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Au cœur du Sénégal, le Fouta - *L’Histoire Culturelle du Fuuta - Tooro*


Rédigé par leral.net le Jeudi 5 Juillet 2018 à 07:00 | | 0 commentaire(s)|

Ne dit-on pas que le vrai haal-pulaar n’émigre jamais définitivement tant qu’il peut, de temps à autre, fredonner un air de léelé le soir, lorsque la pleine lune aux prises avec les nuages taquins, arrose de sa belle clarté la nature. C’est que, comme l’a écrit le poète-historien-chroniqueur, feu Youssouf Guèye :

« Le chant (chœur ou solo) qui s’élève avec les coups de pilon dans la profonde solitude des hameaux de campagne, la note sanglotée d’un «naanooru » dans le calme des pâturages, un couplet qui fuse avec le chant des oiseaux, des débarcadères ensoleillés, c’est toujours (pour le foutanké) une sorte de mystérieuse vague d’émotion, faite d’obscures nostalgies et d’indéfinissables souvenirs qui monte des tréfonds de l’être ».

Le peuple multi-séculaire, que les Blancs ont désigné sous le vocable de Toucouleurs, peut-être à cause de la teinture plus ou moins prononcée de sa peau à mesure qu’on va d’un groupe à l’autre de cet ensemble ethno-culturel, a fait de sa mémoire collective, un complexe de puissante émotivité et d’un sentiment profond d’être pétri dans le limon nourricier qui charrie les eaux de fleuve.

Le fuuta-Tooro d’aujourd’hui, à cheval sur deux Républiques : la Mauritanie et le Sénégal, portait en fait le nom évocateur de Niamandiru (Terre d’abondance). Vers le XIème siècle, il devient le Tekrour. Ses premiers occupants étant des Sérères, des Wolofs et des Soninkés dont le métissage avec le groupe peul a donné le type haal-poulaar d’aujourd’hui. La tradition voudrait que ce soit le chef des Manna War Diabi N’Diaye qui islamisa la région après avoir vaincu les Dia ogo. C’est lui qui imposa la langue peule par cette injonction ! Parle pulaar ! Haal pulaar !

L’histoire mouvementée de cette région déchirée par des guerres incessantes, le Tekrour sera annexé par l’empire Soninké du Ghana au XIIème siècle et par celui du Mali (Mandingue) au XVème siècle avant l’empire de Gao. Koli Tenguela réalisera définitivement son unité en 1512 et le pays s’appellera désormais Fuuta-Tooro. Il avait déjà réalisé la symbiose des cultures de toutes ces influences avant d’en réexporter le produit à travers toute l’Afrique de l’Ouest, du Mali au Cameroun et au Nigeria notamment grâce aux expéditions de Ousmane Dem Foodeejo (Ousman Dan Fodio) et Oumarul Fuutiiya (El hadj Oumar).

C’est que les berbères Sanhadjas étaient déjà passés par-là. Le fils de War Diabi aurait même participé à l’expédition des Almoravides. Les conquérants marocains plus tard venus jusqu’aux confins des fleuves Niger et Sénégal avec leurs guerriers hormankoobe, ont renforcé la présence arabe des Béni Hassan dans cette terre déjà islamisée depuis les caravanes transsahariennes à la recherche de l’or et des esclaves. Le paysan poète de la vallée du fleuve Sénégal se familiarise avec les vers somptueux de Antar et Umarul Qaïs de la période de la Jahilia. L’arrivée des Européens constitue le choc culturel le plus violent et le poète pleurera le Tam-Tam crevé, les cordes de la guitare coupée, les feux éteints de la place publique.

C’est alors que les traditions du terroir agressé iront se réfugier dans les dernières chansons initiatiques du fond statique permanent de la littérature castée du Fuuta-Tooro.

Ce pays situé entre le Grand Sahel au Nord et le Ferlo au Sud, se présente comme un îlot de fertilité et d’abondance avec ses cultures saisonnières, sa double récolte annuelle qui favorise une interpénétration des peuples. On peut affirmer avec sa force que la véritable littérature du Fuuta Tooro est née de ce brassage fortement coloré des influences Mandingues au Sud-Est, Berbères et Arabes, au Nord, Wolof et Sérère, à l’Ouest. L’oralité de cette littérature a été jusqu’à récemment, le fondement essentiel, même si grâce à l’Islam, l’écriture arabe a permis d’en codifier certains aspects tout en réorientant systématiquement la production culturelle vers les oeuvres pieuses et contre le paganisme officiel en déroute.

La société haal pulaar est composée de trois grandes catégories :

- Les rimbe (nobles) qui comprend les Peuls, les Toorobbe, les Sebbe, les Subalbe, les Jaawambe.

