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Lettre à monsieur le Président de la République : Réserves sur la légalité du Décret N°2014-926 du 23 Juillet 2014 .

Rédigé par leral.net le Lundi 9 Février 2015 à 09:40 | | 0 commentaire(s)|

Lettre à monsieur le Président de la République : Réserves sur la légalité du Décret N°2014-926 du 23 Juillet 2014 .
Monsieur le Président de la République,

En ma qualité de travailleur des collectivités locales, j’ai l’honneur de vous exposer ce qui suit, suite à une analyse juridique du Décret N°2014-926 du 23 Juillet 2014 2014 portant conditions de dévolution du patrimoine de la Ville et redéploiement du personnel des régions et anciennes Villes.

Pour rappel, la reforme communément appelée Acte III de la décentralisation, que vous avez eu à porter, dans sa formulation théorique a eu à poser comme postulat un véritable changement de paradigmes.

En effet, l’Etat du Sénégal, à travers la reforme entreprise, s’attèle à construire un développement à partir des territoires, autrement dit, il a l’ambition, selon la formule consacrée, de mettre en œuvre une stratégie de territorialisation des politiques publiques.

Une telle approche, qui a fait l’objet d’une attention particulière lors du Sommet de l’Africité en 2012, ne pouvait être que salutaire pour un pays comme le Sénégal, où, l’une des insuffisances les plus flagrantes notées dans le fonctionnement du système administratif décentralisé réside dans le fait que, hormis la collaboration dans le cadre strict tracé par la loi, l’Etat (centre) et les Collectivités Locales (périphérie) passent le plus clair du temps à s’observer en chiens de faïence.

Au point que, comme l’a posé le Doyen Mamadou Diouf, dans une brillante communication en Décembre 2013 « toutes les logiques d’organisation territoriale ou sectorielle, malgré la pertinence des objectifs visés, n’ont pas donné les résultats escomptés parce que n’ayant pas pris en compte les nécessaires interdépendances entre les unes et les autres »( cf communication Retraite de la Commune d’arrondissement de Fass-Gueule Tapée-Colobane, Saly, Décembre 2013, page 8.)

Dès lors, la réforme précitée, dont l’ossature principale, l’épine dorsale, est la loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code Général des Collectivités Locales, viendra mettre en œuvre cette stratégie de construction d’un développement à partir des territoires, qui, selon vos mots, Monsieur le Président de la République, va beaucoup emprunter à la Méthode de Gestion Axée sur les Résultats (Méthode GAR) et constituer un véritable accompagnement institutionnel et administratif du Plan Sénégal Emergent

Seulement, la loi précitée, une fois votée et promulguée, un ensemble de mesures ont été prises, surtout un décret a été pris. Il s’agit du décret 2014-926 du 23 Juillet 2014 cité en référence et ci-joint en annexe.

Sur ce décret, certes nous pouvons comprendre, que les biens des régions actuellement simples circonscriptions administratives, qui n’ont plus au terme de la nouvelle loi une existence légale en tant que collectivité locales, soient liquidés, et que très facilement la dévolution de leurs biens soit prononcée, mais tel ne nous semble pas être le cas des villes.

Pour ces dernières, suite à la réforme, il y eu un réaménagement de leur cadre de coexistence avec les anciennes communes d’arrondissement, mais les villes continuent d’exister de plein droit.

Mais notre sentiment est que l’on s’est empressé de leur appliquer des mesures ressemblant à celles qui ont été prises dans d’autres contextes et pour d’autres procédures.

En effet, pour Dakar, les mesures de dévolutions prises ressemblent fort à celles qui ont présidée à la liquidation de l’ancienne Communauté Urbaine de Dakar (CUD) en 2001, à la seule différence, que les travailleurs de la Ville de Dakar n’ont pas été licenciés. Ils ont été redéployés.

Il n’est pas erroné de redéployer des travailleurs, mais au préalable il convient de bien cerner l’encadrement juridique d’un tel redéploiement. A ce propos, pour le redéploiement du personnel, selon les informations recueillies, le raisonnement juridique qui a prévalu de la part de l’Etat, dans cette décision fut de retenir que « l’accessoire suit le principal ».

Autrement dit, l’ensemble des agents de la Ville servant par exemple dans les centres de santé, dès lors que lesdits centres passent dans les anciennes communes d’arrondissement, deviennent d’autorité des agents de la commune d’arrondissement de ressort. Nous sommes au regret de ne pas partager un tel raisonnement.

En effet, comment peut-on considérer un travailleur comme l’accessoire de l’infrastructure où il est simplement affecté ?

En droit, l’accessoire, comme vous le savez très bien, est ce qui dépend de manière intrinsèque d’une chose…ainsi, par exemple, dans nos centres de santé l’accessoire n’est pas constitué des agents, mais des équipements matériels (mobilier et matériel roulant) qui servent à faire fonctionner la structure.

Et qu’à l’analyse, ce matériel dans une hypothèse de dévolution sera susceptible de rester soumis au même régime juridique que l’infrastructure.

