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Vidéo Lutte : les gladiateurs de la misère

En quelques années, la lutte sénégalaise a occulté le football et s'est imposée comme le sport le mieux payé d'Afrique. Des milliers de jeunes s'y adonnent en rêvant de faire fortune.

Dans quelques minutes, il sera 20 heures à Dakar. Les gens ont profité de la fête nationale pour se promener en ville, faire un tour au marché ou pique-niquer sur la plage. Mais à présent, les rues sont vides: pas une voiture, pas un minibus sur les avenues d'ordinaire si embouteillées. Seuls quelques rares piétons foulent la poussière des trottoirs. La métropole de deux millions et demi d'habitants ressemble à une ville morte, livrée aux chiens errants. Mais à bien y regarder, on finit par apercevoir des humains dans les maisons, les cafés, les ateliers. Agglutinés devant les écrans de télé, ils suivent en direct un des combats de l'année: Modou Lô contre Lac de Guiers II. Dans le halo des projecteurs du stade Demba Diop, devant plus de 45.000 spectateurs entassés dans les gradins, ces deux stars de la lutte s'affrontent sur un cercle de sable. Haletante et indécise, leur confrontation s'achèvera par un match nul après prolongation.


Rédigé par leral.net le Samedi 30 Avril 2011 à 22:50 | | 0 commentaire(s)|

Vidéo Lutte : les gladiateurs de la misère


Dès 13 heures, soit quatre heures avant le début des combats préliminaires - il s'en dispute quatre, qui précèdent celui des têtes d'affiche -, les marchandes ambulantes attendent déjà devant les grilles du stade. Un panier de sachets d'arachides sur la tête, une glacière remplie de canettes de soda à la main, ou bien un cabas plein de beignets à l'épaule, les vendeuses savent qu'elles font leurs plus belles recettes les jours de combat. Pendant trois ou quatre heures, les colosses musculeux remplissent de fans déchaînés ce stade conçu pour le football. Et ils tiennent tout le Sénégal en haleine, non seulement pendant la rencontre mais durant les semaines qui précèdent. Radios, chaînes de télé, journaux: le pays entier vit pour la lutte sénégalaise.


Tous les soirs, de 17 heures à la tombée de la nuit les écoles de lutte réunissent leurs sportifs pour des sessions d'entraînement. Ci-dessus, une des écuries de Thiaroye-sur-Mer, une commune de pêcheurs, s'exerce sur la plage au couchant. (Georges Mérillon)
Ces dix dernières années, la discipline a tellement gagné en popularité qu'elle a éclipsé le football dans le cœur des Sénégalais. Les lutteurs sont devenus les idoles des enfants, qui rêvent de descendre un jour dans l'arène. Qu'ils s'appellent Modou Lô, Yékini, Tyson, Balla Gaye 2, Gris Bordeaux, Zoss ou Lac de Guiers II, leurs noms scintillent au panthéon du Sénégal comme ceux de Joe Louis, Sonny Liston, Jake LaMotta ou Cassius Clay brillèrent au fronton de la boxe américaine des années 40, 50 ou 60, quand les gosses des ghettos espéraient échapper à la misère à coups de poings. D'ailleurs, ce qui aimante les foules n'est plus tout à fait la lutte traditionnelle, pratiquée depuis des siècles en Afrique occidentale : les organisateurs y ont ajouté la frappe. Cette discipline associe donc les techniques du corps à corps à celles de la boxe. La combinaison des prises et des coups a, bien sûr, ajouté de la dramaturgie aux rencontres. D'autant que les combattants s'affrontent à mains nues. Un uppercut ou un crochet balancé, sans gant, par un paquet de muscles de 120 kilos pourrait tuer un buffle !

