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Gamou : Sunna ou Bid‘ha ?

Rédigé par leral.net le Lundi 20 Janvier 2014 à 17:19 | | 0 commentaire(s)|

Le Gamou relève t-il de la Sunna ou du Bid‘ha ? Une question très importante qui mérite d’être posée au regard des critiques acerbes dont cet évènement fait aujourd’hui l’objet de la part particulièrement des Salafistes qui soutiennent qu’il relève de l’innovation. Or, pour les Salafistes, l’innovation est blâmable dans l’Islam. Mais qu’en est-il réellement ? N’y a-t-il pas une certaine forme d’innovation qui est autorisée ? N’est-il même pas nécessaire d’en faire recours pour actualiser et promouvoir davantage l’Islam ? Le Gamou n’est-il pas un évènement dont la célébration est à promouvoir ?
I-                   L’innovation dans l’Islam
L’innovation est devenue depuis le XVIIIème siècle, depuis l’avènement de Mouhamed Ibn Abdou al-Wahhâb, un sujet très délicat dans l’Islam. Si certains docteurs de l’Islam autorisent quelques types d’innovation ; d’autres, au contraire, rejettent cette pratique sous toutes ses formes. Parmi ses détracteurs, on note les Salafistes qui évoquent fréquemment le Hadith suivant : « Toute innovation est erreur. Et toute erreur conduit vers le libertinage. Et tout libertinage conduit vers l’Enfer. » La conclusion qu’ils ont déduite de ce Hadith est que l’Islam s’oppose au Bid‘ha sous toutes ses formes. C’est dans ce sens qu’Ibn Taymiyya, la référence des Salafistes, a rédigé un ouvrage appelé « Chercher à suivre le droit chemin pour se départir des hommes de l’Enfer » dans lequel il a rejeté la légalité de l’innovation dans l’Islam. Et à Châtoubî de déclarer dans al-I‘htisaam que « Ce sont les hommes de la dernière génération qui ont créé le Bid’ha al-Mustahsana (l’innovation bienfaisante), mais cette pratique est contraire à la Chari‘a, à l’action salutaire et à la voie des hommes de Dieu ».
Toutefois, c’est le Prophète Mouhamed qui a également déclaré que : « Celui qui crée dans l’Islam une innovation bienfaisante, il sera récompensé et aura la récompense de celui qui la pratiquera par la suite sans pour autant que celle de tout un chacun soit réduite. » Le sens de ce Hadith semble s’opposer à celui du précité ; or l’authenticité de tous les deux est reconnue par les Ulémas ar-Djarh Wa at-Tahdiil. Dans ce cas, la règle appropriée est celle proposée par l’auteur de Taysiir al-Mustalah al-Hadiis, Mahmoud at-Tahhân, pour qui quand deux Hadiths semblent s’opposer, il faut chercher à les réconcilier ; si l’on n’y arrive pas, il faut déterminer si l’un d’entre eux n’a pas été abrogé par l’autre[[1]]url:#_ftn1 . Pour ces deux Hadiths, des Mujtahid tels que Mouhamed  Ibn Idriss as-Châfi’h, Imam Malick Ibn Anas, Bayhakhi, etc. ont essayé de les réconcilier. C’est ainsi que Bayhakhi a rapporté dans son Isnaad des propos d’Imam as-Châfi’h qui a distingué deux sortes de Bid‘ha. Pour lui, il y a d’une part le Bid’ha al-Mustahsana (l’innovation bienfaisante) ; d’autre part le Bid’ha ad-Dalaala (l’innovation nuisible). Le Bid’ha al-Mustahsana est toute innovation conforme aux enseignements du Coran, de la Sunna, des Compagnons du Prophète Mouhamed et à l’Ijmaa’h. C’est le cas de la prière du soleil montant en public. Omar Ibn Khatâb, après l’avoir effectuée disait « Ni‘hmati al-Bid‘ha Haazihii (Ceci est une bonne innovation) ». Dans ce même sillage, Omar Ibn Abdoul Aziz disait que « On a créé de nouvelles lois relatives aux nouvelles formes de libertinage auxquelles s’adonnent les hommes de nos jours ». Le Bid’ha ad-Dalaala est quant à lui toute innovation qui n’est pas conforme au Coran, à la Sunna, aux enseignements des Compagnons du Prophète Mouhamed et à l’Ijmaa’h.
De nos jours, il est plus que nécessaire de faire recours à l’innovation pour actualiser et promouvoir davantage l’Islam, car comme l’a soutenu El Hadji Malick Sy dans Kifaayatu ar-Raa‘hibiin, « Si cette religion était laissée là où elle était à l’époque du Prophète, sans que personne ne fasse rien, elle ne nous serait pas parvenue. De plus, il faut savoir que ce que dit le hadît : "(…) toute innovation est erreur etc." doit être pris dans son sens général et non absolu, parce que n’englobant pas l’innovation appréciée. N’aperçois-tu pas que le système d’écriture du Noble Coran que nous employons couramment aujourd’hui, ainsi que les caractères d’imprimerie et autres parmi tant de moyens dont on se sert dans le cadre de la religion, ont été inventés de toutes pièces[[2]]url:#_ftn2 ».