Il est vrai qu’a première vue, une infrastructure sanitaire se compose d’équipements et d’un personnel, mais dans le cas d’espèce, les agents de la Ville servant dans les centres de santé, et voire les centres secondaires d’Etat-civil n’ont pas été recrutés par ces services mais par la ville, et simplement affectés, parfois mis à disposition des anciennes communes d’arrondissement.

1. Pour un respect de la libre administration des collectivités locales et une protection des droits des travailleurs.
Dès lors, pour appréhender correctement leur situation juridique dans le cadre de cette dévolution de patrimoine et de redéploiement d’agents, nous proposons de recourir non pas au principe « Accessorium sequitur principale », mais plutôt à une technique de détachabilité.

En droit, la détachabilité est une technique de raisonnement consistant à extraire un ou des éléments d’une situation globalement soumise à un régime juridique homogène, pour le/les soumettre à un régime juridique différent.

Et la jurisprudence a suffisamment, depuis plus d’une cinquantaine d’années expérimenté une telle technique dans des situations aussi variées allant du contentieux des marchés publics à l’examen de la légalité des actes pris par un Président de la République en vertu de ses pouvoirs en période de circonstances exceptionnelles.

En l’espèce, le recours à la technique de la détachabilité, pour examiner la situation juridique les agents de la Ville en service dans les infrastructures sanitaires ou dans les anciennes communes d’arrondissement pourrait nous permettre de voir que l’on ne peut pas, d’autorité, les faire passer d’agents de la ville à agent des commune où ils servent, sans porter préjudice à leurs droits.

Et ceci pour la bonne et simple raison que ces agents sont des travailleurs en situation légale et règlementaire, avec le droit à une protection de leurs intérêts matériels et moraux.

Or, l’atteinte à la libre administration des collectivités locales et à la protection du droit des travailleurs nous semblent constituées par le fait que, dans l’article 5 du décret précité il est disposé que la commission ad-hoc crée par le représentant de l’Etat est « chargée de faire l’inventaire du patrimoine et le redéploiement du personnel des régions et des anciennes villes » et une fois le travail d’inventaire terminé, il revient au représentant de l’Etat, (article 8 du décret précité) de prendre un arrêté fixant la répartition du patrimoine et le redéploiement du personnel.

Notre interrogation, est la suivante : comment concilier, ces dispositions réglementaires, très autoritaires, avec celles de la loi dont l’article 3 du Code Général des collectivités Territoriales dispose que « les collectivités locales sont seules responsables, dans le respect des lois et règlements, de l'opportunité de leurs décisions. » ?

Il nous semble qu’il y a là un problème juridique car si nous appliquons les dispositions pertinentes de la loi, le travail du représentant de l’Etat pour ce qui est du personnel devrait simplement se limiter à coordonner les taches de recensement, matérialiser les résultats dans un arrêté, et laisser le soin aux collectivités locales, nous le rappelons seules responsables et juges de l’opportunité, de procéder en vertu des pouvoirs qu’elles tiennent de la loi, au redéploiement.

Sous cet angle, nous pouvons sérieusement douter de la légalité des dispositions du décret précité organisant le redéploiement des agents.

2. La difficile qualification juridique des mesures actuelles de redéploiement d’agents dans les communes.
Plus grave, il est ressorti, des différentes sorties dans la presse de personnes autorisées, que le redéploiement des agents est un recrutement par substitution d’employeur. Là aussi, osons espérer que ce n’est pas la position officielle de l’Etat.

Car, comme vous le savez, pour avoir été maire, entre collectivités locales, le recrutement par substitution d’employeur se fait au terme d’une procédure selon laquelle un agent en service dans une collectivité saisit une autre collectivité de sa volonté de vouloir y servir en tant qu’employé.

Le responsable de la dite collectivité, lui marquant son accord, saisit son homologue de la collectivité où sert l’agent pour l’inviter à le libérer. Et c’est une fois cette libération faite que l’agent est recruté. Il conserve alors son ancienneté et les avantages y afférent.

Pour retenir, à l’analyse de ce qui précède, que le recrutement par substitution d’employeur fait intervenir trois volontés : le travailleur, la collectivité locale qui l’avait initialement recruté et la collectivité locale qui veut l’accueillir.

Or, de manière non équivoque, si nous examinons à la lumière du décret N°2014-926 précité, la procédure de redéploiement des agents des villes vers les communes, nous n’avons pas senti de la part du pouvoir central ce souci de se conformer aux exigences de la libre administration, oubliant que depuis 1996 le recrutement d’agents par les collectivités locales a cessé de relever d’un régime de tutelle.

D’ailleurs, redéployer les agents des villes dans les communes, pour le restant de leur carrière ne nous semble pas une mesure prudente.

Si bien qu’à la place de cette démarche si problématique, nous aurions proposé de rester dans l’orthodoxie de la gestion des effectifs de fonctionnaires en portant le choix sur les procédures très simples qui gouvernent la position des agents.