- Les Neemne (artisans) et artistes laudateurs avec les Maabube (tisserands), les Waylube (forgerons), les Sakkeebe (Cordonniers), les Lawbe (bûcherons), les Wambaabe (guitaristes), les mabube sundu paté, les Awulube (griots).

- Les jiyaabe (esclaves).

Avant l’avènement de la caste des Toorobbe, et surtout après l’institution de l’almimya, la société pulaar avait su maintenir son équilibre en s’appuyant sur la diversité de sa composition sociale. Cette diversité manifestée au niveau des castes était perçue à l’époque en terme d’égale complémentarité. Les rapports entre les différents groupes socio-professionnels étaient beaucoup plus souples que ceux auxquels on assiste aujourd’hui, dans la mesure où le mythe fondateur les renvoie dans l’ensemble aux mêmes ancêtres communs, à la même ascendance.

On ne naissait ni Ceddo, ni peul-berger, ni cubbalo, on le devenait tout simplement selon son tempérament, ses aptitudes et les circonstances – la condition d’esclaves, elle, ne procède d’aucune essence. On devenait esclave à la suite des captivités de guerre. Mais le fait est bien là, les esclaves constituent aujourd’hui une caste au même titre que les autres, importante numériquement bien sûr, dont la descendance continue de porter la condition infériorisée comme une tare génétique.

L’origine hétéroclite et fort récente de la caste torodo qui provient de toutes les autres castes réunies sous la bannière de l’Islam, fait qu’on ne trouve aucune allusion à celle-ci dans le discours du mythe fondateur. Le langage populaire définit ainsi le fuuta : « leydi awoobe e Aynaabe » (le pays des pêcheurs et des pasteurs).

En vérité, toutes ces castes se rattachent, à l’origine, à l’ancêtre commun peulh, lequel, devient bûcheron par-ci, cubbalo (pêcheur) par-là, griot-bambaado par ailleurs, etc. De là s’est codifié tout un mode d’expression littéraire casté sans être exclusif ni hermétique. Chaque groupe prend une fonction dans la gestion du patrimoine culturel commun, étant entendu que cette culture a un rôle, avant tout, fonctionnel, focalisé participant effectivement dans l’organisation de la vie quotidienne des populations. La notion de « l’Art pour l’Art » n’existait pas en effet dans ces sociétés.

A côté de ces affectations de fonction, il existe un fond commun constitué d’abord par les contes et légendes qui participent de l’éducation de toute la société depuis l’enfance jusqu’à l’âge mûr. Les petits enfants en face de la grand-mère devant le feu de bois, prennent les premières leçons de la vie grâce aux petites histoires des bêtes de brousse. Les adultes, après les durs travaux, se reposent le soir en écoutant les grands poètes et maîtres de la parole raconter les grandes épopées et les légendes des grands hommes qui incarnent le courage, la bonté, la bravoure et l’amour. C’est dans le fond statique permanent qu’on classe aussi certains genres littéraires comme le « leelé » et ses dérivés qui méritent une place de choix.

Le « leelé » est universel en milieu pulaar. Son origine reste inconnue. Certains l’attribue à une origine arabe. Pour eux, le terme même « leelé » vient du mot arabe « Leila » (la nuit). Cette thèse est réfutée par des spécialistes comme feu Boubou Sall de Podor, qui affirmait avec force arguments, que le « leelé » est bien une création locale et que bien avant son grand promoteur, Sidi Chérif de Thilogne, il avait connu beaucoup d’interprètes. Toujours est-il que le « leelé » doit beaucoup au genre « sooraw » qui est une adaptation réussie des poèmes chantés de Antar et Umarul Qaïs, les grands poètes arabes de la Jahiliya.

La beauté de la nuit, le charme des rencontres amoureuses, la description voluptueuse de la beauté féminine, les évocations nostalgiques de lieux auxquels va la pensée du poète…Tout cela participe du genre « leelé » et de ses dérivés. De grands artistes ont marqué le « leele », parmi eux feu Samba Joop, Abbullay Ceenel Faal. Aujourd’hui, Aamadou Tammba Joop garde la flamme du renouveau.

Quant aux formes saisonnières qui sont aussi à classer dans le patrimoine commun tout en se distinguant du fond statique permanent, elles sont innombrables et d’inspiration circonstancielle. Elles s’évanouissent en effet avec leurs auteurs et souvent avant eux. Ce sont des œuvres qui tiennent une place marginale car elles procèdent de la création des malankoobe (troubadours de notoriété, artistes solitaires ou groupés au fait de la gloire) qui créent des airs nouveaux inspirés par les chansons des jeunes filles du village qui pilent le mil en cadence ou claquent les mains devant les lutteurs en sueur à la place publique.

