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Mais à quoi sert le festival de Cannes ? - Par Khalifa Touré

Rédigé par leral.net le Mardi 27 Mai 2014 à 11:58 | | 0 commentaire(s)|

Mais à quoi sert le festival de Cannes ? - Par Khalifa Touré
« Le cinéma est un moyen d’expression dont l’expression a disparu, il est resté le moyen. »
Jean Luc Godard. « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs » André Bazin.
A l’occasion de la cérémonie de clôture du festival de Cannes 2013, le très sérieux metteur en scène britannique Kenneth Loach, en recevant le prix du Jury pour sa comédie sociale « LA PART DES ANGES » a tenu des propos apparemment anodins, mais qui nous renvoient à la problématique de l’utilité du cinéma et de nos rapports à l’Art en général, à une époque où les activités culturelles les plus sensibles sont corrompues par le glamour, les paillettes, les lambris dorés et le m’as-tu vu des stars. Avec la gravité expressive qu’on lui connaît, il a dit en substance la chose suivante : « Le festival de Cannes nous montre que le cinéma n’est pas un simple divertissement. Il nous montre ce que nous sommes et comment on devrait être dans ce monde ». Présent cette année 2014 pour la 17ième fois sur la croisette avec « Jimmy’s Hall » en sélection officielle ; un film inspiré de la vie du communiste irlandais Jimmy Gralton en bute à l’intolérance, au fanatisme et à l’incompréhension de l’époque, Ken Loach déjà lauréat de la palme d’or avec son très âpre « Le vent se lève », a annoncé qu’il va tirer sa révérence ; allez savoir pourquoi !

Quant au très illustre Jean Luc Godard, il ne vient plus à Cannes depuis des années prétextant mille et une choses. En 2010, il était empêché par « des problèmes de type grec », certainement un naufrage financier ! Cette année, il était attendu mais finalement il nous a servi l’un de ses chefs-d’œuvre : Une vidéo auto-enregistrée où, justifiant son absence, il s’adresse à Gilles Jacob, le président du festival, en des mots d’une sagesse et d’une courtoisie digne de son génie. En fin de compte, son très expérimental film « Adieu au langage » a obtenu le prix du Jury en ex aequo avec le virtuose Québecquois Xavier Dolan, jeune prodige de 25 ans. Excusez du peu ! Présent à Cannes pour la cinquième fois, le réalisateur de « Mommy », qui est une œuvre magnifique sur les rapports entre une mère et son fils qui apprend à vivre, possède la graine des grands artistes. Un grand cinéaste est né ! Mais le jeune surdoué a affirmé vouloir arrêter son cinéma pour quelques temps, histoire de vivre comme ses copains et s’adonner à des choses de son âge. « Je suis fatigué » a-t-il dit comme le génial Marlon Brando avait affirmé « Je suis fatigué de sauver le monde. » Ah ! Que les artistes sont prétentieux et c’est tant mieux. Tout le monde sait que le grand cinéaste new yorkais Woody Allen, l’une des sommités de l’art moderne et contemporain, l’homme qui a réinventé le burlesque, ne présente plus ses films en compétition officielle depuis plus de trente ans. Il reviendra dit-il, le jour où les films seront en lice en fonction de thèmes bien précis. Le cinéaste serbe Emir Kusturica, deux fois palme d’or pour « Papa est en voyage d’affaires » et « Underground » ne dit-il pas tout le temps qu’il va arrêter le cinéma pour se consacrer à sa musique. On connait la suite. Il n’est pas facile de se libérer d’une passion.
Certaines critiques adressées au festival sont fondées mais la plupart ne le sont pas du tout. Des metteurs en scène comme le palestinien Elia Suleyman, les américains Jim Jarmush, Spike Lee, Gus Van Sant et le chinois Wong Kar Wai n’auraient jamais eu la réputation qu’on leur connait sans la critique bienveillante du festival de Cannes. On oublie que c’est le festival qui a déroulé le tapis au grand cinéaste sénégalais Djibril Diop Mambety avec son très inspiré « Hyènes », une satire corrosive des rapports humains. C’est à Cannes que le burkinabé Idrissa Ouedraogo a eu le grand prix du jury avec son drame social très poignant « Tilai », c’était en 1990. L’énigmatique « Yelen » du Malien Souleymane Cissé a été primé à Cannes en 1987. Le tchadien Mahamat Saleh Haroun est devenu un cinéaste reconnu après son prix du jury pour « Un homme qui crie ». Quant au mauritanien Abderrahmane Sissako, sa notoriété internationale est due à une grande maitrise du langage cinématographique et au festival qui lui a déroulé le tapis rouge cette année pour son film « Timbuktu ». Thierry Frémeux, le délégué général du festival a révélé que le grand Sembene Ousmane a été pré-choisit pour présider le jury de la sélection officielle mais le sort en a voulu autrement. Cette année-là la présidence devait revenir à l’Europe et entre temps le cinéaste-écrivain est décédé.

