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Point de vue sur l’article 26 du projet de loi organique sur la Cour suprême (Par Souleymane Teliko, magistrat)

Rédigé par leral.net le Jeudi 10 Novembre 2016 à 22:53 | | 5 commentaire(s)|

 
L’adoption du  projet de loi organique sur la Cour  suprême intervenue  lors de la réunion du conseil de ministres tenue le  mercredi 02 novembre 2016  nous donne l’occasion de revenir sur une problématique  qui  suscite beaucoup d’intérêt  pour ne pas dire de passion : celle  du fonctionnement  de la justice .

 La lecture du texte de loi laisse  apparaitre  de nombreuses innovations dont il faut saluer la pertinence.
Il s’agit  notamment des dispositions concernant :
  1. La commission juridictionnelle chargée de statuer sur les demandes d’indemnité présentées par les personnes ayant fait l’objet d’une décision de détention provisoire et qui, par la suite,  ont bénéficié  d’une décision définitive de non-lieu, de relaxe ou  d’acquittement (art 107 et suivants du projet) ;
 
  1. Le fonctionnement du bureau chargé de statuer sur les demandes d’aide juridictionnelle
 
  1. Les recours  offerts aux  officiers de police judiciaire en cas de retrait ou de suspension d’habilitation (art 111 et suivants).
Toutefois, une disposition de la loi semble aujourd’hui occulter tous ces aspects positifs : c’est l’article  26, alinéa 2 de la loi  qui dispose que : «  le Premier  président  de la Cour suprême  est  nommé par décret pour une durée de  six ans non renouvelable ».
A  priori, une  telle  disposition peut paraître  conforme au  souci de  renforcement de l’indépendance des magistrats. Cependant, une lecture combinée de  cet  article avec les dispositions du  texte portant Statut des magistrats   permet de se rendre compte  à quel point le texte de l’article 26  est à la fois ambigu (I)  et potentiellement néfaste pour la justice  dans son ensemble (II).
 
I :    L’ambigüité de la disposition
 
Aux termes  de l’article 26 précité , « «  le Premier  président  de la Cour suprême  est  nommé par décret pour une durée de  six ans  non renouvelable ».

Par sa formulation, cette  disposition  vise  manifestement à  conférer au président  un mandat  au cours duquel il ne peut être  déplacé. Sous ce rapport, on  ne  peut nier qu’il s’agit là  d’une   disposition qui renforce  l’indépendance du Premier président  en consacrant le respect du principe de l’inamovibilité.

Mais il se trouve que, par ailleurs, l’article  65  du projet de loi organique portant Statut des  magistrats, qui s’applique  à tous les magistrats sans exception,  dispose que : «   la limite d’âge des magistrats soumis au présent statut est fixée à soixante-cinq  (65) ans ».

Comment concilier l’application de  ces deux articles ? Autrement dit, le Premier président (actuel ou futur) qui aura  atteint 65  ans devrait-il cesser d’exercer en application de l’article 65  ci-dessus cité ou pourrait-il continuer à exercer  jusqu’à expiration  de la  durée du mandat ?

Nous  voyons donc que le problème se trouve moins dans  la légalité ou  l’opportunité de l’existence d’un mandat que dans sa combinaison avec les dispositions générales du statut des magistrats censées s’appliquer à tous les membres du corps sans exception.
Le projet de loi  organique sur la Cour suprême  ne comportant aucune disposition  de nature à permettre de répondre à  cette question, on se retrouve ainsi devant une ambigüité qui ouvre la voie à, au moins, deux interprétations possibles.

A/ 1ère interprétation : le Premier président cesse d’exercer dès l’âge de  65 ans

Cette interprétation, qui  nous semble la plus conforme aux textes, est fondée sur  la combinaison des articles 26 et 122 du projet de  loi organique  sur la Cour suprême, d’une part, et   65  du projet de loi organique sur le statut  de magistrats , d’autre part.

L’article 122 précité dispose en effet que «  Dans  les  autres matières qui ne  sont pas prévues par la présente loi  organique, le statut de la magistrature est applicable aux membres de la cour suprême ».
En application de cette  disposition, on devrait donc  se référer au statut de la magistrature pour toutes les questions (ou matières) qui ne sont pas traitées par le projet  de loi sur la Cour suprême.

C’est précisément le cas pour la  question liée à la cessation des fonctions qui n’a été  traitée par aucune des  dispositions du projet de  loi  organique sur la Cour suprême.

Ainsi, pour le  Premier président comme pour tous  les  autres magistrats en service dans le corps judiciaire ,  la cessation  des  fonctions  doit intervenir à l’âge de 65  ans conformément aux dispositions pertinentes  de l’article  65 précité.
En dépit de la clarté de  cette solution  qui nous paraît  plus  fondée en droit, certains ont défendu une autre interprétation  qu’il  ne serait  pas inutile de présenter, ne serait-ce  que pour en relever les  limites.

B/  Seconde interprétation : Le Premier président exerce, dans tous les cas, jusqu’à expiration de la durée de  son mandat.

Selon les  tenants de cette  thèse, les dispositions  de la loi organique sur la Cour suprême devraient prévaloir   sur   celles du  statut de la magistrature en vertu de la règle «  le spécial déroge au général ».
En effet, il  est de règle  que lorsque deux textes d’égale  valeur (comme c’est le  cas en l’espèce  avec deux lois organiques)  contiennent des dispositions contraires,   c’est la loi spéciale  qui doit prévaloir sur la loi générale.

