctions.
‘’J’essaie d’exécuter le travail qu’on attend de moi, dans les limites du possible et ce sans remettre en cause mes croyances religieuses’’, glisse le cordonnier avant d’ajouter qu’il lui arrive de recevoir ‘’des clients hors du commun’’ lui demandant de leur confectionner des gris-gris à ‘’des heures précises de la journée quand le soleil est dans le ciel ou au moment de son coucher’’.
Généralement, Samba satisfait les exigences de tels clients, mais il lui arrive de dire niet à certaines aussi étranges que dangereuses comme lorsqu’un homme, apparemment un non-Sénégalais, est venu lui demander la confection d’un talisman ‘’dans un endroit désert et obscur’’. ‘‘Il croyait qu’en me proposant de l’argent, c’est-à-dire plus que ce qu’il devait me donner, j’allais accepter, mais j’ai refusé’’, a-t-il ajouté dans un sourire disant long sur la connaissance de la psychologie de ses clients.
Faut-il le préciser, les signes contenus dans les gris-gris sont tracés par des marabouts et les cordonniers se contentent juste de les recouvrir de peaux de bêtes, d’où, expliquent plusieurs d’entre eux, ‘’nous n’essayons pas de savoir ce qui est écrit dessus’’. Vrai ou faux? En tout cas, la confiance ne règne pas toujours et, d’après ce cordonnier rencontré dans un coin de rue de la Médina, il arrive que des clients exigent que le travail se fasse en leur présence. ‘’Ils ne le disent pas, mais ils croient qu’une fois le dos tourné je vais changer leur bon gris-gris en un bout de papier quelconque’’, explique-t-il d’un air navré, non sans reconnaître que dans sa corporation il y a des ‘’brebis galeuses’’ capables d’une telle forfaiture.
Une précision s’impose ici: à en croire Mame Aïta Diop, fille de la grande prêtresse de Rufisque (elle n’est plus de ce monde), n’importe quel cordonnier ne peut confectionner les ‘’ndombo’’ (ceinture de gris-gris) que portent les prêtres et leurs accompagnants lébous. Il faut nécessairement avoir des connaissances mystiques pour pouvoir contenir ‘’la puissance’’ qui se trouve dans les fétiches des premiers habitants de Dakar, souligne-t-elle, expliquant cette réalité par le fait que les fétiches sont le domaine réservé des Djinns.
En tous les cas, il n’est pas recommandé de laisser errer les bons talismans, dixit ce marabout, selon qui certaines de ses amulettes peuvent disparaître comme par enchantement lorsqu’on les néglige.
Est-ce que c’est ce qu’a compris la mère de K. D? Toujours est-il que selon la jeune fille, sa mère a un gris-gris très efficace contre les accouchements douloureux. ‘’A chaque fois que l’une de nous est en état de grossesse, ma mère nous fait porter le gris-gris. Et dés accouchement, elle s’empresse de l’enlever pour le garder soigneusement, dans un endroit connu d’elle seule, jusqu’à la prochaine grossesse au sein de la famille’’, raconte K.D, selon qui le gris-gris sur la nature duquel elle ne veut pas s’étendre, a le don d’éviter à celle qui la porte la naissance d’un enfant mal formé.
‘’Cela ne s’explique pas scientifiquement, mais les nouveaux- nés victimes de malformations sont dus à des esprits malveillants qu’auraient croisé leur mère durant la grossesse’’.
M. F, une autre jeune fille, est loin d’avoir la même vision des choses que K. D. ‘’ Rien ne peut nous arriver si nous avons la foi en Dieu’’, souligne-t-elle sans chercher à jeter l’anathème sur ses sœurs qui ne se suffisent pas de ‘’leur foi’’. Usant de la même précaution, V. M. Tambédou, professeur d’anglais reconnaît tout d’abord que ‘’le port du gris-gris est une réalité, une pratique courante dans la société sénégalaise’’ et que les gens ont diverses raisons pour les porter: certains prétendent se prémunir contre le mauvais sort, d’autres, surtout les élèves et étudiants, aspirent à réussir à leurs examens’’.
‘’Mon point de vue personnel en tant qu’intellectuel c’est que je ne crois absolument pas au gris-gris, d’ailleurs je n’en porte même pas’’, s’empresse-t-il d’ajouter avant de préciser‘’
‘’Si les gris-gris pouvaient servir à quelque chose, les Sénégalais occuperaient le devant de la scène au niveau international’’. Et l’enseignant de citer l’exemple de certains fils de marabouts qu’il dit bien connaître, mais ‘’qui ont cartouché en faculté des sciences’’.
Quoiqu’il en soit la fonction que le fétiche de la mère de K. D est censée remplir recoupe les explications du sociologue Kally Niang, d’après qui ‘’la croyance aux gris-gris traduit un besoin de protection et de promotion sociale’’. Présentant les gris-gris comme des éléments culturels propres aux sociétés traditionnelles et des ‘’survivances’’ dans les sociétés africaines modernes, il n’est pas loin de les assimiler à de la magie qui, ‘’à la différence de la religion est nécessairement efficace à condition qu’on connaisse et pratique les rites avec exactitude. Elle a donc comme la technique et les connaissances empiriques, un but pratique d’application’’.
Arrivé à ce stade, l’homme, selon lui, ‘’s’installe dans une logique d’individuation, de concurrence, de guerre contre tous’’, d’où il fait recours aux ‘’+muslay + (talisman contre les ennemis) et +missiles+ que le groupe familial met à sa disposition’’. En pleine déliquescence, il n’aura cesse d’avoir recours aux charlatans et autres vendeurs de ‘’missiles sociaux’’, d’‘’anti-catt’’ (protection contre les langues pendues) et de talismans contre les anthropophages.
Tout ceci est la résultante de l’affaissement des liens sociaux, des crises de la solidarité, explique le sociologue indexant au premier chef les responsables politiques et religieux comme ceux ‘’qui possèdent le plus de kilogrammes de gris-gris. C’est donc dire que la société sénégalaise fonctionne sur la base de paradoxes. Car comment comprendre que des marabouts disposant d’une grande base de reproduction sociale et maîtrisant parfaitement les préceptes de l’Islam et de la sunna, fassent également recours à ces objets substitutionnels? N’est-ce pas là un aveu d’impuissance?’’.
(APS)