Mais le problème du festival de Cannes qui vient de décerner la palme d’or au cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan, n’est rien moins que la crise liée à l’incompréhension du cinéma. Parler de Cannes, c’est parler du cinéma tout court. Le principal ennemi du cinéma aujourd’hui est l’inculture généralisée qui frappe le monde contemporain. Qui connait Nuri Bilge Ceylan ? Pourtant que de prix remportés à Cannes avant cette palme extraordinaire. Son film « Winter Sleep » est un choc esthétique, moral et cinématographique selon Télérama. Le cinéma est sans conteste la plus grande découverte artistique du 20ème siècle. « Ignorer le Cinéma, ses problématiques et son histoire est une lacune grave dans la culture de l’honnête homme » a écrit Roger Caratini. Lors d’un récent festival de cinéma, le cinéaste franco-polonais Roman Polanski s’est énervé pendant une conférence de presse face aux « questions débiles » des journalistes en disant tout bonnement « Vous ne savez rien de ce que l’on fait ! ». Aujourd’hui, une approche du cinéma qui ne tient pas compte des genres et des courants est justifiée par une volonté d’aller au-delà des clivages mais elle a le malheur de « desservir » le grand public et les jeunes qui veulent approfondir. Lisez cette liste des dix meilleurs films d’horreur qui circule sur le Net ! Une liste où la plus part des films cités sont plutôt des fantastiques. Tous les films d’horreur sont fantastiques mais tous les fantastiques ne sont pas des films d’horreur. « The Shining » de l’immense Stanley Kubrick n’est pas un film d’horreur comme il est écrit dans ce mauvais palmarès. Voilà où nous mène la négligence de l’esthétique des genres cinématographiques.
Le cinématographe (pour parler comme le janséniste du cinéma, Robert Bresson) est certainement l’art du spectacle le plus populaire de l’histoire moderne. Mais cette popularité n’était pas évidente au début. Le cinéma a d’abord été une affaire de techniciens et puis ensuite il est devenu « la chose » des écrivains, un prolongement de la tradition d’écriture, l’une des empreintes fondamentales de la culture européenne et orientale. Certains remontent à la période des cavernes, aux peintures rupestres pour faire la genèse du cinéma, d’autres plus « modérés » affirment que le cinéma est le prolongement des « ombres chinoises » qui datent de l’antiquité. Des philosophes affirment que l’idée cinématographique tire sa source de la fameuse allégorie de la caverne de Platon puisque le cinéma est l’art de la projection de l’écriture sous forme d’images. Mais les plus réalistes disent que le cinéma en tant que technique a été inventé par Les Frères Lumière en 1895 avec le tournage de deux films : La sortie des usines Lumière et L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat. Les Frères Lumières sont la phase technique du cinéma mais le véritable inventeur de l’art cinématographique est le génial George Méliès. Il est le premier des cinéastes a être conscient que le cinéma est d’abord un langage, un ensemble de signes, une écriture, un moyen d’expression au même titre que le théâtre, la grande musique, la littérature, la peinture et l’opéra. Voilà la petite histoire. On comprend bien maintenant l’importance de la sémiologie pour décrypter les images subliminales que projettent les œuvres des grands cinéastes. Cannes est à ce titre le bouclier sans lequel le cinéma mondial va sombrer sous la masse des nombreux blockbusters qui sont produits par les grands studios. N’eut été le festival de Cannes le cinéma d’auteur, les films d’art et essai, les films expérimentaux disparaitraient complètement. Les festivals de Cannes, Venise, Berlin, Carthage et Sundance ont une haute portée pédagogique pour le public et les cinéphiles. Il faut à la vérité dire que la plupart d’entre nous ont gardé un regard enfantin et même puéril sur les films. Le cinéma avant d’être une industrie, est surtout une écriture.

