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Sénégal : le pays des « héros oubliés »


Rédigé par leral.net le Mercredi 5 Août 2015 à 22:01 | | 0 commentaire(s)|

Sénégal : le pays des « héros oubliés »

“Nous ne méritons pas notre place dans la répartition des dons à la naissance, pas plus que nous ne méritons notre point de départ initial dans la société”
. John Rawls.
Le Sénégal est une exception démocratique en Afrique de l’Ouest. Mais l’égalité qui est un maillon incontournable de la démocratie, est loin de s’inviter dans les débats politiques. Une société qui se veut juste et démocratique, doit placer au cœur de ses politiques publiques un système socio-économique gouverné par un grand souci d’égalité, d’équité et de justice sociale pour une bonne distribution des richesses nationales.
Cette idée m’a poussé à réfléchir et dans la même foulée revoir la politique sociale de nos entreprises publiques comme privées, la société sénégalaise en général et les différentes formes de revendications syndicales. Au Sénégal, on a l’impression qu’il n’existe que des enseignants, des juges et des médecins puisqu’ils détiennent beaucoup plus de moyens de pression sur l’Etat pour se faire entendre en cas de besoin. La question fondamentale qui se pose est la suivante : ceux qui envahissent les médias à travers leurs organisations syndicales, qui bloquent l’année scolaire, qui menacent de ne pas corriger les copies de nos enfants, qui même refusent de soigner nos parents malades et qui empêchent parfois le fonctionnement normal de la justice sont-ils les seuls « sacrifiés » du système, sont-ils les corps les plus importants de la société comme ils le prétendent ? A côté il y’a ceux que j’appelle « les Héros oubliés » loin de toutes distinctions et reconnaissances, ce sont les ouvriers, les agriculteurs, les éleveurs, les pêcheurs et j’en passe …
Qui ne se souvient pas des longues et vieilles revendications des ex - agents de la défunte SOTRAC ? Dix années de lutte pour avoir gain de cause ; quant aux travailleurs de TRANSRAIL et SUNEOR, ils sont là dans une situation indécise. Nous avons l’obligation et le bon sens de penser à eux et d’essayer de découvrir et connaitre leur monde et leur vécu quotidien pour comprendre les maux dont souffrent ses pauvres « Héros oubliés ». Pensons au sort des paysans qui vivent dans le fin fond « de Ndémene ou de Pakhasso », découvrons les éleveurs « de Ngayokhém ou de Agnam » bravant une température qui dépasse les 45 degrés à l’ombre, un soleil d’une extrême incandescence, les pêcheurs « de Kayaar ou de Guéd Ndar » sous la pluie et le froid, au milieu d’une violente tempête nocturne et les caprices d’un océan en totale obscurité.
Vous ne pouvez imaginer les obstacles, les dangers et les pressions que vivent quotidiennement les ouvriers surtout ceux des ICS -TAÏBA dans un milieu affreusement hostile, des hommes d’un courage herculéen, au volant de camions 100 tonnes ou d’engins-chargeur comme les bulldozers et les draglines, pendant 12 heures de temps, exposés à des risques et accidents horribles, travaillant sous une pression morale inhumaine avec une obligation de résultats « digne » de l’époque des mineurs du 19ème siècle en Europe. La plupart de ces pauvres ouvriers que j’ai connu dans cet ancien fleuron de l’économie sénégalaise, ne vivent pas longtemps après la retraite pour ceux qui ont vécu jusqu’à l’âge de la retraite sans être victime d’un accident mortel. Les mines des ICS sont dignes d’un « Goulag » de l’époque Stalinienne. Un travail harassant comme des soldats en formation à Dakhar Bango. Ces héros quotidiens ne méritent-ils pas le minimum de considération et de distinctions comme les autres ? Le rendement de l’enseignant, du juge ou du médecin est-il meilleur que celui du paysan, de l’éleveur ou de l’ouvrier ? Quoi qu’il en soit, toutes ces taches citées sont toutes importantes, autant qu’elles sont, pour la production d’une richesse nationale. Le problème n’est pas là où on le situe souvent ; l’intellectuel qui a fait ses humanités pendant 15 ou 20 ans à l’école n’a pas forcément plus de mérite que les autres. Loin de nous l’intention de faire l’apologie de l’illettrisme, sans un peuple fortement instruit aucune société ne peut bâtir quelque chose de viable. Nous pensons toujours avec John Rawls qu’Il paraît juste que chacun commence dans la vie avec des ressources équivalentes afin de pouvoir montrer son mérite personnel. Selon cette conception de la justice, les ressources devraient être distribuées de façon que tout le monde en possède la même quantité ».