Les écoles de lutte poussent comme des champignons
Les bourses versées aux champions ont enflé avec la popularité de leur sport. Pour un combat, les plus grandes stars touchent entre 50 et 100 millions de francs CFA (entre 76.000 et 152.000 euros), soit jusqu'à 1 000 mois de salaire d'un petit fonctionnaire... Avec des perspectives pécuniaires aussi mirobolantes, les écoles de lutte, que les Sénégalais appellent aussi écuries, surgissent comme les champignons après la pluie. Il en existe aujourd'hui près de 140, dont plus de la moitié à Dakar.

En vérité, elles n'ont d'écoles que le nom. Sous la surveillance de l'encadrement, les groupes de lutteurs s'entraînent sur les plages ou sur toute étendue de sable disponible. C'est le cas de l'écurie Lansar qui se prépare près du camp militaire de Thiaroye, une banlieue pauvre de la capitale. Depuis que son groupe collectionne les victoires en cette saison 2011, Max Mbargane est submergé de demandes. «Je n'arrête pas de refuser des garçons, dit-il. Pour qu'ils viennent dans mon écurie, ils doivent faire preuve d'aptitudes physiques et aussi de beaucoup de discipline à l'entraînement.»


L'école de Ndakuru, une écurie qui compte dans ses rangs la superstar de la lutte, Yékini, qui n'a jamais été battu. Elle occupe chaque soir la cour de récréation d'une école primaire située dans le centre de Dakar. Considéré comme l'un des groupes les plus professionnels, c'est le mieux structuré de la lutte sénégalaise. (Georges Mérillon)
Vers 17 heures, dans une clairière de sable au pied d'un bunker détruit, les poulains de Max Mbargane illustrent ses propos. Les plus jeunes ont 17 ans, les plus âgés 25. Ils viennent directement du boulot. Les uns font de la mécanique dans un garage, les autres du gardiennage ou de la menuiserie. Sous les regards fascinés des gamins de Thiaroye, qui accompagnent les efforts des spo.tifs en tapant sur des bidons en plastique comme sur des tam-tams, les lutteurs trottinent puis s'échauffent en effectuant des bonds en arrière, jambes pliées à l'équerre. Quand la sueur coule abondamment sur leur peau d'ébène, l'entraîneur signale le début de la séance de lutte. Les gars se mettent alors en pagne et commencent à combattre. La cinquantaine de garçons déploient ainsi force et technique jusqu'à la nuit, jusqu'à l'épuisement. Comme des forçats. «Après ça, ils rentrent chez eux, mangent et se couchent, explique Max Mbargane. Si tu veux devenir un champion, tu n'as pas le choix. Car le lendemain, il faut se lever à l'aube pour la musculation avant d'aller au travail.» Les yeux dans le vague, le dos ruisselant, Mamadou, 19 ans, une tête d'enfant posée sur un corps de titan, confie son rêve: «Oui, bientôt, je vais faire mes premiers combats. Je vais gagner 50.000 puis 100.000francs (75 puis 150 euros, ndlr). Et plus tard, je serai champion.»

Les adversaires se jettent des sorts mutuellement

Avant la rencontre entre Modou Lô et Lac de Guiers II, un faux lion, personnage traditionnel des fêtes sénégalaises, se trémousse au son des tam-tams. Pendant quatre heures, des dizaines de musiciens accompagnent les griots et jouent sans interruption jusqu'à la fin des combats. (Georges Mérillon)
Gaston Mbengue, surnommé le «Don King du Sénégal», du nom du promoteur de boxe aux Etats-Unis, voudrait tempérer l'euphorie de ces gamins. «Il y a trop de gens qui vivent de rêve et espoir», regrette-t-il en soupirant. Le pays compte environ 6.000 licences de lutte avec frappe, c'est-à-dire de professionnels de ce sport. Selon le patron de Gaston Productions - sa société de promotion de combats -, ils ne sont pas plus d'une cinquantaine à gagner leur vie en luttant et guère plus d'une dizaine à vraiment faire de l'argent. La discipline est victime de son succès qui, à son tour, doit tout à ce personnage haut en couleur. Parti du prêt-à-porter, passé par le football professionnel, Gaston Mbengue incarne la lutte au Sénégal. Les gens l'arrêtent dans la rue. Il a su attirer de riches sponsors (téléphonie mobile, produits pétroliers), s'assurer des droits télévisés (il a sa propre émission hebdomadaire sur la chaîne nationale RTS) et soumettre les lutteurs et leurs agents à ses conditions. «Pour en arriver là, j'ai pris énormément de risques», répond-il à ceux qu'il qualifie d'envieux et qui critiquent sa position dominante. En suscitant un tel engouement populaire, il a également fait de la lutte sénégalaise le sport professionnel le mieux payé d'Afrique.