Aujourd’hui il ya plus de films-maker’s, des faiseurs de films que de cinéastes. Tous les réalisateurs ne sont pas forcément des cinéastes. Voyez cette manie chez les acteurs qui ont gagné de la notoriété et beaucoup d’argents, de marcher sur les pas des créateurs en reprenant les schémas déjà usés. Leurs films manquent souvent de souffle parce qu’ils relèvent simplement du procédé. On ne s’improvise pas cinéaste. Tout le monde n’est pas Louis Bunel, Fassbinder, Maurice Pialat ou Claude Chabrol. Un cinéaste est un poète dont le mode d’expression est l’image et qui par le truchement des films invente son propre univers artistique. Un cinéaste est un écrivain qui a le malheur d’avoir choisi l’image filmée comme moyen d’expression. Le grand public ne le prendra jamais pour un écrivain même si son écriture est plus puissante que la plupart des livres qui font l’actualité. Je vous prie de regarder « L’ordet » de Carl Dreyer, « Sunrise » de Murnau, « L’année dernière à Marienbad » d’Alain Resnais, « La règle du jeu » de Jean Renoir, « A propos de Nice » de Jean Vigo, « Le Cuirassé Potemkine » de Serguei Eisenstein, « Entr’acte » de René Clair et le célèbre « Citizen Kane » d’Orson Welles vous aurez honte de lire certains livres d’aujourd’hui. Orson Welles, Charles Chaplin, Robert Bresson, Serguei Eisenstein, Jean Renoir le fils d’Auguste, Ingmar Bergman, Jean Vigo, Carl Dreyer, Marcel Carné, Federico Fellini, Vittorio De Sica, Roberto Rossellini, Fritz Lang, Murnau, Kenji Mizoguchi, Alfred Hitchcock et Akira Kurosawa furent d’authentiques artistes. Mais la race des grands metteurs en scène n’est pas éteinte. Aujourd’hui avec l’univers burlesque de Woody Allen, les films de genre intelligents de Martin Scorsese, le néo-surréalisme de Léo Carax, le post-modernisme violent et dialogué de Quentin Tarentino, l’onirisme macabre et fantasmagorique de Tim Burton, le symbolisme explosif de Djibril Diop Mambéty( décédé), l’éclectisme gigantesque de Steven Spielberg, le réalisme fantastique d’Elia Süleyman, le monisme existentiel de Térence Malick, le réalisme social des frère Dardenne, la narratologie fragmentée de Alejandro Gonzalez Innaritu, et les contes chaotiques et bruyants d’Emir Kusturica, le cinéma est promu à un bel avenir. A moins que disparaissent les festivals avec des jurys sérieux. Les cinéastes sont des artistes dont les sources d’inspiration viennent principalement des représentations qui informent les différentes civilisations auxquelles ils appartiennent. Aussi les références, biblique, homérique, dantesque, dionysiaque ou apollonienne sont-elles foisonnantes dans le cinéma occidental. Le schéma narratif reste universel mais la différence réside dans le fait qu’un cinéaste anglo-saxon, un oriental ou un africain n’ont peut-être pas le même rapport avec le temps et l’espace. Ils n’auront certainement pas le même univers mental, les mêmes fantasmes et partant les mêmes films. Un « film africain » ne ressemblera jamais à un « film américain ». Cette question n’a pas grand-chose à voir avec les moyens ou la technologie, c’est plutôt une problématique d’ordre esthétique. Telle est peut-être la question que le festival de Cannes cherche à résoudre tant bien que mal.

Khalifa Touré
Sidimohamedkhalifa72@gmail.com