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Lettre ouverte à Monsieur le ministre de l’Economie et des Finances - Par Mamadou Abdoulaye Sow, ancien ministre

« Dans la République, la loi fiscale est la même pour l’ensemble des citoyens »


Rédigé par leral.net le Jeudi 18 Décembre 2014 à 11:02 | | 8 commentaire(s)|

Lettre ouverte à Monsieur le ministre de l’Economie et des Finances - Par Mamadou Abdoulaye Sow, ancien ministre
Monsieur le ministre,

Comme le disait le journaliste Abdou Latif Coulibaly (voir « Loterie nationale –Chronique d’un pillage organisé - Lettre au président de la Commission nationale de lutte contre la corruption », Les Éditions Sentinelles, 2007, p.7), « je ne peux pas me taire. J’essaie, mais je n’y arrive pas ». Je ne peux pas me taire, surtout lorsque ceux qui sont censés veiller au respect des lois sont les premiers à les violer.

Monsieur le ministre

Le 12 juin 2014, le Président de la République a signé le décret n° 2014-769 abrogeant et remplaçant le décret n° 91-490 du 8 mai 1991 fixant les conditions d’attribution et d’occupation des logements administratifs. En vertu de l’article 16, vous êtes chargé de l’application du décret précité non encore publié dans le journal officiel. C’est à ce titre que je vous écris cette lettre pour vous faire part d’objections relatives, d’une part, à la violation de la loi fiscale et, d’autre part, à l’injustice fiscale, qui résulteraient de l’application du décret susvisé. Toutefois, des remarques s’imposent, avant d’aller plus loin.

1) Remarques liminaires

Concernant le rapport de présentation

C’est sur le rapport du Secrétaire général de la Présidence de la République que le décret a été signé par le Président de la République. La question que je me pose est de savoir si le Secrétaire général de la Présidence de la République, qui n’est pas membre du Gouvernement, a compétence pour signer le rapport de présentation d’un tel décret. L’on constate que pour les multiples modifications intervenues sur le décret du 8 mai 1991, tantôt le rapport de présentation était signé par le ministre chargé des Finances, tantôt par le ministre chargé des Finances conjointement avec le ministre chargé de l’Habitat ou bien conjointement avec le Garde des Sceaux, ministre de la Justice et tantôt par le Secrétaire général de la Présidence de la République.

En bonne règle, il doit revenir aux services compétents du ministère chargé des Finances et de celui chargé de l’Habitat de préparer les projets de décret de l’espèce. C'est pourquoi, il me paraît important que le Chef du Gouvernement veille, en référence au paragraphe 1.3 de l’annexe du Code de transparence sur les finances publiques, à ce que le rôle et les responsabilités respectifs du ministre chargé des Finances et des autres ministres soient clairement définis à l’intérieur du Gouvernement.

Concernant le périmètre du décret

• Premièrement, à la lecture du décret, on se rend compte du nombre impressionnant de magistrats et de greffiers sur la liste des bénéficiaires (près de 40% des principales catégories de bénéficiaires), c'est comme qui dirait que ce décret est fait pour ces derniers.

• Deuxièmement, hormis leur secrétaire général, l’Assemblée nationale et le Conseil économique, social et environnemental sont exclus du champ du décret ; pourquoi pas le Conseil constitutionnel, la Cour suprême et la Cour des comptes en vertu du principe de la séparation des pouvoirs et de l’autonomie financière (discutable) qui leur est conférée par le législateur ?

• Troisièmement, qu’est-ce qui justifie le classement hors catégorie (c’est-à-dire dans la même catégorie que les membres du Gouvernement) du président du Conseil national de Régulation de l’Audiovisuel, du président de l'Office national de Lutte contre la Fraude et la Corruption, du président de la Commission électorale nationale autonome et du Vérificateur général de l'Inspection générale d’État ?

• Quatrièmement, le présent décret régit les fonctionnaires et agents de l’État en service dans la fonction publique étatique et, nulle part dans la loi n° 2013-10 du 28 décembre 2013 portant Code des collectivités locales, il n’est prévu le versement d’une indemnité de logement au secrétaire général du département ou de la ville et au secrétaire municipal.

Puisque les indemnités représentatives de logement à allouer aux secrétaires généraux des départements et à ceux des villes ainsi qu’aux secrétaires municipaux doivent être prises en charge par le budget des collectivités locales qui les recrutent (le dernier paragraphe de l’annexe n° 2 du décret le précise très clairement), ces derniers doivent être exclus du champ d’application du décret. Si une indemnité de logement doit leur être versée, elle doit résulter d’un autre décret qui en fixe les plafonds, étant entendu qu’il revient aux organes exécutifs des collectivités locales de délibérer sur les montants à verser, et qui doivent être en adéquation avec les montants des indemnités déjà allouées aux maires et à leurs adjoints. En incluant dans son périmètre les secrétaires généraux des départements et ceux des villes ainsi que les secrétaires municipaux, vous conviendrez avec moi que le décret viole le Code des collectivités locales.