 C’est précisément cette solution  qui a été appliquée  lorsque le même problème s’est posé à la Cour des comptes. Le Premier président de cette  juridiction, atteint par la limite  d’âge depuis 2015, continue  en effet à  présider aux  destinées de la juridiction  en vertu de « son  mandat  » de  cinq ans qui devrait expirer en 2018.

Cette  seconde interprétation ne nous paraît pas être la bonne pour une raison simple : Le principe «  Le spécial déroge au général » ne s’applique que lorsqu’il y’a une contradiction  effective entre deux  textes de même  valeur. Or, nous estimons qu’au regard de la formulation de l’article 26, cette contradiction n’existe pas même si l’ambigüité demeure sur la portée dudit  texte.

Mais en tout état de cause, il nous paraît  essentiel de  faire observer que notre propos ne vise pas  à  désigner celle de  ces deux interprétations  qui devrait prévaloir sur l’autre. Peu importe d’ailleurs que ce soit l’une ou l’autre. En effet, le problème que soulève  la disposition de l’article 26 du projet de loi organique sur la Cour suprême relève non pas de l’ordre juridique, mais de l’ordre éthique et moral : ce n’est pas  rendre service à la justice que de chercher, par des moyens détournés, à  conférer un statut  spécial à  une  autorité judiciaire, fût-elle le Premier président de la Cour suprême. C’est  précisément parce que l’article 26  est susceptible  d’aboutir à  cette conséquence qu’il  constitue, à notre avis, une disposition néfaste pour la justice.
 
                                              II :   Les implications néfastes de  l’article  26  pour la justice
 
La simple évocation d’une possibilité pour le Premier président  de la Cour suprême, de  continuer à exercer ses fonctions au-delà de l’âge limite de  65 ans constitue, à notre avis, une perspective néfaste pour  la justice  au regard des implications suivantes :

A/ Rupture d’égalité entre les membres d’un  corps

Si, comme on peut  s’y attendre, l’application de l’article 26 précité  devait aboutir à maintenir le Premier président en fonction au -delà de l’âge- limite fixé par l’article  65 du   statut de la magistrature, ce serait sans aucun doute, une violation manifeste  du principe d’égalité des citoyens  devant la loi.

Il s’y ajoute que cette  rupture d’égalité  serait, à  tout le moins, injustifiable. Il serait en effet aberrant que, pour un corps aussi hiérarchisé et  organisé que celui de la magistrature,  une ou deux  personnes puissent, sans aucune raison objective,  bénéficier d’un statut spécial  dérogeant aux dispositions générales.
 
              B/ Fragilisation de la  plus haute autorité judiciaire

Il faut reconnaître que c’est une idée louable que  de  chercher à  renforcer l’indépendance des chefs de cours. Sous ce rapport,  l’institution d’un mandat  destiné à  mettre le  Premier président de la Cour suprême  à  l’abri des velléités de représailles du pouvoir exécutif, est incontestablement, une  idée généreuse.  Cependant, une telle innovation perdrait tout son  intérêt  si  elle devait aboutir à  donner du Premier président de la Cour suprême, l’image  d’une autorité qui profite de sa position dominante pour s’octroyer des avantages indus.

Le renforcement de l’indépendance de cette autorité n’a, en effet, de  sens  que dans la mesure  où il  permet à la  justice de disposer d’un chef  suffisamment protégé pour défendre avec énergie et fermeté les intérêts de la corporation. Or, de quelle autorité pourrait se  prévaloir un Premier président dont la présence à la tête de la plus haute juridiction serait  perçue  par ses propres pairs comme étant  illégitime, voire illégale ?

L’application de la jurisprudence de la Cour des comptes  risque  ainsi  de mettre à rude  épreuve  l’unité de la famille judiciaire tant chantée à l’occasion des cérémonies  officielles.

La perspective de voir  les plus hautes autorités judiciaires bénéficier  d’un statut spécial sur l’âge de la retraite ne ferait,  en effet , qu’exacerber la césure entre  une base  de  plus en plus dépitée  et une hiérarchie accusée  de  ne pas s’intéresser suffisamment à la défense des intérêts de la corporation dans son ensemble.

En définitive, il nous paraît évident, au regard des implications ci-dessus indiquées, que cette réforme  ne grandit ni ses concepteurs, ni  ceux  qui  pourraient en bénéficier. Il est donc de l’intérêt de tous que les dispositions précitées soient reformulées de manière à éviter  toute ambigüité sur leur portée réelle.

Il suffirait pour cela, de préciser dans la formulation de  l’article  26,  que : « Le Premier président est nommé pour une durée de  six ans  non renouvelable sous réserve  des dispositions du statut de la magistrature relatives à la date de cessation des fonctions de magistrat ».
 
 
Conclusion

Il serait dommage, au moment où la magistrature sénégalaise est confrontée à tant de défis, que  le débat sur la justice soit parasité  par une disposition qui, en définitive, ne profite guère à notre institution judiciaire. Mais en tout état de cause, le devenir de notre justice dépendra de  notre  disposition  à  faire passer la préservation de la crédibilité du système judiciaire au-dessus de nos intérêts et avantages individuels.

Nous  espérons néanmoins que  les acteurs de ce processus d’adoption des textes sauront faire preuve de sens de la mesure et se rappeler cette réflexion, encore actuelle, d’Abraham Lincoln : «  A la fin,  ce qui compte, ce ne sont pas les années qu’il y a eu dans la vie. C’est la vie qu’il y a eu dans les années ».
 
 Souleymane Teliko, magistrat