Plus précisément, pour le redéploiement des agents des Villes dans les communes, nous invitons l’Etat à explorer la piste d’un recours à la position de détachement, de préférence longue durée, prévue par les articles 61 à 73 de la loi n° 2011-08 du 30 mars 2011 relative au Statut Général des Fonctionnaires des Collectivités Locales.

Non seulement le détachement dans la mise en œuvre de ce redéploiement, permet conformément à sa définition légale, de maintenir les relations de travail des agents avec leur administration d’origine (la ville) en même temps qu’elle donne la possibilité aux communes de prendre en charge leurs salaires et accessoires, mais en plus, l’horizon temporel de cinq années renouvelables est un gage de prudence.

Monsieur le Président de la République, on ne pourrait pas sur ce point nous opposer que la loi précité n’est pas encore applicable. Le cas échéant, nous rappellerons que l’Etat du Sénégal depuis 2004 peine à mettre en place ce statut.

Et bien que la loi fût promulguée depuis 2011, après 7 ans d’interminables palabres, son effectivité tarde du fait de l’Etat du Sénégal.

Donc, ce comportement fautif de l’Administration Sénégalaise, cause d’un grave retard dans l’exécution d’une loi, lui dénie tout droit d’en invoquer l’ineffectivité, au risque de se prévaloir de sa propre turpitude.

3. De la prohibition des décisions de « reformatio in péjus ».

S’y ajoute que, et nous terminons par-là, il y a lieu de faire l’analyse pour voir, si en termes de progrès et d’amélioration de leur situation, le reversement d’office des travailleurs des villes « par substitution d’employeur » aux communes est pertinent.

En termes d’avantages, si l’on se réfère au redéploiement dans sa formule actuelle, les travailleurs sont lésés dans leur droit, or il est d’un principe qu’en droit, pour un travailleur, si on a le choix entre deux situations dont l’une est préjudiciable l’autre avantageuse on doit choisir la situation avantageuse.

Car en vérité, un agent de la Ville de Dakar, a une plus grande ouverture en termes de mobilité qu’un agent cloisonné dans le petit territoire d’une commune. La ville de Dakar est plus crédible que la quasi-totalité des communes dès lors, un redéploiement au forceps dans les communes, qui à ce jour peinent payer les salaires et ne sont pas en mesure d’assurer la couverture sociale et sanitaire des agents pourrait s’analyser comme un recul dans leur situation et un risque d’installation pour on ne sait combien de temps dans la précarité.

Ce qui n’est pas acceptable en droit, parce qu’un travailleurs évolue « in menus » (dans le sens favorable) et pas « in pejus » (dans un sens défavorable).

En effet, un principe général de droit prohibe toute « reformatio in péjus », c’est-à-dire toute décision en vertu de laquelle l’autorité remettrait en cause des intérêts et droits légalement acquis par une personne ou un groupe.

Appliqué, à la gestion du personnel, le principe de la prohibition de la « reformatio in péjus » prescrit à l’autorité de décider toujours in « ménus », c’est-à-dire dans le sens favorable au droit des travailleurs en termes de progrès.
Justement, il nous semble que les mesures de redéploiement telles qu’elles sont entreprises ne militent pas en faveur d’un progrès des travailleurs des collectivités locales.

Surtout que, dans le contexte actuel de mise en œuvre de la fonction publique locale, il nous semble que ce redéploiement ne fera que multiplier les pouvoirs locaux interlocuteurs de l’Etat, qui, rien que pour Dakar vont passer de deux (ancien Conseil Régional et Ville) à vingt et un (Ville de Dakar, les 19 communes et le conseil départemental) avec tout ce qui est susceptible d’en résulter comme difficulté de trouver des consensus.

Donc, en définitive, nous estimons que le redéploiement dans communes étant d’une gravité certaine et d’une légalité douteuse qui ne milite pas en faveur des ambitions déclinées dans l’Acte III, se doit d’être corrigé.

De ce qui précède, Monsieur le Président de la République, je vous invite à ce qu’il vous plaise d’abroger les dispositions du décret précité, notamment celles de l’article 8, qui nous paraissent à l’analyse entachées d’illégalité.

Je vous invite dès lors à instruire les autorités compétentes pour mettre un terme à la formule actuelle de redéploiement des agents dans les anciennes communes d’arrondissement pour la reprendre dans une perspective plus conforme à l’article 102 de la Constitution ainsi qu’aux disposition pertinentes des articles 54 à 73 des loisN°2011-08 du 30 mars 2011 relative au statut général des fonctionnaires des Collectivités locales, et celles de l’article 3 alinéa deuxième ; et n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code général des Collectivités locales précitées.

Dans cette attente, en vous remerciant d’avance pour votre haute diligence, je vous d’agréer, Monsieur le Président de la République, l’expression de ma très haute considération.

Moussa NDIAYE
Juriste,
Conseiller aux Affaires Locales
à la Ville de Dakar
e-mail : moyis5@hotmail.fr