Il faut dire que le spectacle offert au public dépasse de loin la seule performance sportive. Avant les combats, flanqué de son entourage, chaque lutteur danse au son des tam-tams devant un public en liesse. Chaque champion a sa chorégraphie originale que les fans reprennent et imitent dans les tribunes. Plus le spo.tif est populaire, plus l'entourage est grand et plus la danse se prolonge. Mais la partie la plus spectaculaire et la plus «africaine» de l'avant-match, c'est la préparation mystique. Selon les moyens et la renommée du lutteur, celui-ci suscite l'aide d'un ou de plusieurs marabouts - une star en a une vingtaine. Si bien que les champions pénètrent dans l'arène avec un formidable arsenal de grigris et de liquides magiques et passent près d'une heure à exécuter ces rituels. Au grand dam des arbitres et des chaînes de télé, qui voient certains matchs s'éterniser. Tandis que l'un sème une poudre dans le sable, l'autre se douche avec une bombonne remplie d'une décoction de plantes colorée. Les adversaires tentent de se marabouter mutuellement en se jetant des sorts à l'aide d'un miroir ou d'un objet ensorcelé. Pendant cette séquence mystique, des policiers antiémeutes munis de matraques et de boucliers doivent même s'interposer entre les entourages pour éviter qu'ils en viennent aux mains. Moussa Diarra, un influent marabout rencontré dans le quartier populaire des Parcelles assainies, explique qu'il assiste plusieurs lutteurs. «Je vais cueillir des plantes dans la forêt, raconte-t-il,pour composer grigris et liquides. Et je leur dis quoi faire face à leur adversaire.» Selon Gaston Mbengue, les plus grands champions peuvent verser des millions de francs CFA à un marabout en cas de victoire.


Zoss salue ses fans. Sa langue ensanglantée témoigne de la violence de l'affrontement entre lui et son adversaire Issa Pouye, le «caïman de Thiaroye». (Georges Mérillon)
Comme pour les gladiateurs, l'issue des combats réserve un triomphe aux vainqueurs et la honte aux vaincus. La veille du match Modou Lô-Lac de Guiers II, deux autres stars s'affrontaient dans la même arène. Zoss, un des héros du quartier des Parcelles assainies, a terrassé Issa Pouye, le « caïman de Thiaroye ». Ce dernier n'a même pas pu retourner chez lui. Des gens l'attendaient à Thiaroye pour caillasser sa voiture et exiger qu'il arrête la lutte. Zoss, lui, a reçu un véritable triomphe aux Parcelles. Assiégée par les fans, la maison familiale est devenue quasi inaccessible, tant la joie de dizaines de milliers de supporters s'était déversée dans les rues.

Assis dans un fauteuil, un sourire radieux aux lèvres, ce lutteur de 26 ans, ami du célèbre rappeur américain Akon, ne rêve pas de voitures de luxe ni de palaces. Interrogé sur ce qu'il va faire de ses millions, il montre du doigt un étroit escalier. «Nous sommes pauvres. Je fais construire un étage.»Refusant par superstition de dire combien de parents vivent dans la maison, il ajoute: «Plus je gagne, plus ils sont nombreux». L'Afrique, c'est aussi cela..