Bayal Samba Teen a incarné, vers les années 30, ce genre. Une génération plus récente s’est imposée : il s’agit des Samba Di’iye Sal, Sidi Baylel Caam, Birome Njaay, Aali Hammadi Aali, etc. De nos jours, se sont les musiciens modernes dirigés par le leader Baaba Maal qui perpétuent le genre en le modernisant, tout en intégrant les autres formes littéraires du Fuuta et d’ailleurs. Citons, entre autres : Ousman Hammadi Joop, Ngaari Law (qui se veut l’héritier de Bayal Sammba Teen), Demba Jah, Accaa Wele, Abuu Jubaa Deh, etc.

La littérature castée se retrouve essentiellement dans le fond statique permanent qui est composé du Pekaan, le chant des Subalbe (pêcheurs), le Gummbalaa, chant de Sebbe (guerriers), le Dillere des Maabube (tisserands) de métier et de tradition.

Sammba Dooru Maabo et Umar Gafo ont été les grands interprètes du Dilleré. Les tisserands constituent un groupe très attaché aux « sciences occultes », lesquelles sont intimement liées à l’apprentissage du métier. Les artisans manient leurs instruments et les formules magiques avec la promptitude du pêcheur ou du guerrier apprêtant ses armes. Le chanteur de Dillére inspiré et doué rend compte de ce duel permanent entre le tisserand et son métier, en y mettant tous les ingrédients généalogiques où les cousins, forgerons, cordonniers et bûcherons se retrouvent dans une lointaine filiation.

La fonction spécifique et les influences extérieures :

- Le pekaan des subalbe (pêcheurs)


Le pekaan est sans contexte l’un des éléments les plus populaires de la littérature pulaar en Afrique occidentale. Composé de longs poèmes et des passages incantatoires pratiquement inintelligibles, récités par les seuls initiés, le Pekaan aurait une origine ésotérique. Pour les populations du bord du fleuve, le mystère des eaux et le caractère troublant de quelques phénomènes fluviaux, comme l’apparition de certains « être surnaturels » ou de bêtes inconnues, ne peuvent trouver qu’une explication métaphysique. Jom Maayo, « Caamaaba », Munu Maaya, sont des divinités maîtresses des eaux dont il faut implorer le soutien pour que la pêche soit bonne ou pour vaincre le Ngabu (hippopotame) ou le Ngary Maayo (Caïman) à l’occasion de duels meurtriers.

L’examen minutieux des incantations révèle une forte présence de la langue sérère et wolof. Ce qui confirme la parenté génétique des pêcheurs du Fuuta avec ces groupes ethniques qui se trouve matérialisée par les mêmes noms : Guèye, Gaye, Sarr, Diop, etc. Guellaay Ali Faal a attaché son nom au Pekaan.

- Le gummbalaa des Sebbe

Le Gummbalaa est le chant de guerre des Sebbe : il jouera le même rôle que Vaghou chez les Maures. On l’appelle aussi « Kontimpaaji » ou jimdi peyya yiiyam (chant du sang). Il se rattache historiquement au Bawdi Alamari : (les tam-tams royaux de l’ère des satiguis peulhs Deniyanke). C’est la littérature héroïque, avec des poèmes épiques bellicistes. C’est le mépris de la mort et de la douleur qui est magnifié, c’est l’hymne à la bravoure et à toutes les formes de courages.

Les thèmes sont variés. Des chansons de geste dédiées à Samba Gelaajo Jeegi, l’évocation historique des conquêtes de Koli Tengela, descriptions surréalistes de chants de bataille (Bilbassi). Là aussi, parfois d’un vocabulaire inintelligent et qui s’apparente beaucoup au Soninké et au Bambara, accrédite la thèse de l’influence mandingue dans cette forme littéraire qui se serait développée avec les conquêtes de Koli Tengela. Si le Gummbala est attribué aux Sebbe, il appartient également aux Peulhs, les Sebbe étant en fait des guerriers attachés aux dynasties peuls denianké.

A signaler également que les Sebbe eux-mêmes ont des laudateurs issus de la caste des lawbé (bûcherons) qui sont les lawbé gummbalaa (bûcherons chanteurs de gummbalaa). Le rayonnement culturel de l’empire du Mali s’étend sur toute la Sénégambie, la Guinée et même la Mauritanie du Nord-Est. Les influences musicales (instruments et airs musicaux) du Mali sur les tribus Oulad Mbareck ont donné la forme définitive du Howl maure. Les mêmes airs de guitare se jouent partout de la même façon à Néma, Bamako, Dakar et Conakry.

- Les Beytis ou les formes islamiques

Une nouvelle expression littéraire est née avec l’islamisation du Fuuta. Les beytis et bourdis sont des poèmes religieux sermonnaires, chantés en général par les « almaddas » à la gloire de l’Islam, du prophète Mohamed (Sas) ou des grands saints, en particulier Cheikh Ahmed Tidjane et El haj Oumar Tall. Le Guiri est une forme ancienne qui inspire aujourd’hui les almoubbe Ngay (sorte d’étudiants finissants qui composent des poèmes en l’honneur de leurs professeurs à l’occasion de la remise des diplômes).