Au Sénégal, on a beau parler de démocratie mais le débat économique et les logiques d’accaparement des privilèges qui creusent fortement les inégalités est inexistant. Cela donne tout son sens aux propos du même John RAWLS, philosophe américain: “si la liberté est inégale, la liberté de ceux qui ont le moins de liberté doit être mieux protégée”.
Par ailleurs les syndicalistes, les politiciens et les religieux caracolent en tête de ce système inégalitaire qui empêche la démocratie sénégalaise de souffler et de créer un environnement économique favorable avec une capacité de distribution de richesses plus juste et plus équitable. La question des inégalités doit être au cœur des politiques publiques et du débat national car le combat contre la pauvreté ne peut se faire sans le désamorcellement de cette bombe à retardement que sont les inégalités sociales. Comme disait l’autre. “La liberté ne peut être limitée qu’au nom de la liberté”. Une société démocratique sans souci d’égalité des chances n’est pas viable. Les mécanismes de distribution des biens d’une nation doivent prendre toujours en compte les secteurs publics, parapublics, privés et informels, bref tous les membres de la société même ceux qui ont la malchance. Quand on parle de privilèges, les gens ne pensent qu’à une couche de la société ; les inégalités se creusent aussi dans tous les domaines. Le droit à une seconde chance existe et doit être mis en œuvre. Ceux qui ont des diplômes et qui n’ont pas accès à l’emploi, les paysans qui affrontent un soleil sans pitié sous une pluie d’une extrême violence pour cultiver ce que nous mangeons, l’ouvrier qui écrase ses doigts par un marteau pour faire marcher un engin de production, l’éleveur qui brave la mystérieuse nature, à une température kalaharienne pour assurer la nourriture de la population (viande, lait…) méritent une certaine considération. La question du mérite ne doit pas seulement se poser en sens unique parce que tous les secteurs d’activités sont interdépendants et même complémentaires.
Dans notre administration en général, les institutions les moins importantes et trop couteuses à l’Etat sont beaucoup plus rémunératrices à savoir les agences qui constituent des appareils de recasement de clientèles politiques, de toutes sortes de parachutage et de trafic d’influence. Ces agences qui devaient être introduites dans des ministères sous forme de directions centrales pour donner le maximum d’efficacité et une bonne performance dans l’exécution des nombreuses et épineuses taches quotidiennes, constituent une charge très importante dans nos budgets de fonctionnement. La pertinence serait de trouver l’équation qui plombe un pays aussi stable et aussi démocratique depuis plus de cinquante ans et qui peine à décoller économiquement. Il y’a presque autant d’agences que de ministères. Est-ce que tous ces employés qui travaillent dans ces bureaux climatisés sont là par le fruit d’un mérite quelconque ? Est-ce que le diplôme seulement suffit aujourd’hui pour être embauché dans une entreprise au Sénégal ? Le système de recrutement dans notre administration doit être revu à la loupe pour donner beaucoup plus de chance à ceux là qui n’ont pas de parents influents et hauts placés.
Les mécanismes de capture de fonds qui se sont sanctuarisés dans l’administration doivent être détruits ; une suppression totale de certaines agences inutiles et budgétivores est plus que jamais nécessaire. Nous avons beau chanter le développement mais ce sont les inégalités trop importantes qui plombent notre système socio-économique et qui empêchent notre pirogue Le Sénégal de ramer vers le développement. Le pire est cette méconnaissance, cette ignorance qui est presque du mépris pour ces héros quotidiens ces hommes et femmes trop ordinaires pour attirer l’attention de « la considération nationale » mais qui ont sué sang et sueur pour ce pays qui continue à brader les décorations nationales pour des citoyens dont le grand mérite est vraiment discutable.

Babacar TOURE
elhadjibabacartoure@gmail.com