Monsieur le ministre,

En guise de conclusion sur ces remarques liminaires, quid de vos comptables publics qui n'ont pas droit à un logement de fonction et par conséquent à une indemnité de logement ? Vous noterez que la nouvelle règlementation reconduit une aberration rédactionnelle qui n'a jamais été respectée. En effet, selon l'article 3 du décret, les comptables publics de deniers responsables des caisses dont le gardiennage n'est pas assuré par l'État peuvent bénéficier d'un logement par nécessité de service au sens de l’article 1er b) du décret lorsqu’il leur est fait obligation de loger dans l'enceinte du service. En d'autres termes, quand le gardiennage est assuré par l’État (ce qui doit être la règle), ils ne peuvent pas bénéficier d’un logement. Et si un logement n'existe pas dans l’enceinte du service, qu'est ce qui est prévu ? Pourquoi ce traitement discriminatoire par rapport aux gardiens de la fortune publique ?

Monsieur le ministre,

Je ne peux pas me taire, tant que des situations d’illégalité continueront d’exister. L’on se souvient des deux décrets n° 2011-1044 et n° 2011-1046 du 26 juillet 2011 de l’ancien régime accordant en toute illégalité des salaires nets d’impôts aux inspecteurs généraux d’État et aux magistrats des hautes juridictions. Sauf dans une administration « bananière », il ne pouvait être dans l’ordre normal des choses, pour un esprit doté d’un minimum de rationalité, de proposer de tels décrets à la signature du Président de la République.

Au passage, j’ose espérer que vos services compétents, qui ont la responsabilité de mettre en application le présent décret, ne sont pas en train de procéder à un cumul du montant de l’indemnité de logement fixé par le décret du 12 juin 2014 avec le salaire net des personnels concernés par les deux décrets du 26 juillet 2011.

2) Le décret n° 2014-769 du 12 juin 2014 viole la loi fiscale en exonérant d’impôts les indemnités de logement

Monsieur le ministre,

À la fin du rapport de présentation du décret précité, je lis : « (Le décret) fixe également le montant de l’indemnité représentative de logement, net d’impôt, allouée aux personnels concernés.. » et dans l’annexe 2 du décret : « Le montant mensuel de l’indemnité représentative de logement, net d’impôts, prévue à l’article 6 du présent décret est fixé, selon les catégories des personnels concernés… ».

De ce qui précède, l’on peut déduire que l’indemnité de logement n’est pas imposable à l’impôt sur le revenu. La même disposition semblerait être appliquée à l’indemnité de judicature des magistrats.

Comme vous le savez, l’article 164.1 alinéa 1 du Code général des Impôts dispose que les indemnités de toutes natures sont imposables à l’impôt sur le revenu, et qu’en vertu de l'article 182 du même Code les revenus provenant des indemnités sont soumis à la retenue à la source. Au surplus, parmi les 14 cas d’exonération limitativement énumérés par l’article 167 du Code général des Impôts, il n’y figure pas l’indemnité représentative de logement. C’est pourquoi, j’aimerais bien connaître, si elles existent, les dispositions constitutionnelles ou légales qui autorisent le pouvoir réglementaire à accorder des exonérations d’impôts par voie décrétale.


Monsieur le ministre,

Vous savez mieux que moi que le fait de décider dans un décret le versement de rémunérations ou d’indemnités nettes d’impôts ne peut valoir exonération au plan fiscal. Seul le législateur est compétent pour déroger à la loi fiscale. Aussi, en exonérant d’impôts l’indemnité de logement, le décret viole-t-il le Code général des Impôts.

Monsieur le ministre, je ne peux pas me taire, lorsque la loi fiscale n’est pas la même pour tous les citoyens.

3) Le décret n° 2014-769 du 12 juin 2014 introduit une injustice fiscale

Dans le Préambule de la Constitution, le Peuple du Sénégal affirme clairement son adhésion à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, dont les articles 6 et 13 énoncent respectivement le principe d’égalité devant l’impôt et le principe d’égalité devant les charges publiques.
Où est l’égalité en matière fiscale, si l’indemnité de logement des personnels visés par le décret du 12 juin 2014 est exonérée d’impôts, pendant que le modeste fonctionnaire ou agent de l’État paie l’impôt sur le revenu sur des rémunérations inférieures aux montants des indemnités de logement.
Où est l’égalité en matière fiscale, là où des retraités de la fonction publique, avec une pension de retraite par mois de moins de deux cent mille francs CFA, paient au moins la taxe représentative du minimum fiscal, et là où d’autres personnels de l’État paient l’impôt sur le revenu sur des montants d’indemnités de logement de loin inférieurs à ceux prévus par le décret en cause.
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Espérant que les services compétents du ministère chargé des Finances demeurent et demeureront les derniers remparts contre la mauvaise gouvernance financière, je conclus sur ces propos d’André Barilari : « L’essence de le république, ce qui fait son originalité par rapport à la démocratie, c’est l’égalité des citoyens. Si la démocratie se définit comme le régime de souveraineté des citoyens, la république se définit par l’égalité des citoyens. Dans la république (.....) la loi fiscale est la même pour l’ensemble des citoyens. L’application de ce principe d’égalité est un des piliers originels du consentement à l’impôt » (André Barilari, « Le consentement à l’impôt », Presses de Sciences Po, 2000, pp.107-108).


Mamadou Abdoulaye SOW

Inspecteur principal du Trésor à la retraite,
Ancien Directeur General de la Comptabilité publique et du Trésor,
Ancien ministre

BP 16248 Dakar - Sénégal