Les poèmes de Thierno Abdourahmane de Banadji dit « Thierno Boy » sont très célèbres. Niokkane Djiby Selli est aujourd’hui un de ses élèves les plus en vue. Mohamadou Ali Caan est un écrivain prolixe. Sa Gacida sur El Haj Oumar comporte plus de neuf mille vers ! Cette littérature religieuse orale ou écrite était le fait de certains éléments fortement islamisés et pour l’essentiel appartenant à la caste Torodo, même si elle est de fait un patrimoine commun à toutes les castes.

La forme poétique est empruntée à l’arabe et à sa versification. Elle va jusqu’à la traduction littérale de textes arabes anciens réadaptés au contexte des haal pulaaren. L’empreinte de l’Islam sur la société pulaar est en fait tellement accomplie que le mode de penser lui-même a fait sien les canons de la logique dogmatique enseignée par les saintes écritures.

- Le fantang des Peuls bergers

Il semble bien que le premier air transcrit en note sonore d’une guitare serait le Fantang. C’est le chant d’un oiseau sur une branche qui inspira le guitariste du Saygalaare. Notes épiques où les épopées les plus célèbres de Aamadu Sam Poulel, Umarel Sawa Donde, Yero Maama, côtoient l’évocation langoureuse de l’éternelle errance des maîtres de troupeaux devenus ça et là des propriétaires terriens ou des guerriers redoutables fondateurs de dynasties. Sammba Taba Kali, est un Maabo Soudu Paté qui a magnifié le Fantang. Certaines formes dérivées du Fantang, et qui s’apparentent à des formes saisonnières, ont connu de grands moments dans la littérature peulh. Le Bodial, entre autres, a été incarné par Mamadou Fatel Bâ.

- Le Kéroode, ou Kéronde, est attribué aux chasseurs. Or, il n’existe pas aujourd’hui de castes de chasseurs à proprement parler. Cette caste aurait-elle existé ? La question reste posée. Il n’en demeure pas moins que certains groupes socio-professionnels s’y adonnent en particulier, notamment ceux qui sont en rapport avec la faune et pratiquent la chasse pour se nourrir ou pour se défendre contre les fauves. Il est fréquent de voir des villages entiers se mobiliser pour organiser des battues en vue d’éradiquer le fléau constitué par les bêtes sauvages qui dévastent les cultures et le bétail errant.
Certaines familles se spécialisent alors dans la conservation des incantations (formes magiques) et du cri de guerre ou Kerrode qui galvanise le chasseur et est censé le rendre invulnérable.

- Le Naale des Jiyabe (esclaves)

Se sentant rejetés dans l’expression littéraire des autres castes, les esclaves ont créé leur propre forme littéraire : le Naale. Au départ, cette littérature ne concernait que les éléments de la caste. Des poèmes, d’une extrême liberté, qui participe d’une forme de littérature corrosive destinée à corriger les travers de la société qui sont la paresse, l’égoïsme, l’avarice, etc. Tant que le Naale en restait là, il était normal aux yeux des autres castes.

Mais dès qu’il commença à devenir révolutionnaire, en s’attaquant au fondement même de la société castée, il était devenu un scandale. Pour mettre fin à cette tendance, les défenseurs de l’Islam, les marabouts décrétèrent que le Naale est un péché de même que l’utilisation du petit tam-tam qui l’accompagne.

Il y a également les castes qui sont investies de mission en faveur d’autres castes ou de toute la communauté dans son ensemble. C’est le cas des griots laudateurs maîtres du Yélaa, les Lenngui et bawdi-alamari, celui des griots guitaristes. Les Lawbe (bûcherons) sont parfois des laudateurs de Sebbe (guerriers). Ce sont les Lawbe-Gummbala. Nous avons vu les bûcherons laudateurs des Peulhs que sont les Maabube Suudu Paté. Il faut également citer les tisserands laudateurs des Jawambe (caste dite des courtisans), les Mabube-Jawambe, à ne pas confondre avec les Mabube tisserands qui ont le Dillere comme fonction littéraire spécifique.

Dans l’affectation des fonctions littéraires, il faut noter qu’il existe des passerelles très fortes entre certains groupes comme par exemple, nous l’avons vu, les cordonniers, les bijoutiers, les bûcherons, les tisserands, les griots, guitaristes, mais aussi entre les Subalbe pêcheurs et les Peulhs bergers (les Diao dalli) et entre les Subalbe et les Sebbe guerriers (les mariages sont fréquents entre ces deux castes).







Par : Ibrahima Moctar Sarr
Posté par SenegalFouta