L’un des maîtres penseurs contemporains du Salafisme, Mouhamed Ibn Ibrahim Ali Cheikh, a rédigé une lettre à ses disciples intitulée « Appréciation jurisprudentielle du Mawloud : réplique à ceux qui jugent sa légalité dans l’Islam » dans laquelle il s’est inspiré d’Ibn Taymiyya pour déclarer que l’interdiction du Bid‘ha ne comporte aucune restriction et doit être employée dans sa généralité. Par conséquent aucun Bid‘ha ne peut être admis dans l’Islam. Mais cette thèse s’oppose à celle soutenue par les grands Mujtahid dont Imam Châfi’h, le fondateur du Usuul al-Fiq, pour qui toute règle a des exceptions[[3]]url:#_ftn3 . De ce fait l’interdiction du Bid‘ha comporte des exceptions. Ainsi, l’innovation a favorisé la vulgarisation et la protection du Coran à travers la construction des maisons d’édition et des centres d’enseignement islamique et les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Elle a facilité le pèlerinage à la Mecque grâce à la construction des avions et d’autres moyens de transport. Grâce à la découverte du télégramme, du fax, du téléphone, de la radio et de la télévision, elle a facilité l’annonce du début et de la fin du mois de Ramadan. La plupart des spécialistes de Usuul al-Fiq ont approuvé ces pratiques et les inscrivent dans ce qu’ils ont appelé al-Maslahat al-Mursalat ou l’intérêt général en Islam. Alors, l’innovation est incontournable de l’Islam. Elle a contribué dans une large mesure à la vulgarisation et à la diffusion de l’Islam à travers l’univers et tout le monde en fait de nos jours recours y compris ses détracteurs, les Salafistes.
II-                Le Gamou : une innovation bienfaisante
La célébration en public du Mawloud relève de l’innovation. C’est pour cette raison que des docteurs de l’Islam ont condamné sa célébration. Parmi eux il est possible de citer Mouhamed Ibn Ibrahim Ali Cheikh. Dans sa lettre précitée, il a rejeté l’authenticité du Gamou dans l’Islam et s’en prend à ceux qui promeuvent sa célébration, particulièrement à Mouhamed Moustapha as-Chinguetti. Pour lui, le fait d’autoriser cette pratique est une forme d’hypocrisie dans l’Islam et ne le célèbre qu’un ignorant ou un homme qui a apostasié sa foi.  C’est dans cette même lancée qu’Omar Ibn Alioune al-Lakhamî, connu sous le nom al-Fâkahânî, a déclaré dans sa lettre intitulée L’origine du Mawloud que « Le Gamou n’a aucune origine ni dans le Coran, ni dans le Sunna. Aucun des érudits de la communauté musulmane, les références dans l’Islam, ceux qui ont suivi les traces des saint-devanciers, n’a eu à le célébrer. Mais cette pratique relève de l’innovation créée par les profanateurs de l’Islam. » Et à Mouhamed Ibn Ibrahim Ali Cheikh de préciser dans sa lettre précitée que « Si le Gamou était une fête et comportait la moindre grâce, les saints-devanciers qui aimaient, respectaient et suivaient les traces du Prophète Mouhamed seraient les premiers à le célébrer. »
Abdoul Aziz Ibn Ahmed at-Tawîdjirî a, dans un Fatwa qu’il a rédigé et intitulé L’innovation de la célébration du Mawloud : une des innovations annuelles, déclaré que les premiers à célébrer le Gamou sont les descendants ‘Oubay al-Khaddâh Ibn Dîsân qu’on appelle les obeïdites[[4]]url:#_ftn4 . Or pour lui Ibn Dîsân, n’est pas réellement un descendant du Prophète Mouhamed, mais un imposteur, un esclave de Dja‘hfar Ibn Mouhamed as-Sadikh ; il a quitté Irak pour aller s’établir au Maghreb pour se réclamer être descendant du Prophète Mouhamed. Toutefois Ibn Khaldoun a démontré dans son Mouxadimaat que les obeïdites du Maghreb sont d’authentiques descendants du Prophète Mouhamed[[5]]url:#_ftn5 . Selon Ibn Khaldoun, ils sont des hommes dont la sainteté n’a jamais été remise en cause par les authentiques et justes érudits musulmans.  Il n’ya que certains soi-disant érudits, laudateurs des princes qui ont combattu les obeïdites et mis fin à leur règne afin d’entrer dans leur grâce, qui ont osé la contester. Et puis as-Souyouti a rédigé une longue lettre intitulée Husnu al-Maxsid Fii ‘Amali al-Mawlid (La noble intention dans la célébration du Mawloud) dans son ouvrage intitulé al-Haawii Lil-Fataawaa. Il y a soutenu que c’est le roi de Irbil, un sage, pieux et brave homme nommé al-Mouzaffar Aboû Sahîd al-Koukbarî Ibn Abî Hassan (né en 549- mort en 630) qui est le premier à le célébrer en public à la fin du VIème siècle de l’Hégire, en invitant les Musulmans pour qu’ils procèdent à la récitation du Coran, en chantant des hagiographies dédiées au Prophète Mouhamed et en distribuant gratuitement de la nourriture aux indigents. Des érudits, des Soufis, des gouverneurs, des prédicateurs, des lecteurs du Coran, des poètes, etc., venaient de tout le territoire de l’Irak pour assister à la cérémonie. Cette thèse est la plus plausible concernant la création du Gamou. Or, il est très difficile de rejeter la légalité de ces pratiques dans l’Islam. Ces pratiques sont comparables à la commémoration du 9ème jour du mois de Tamxarit que les Juifs jeunaient pour exalter les bienfaits d’Allah qui a sauvé le Prophète Moussa et son peuple du joug du Pharaon d’Egypte. Lorsqu’ils en ont informé le Prophète Mouhamed, il leur a fait savoir de son désir lui aussi de jeuner comme eux ce jour pour exalter ces bienfaits.
En outre, Mouhamed Ibn Ibrahim Ali Cheikh a, dans sa lettre précitée, interdit qu’un Musulman honore plus que tout autre le mois de naissance du Prophète Mouhamed. Pour lui, tous les jours et tous les mois se valent ; on honore le Prophète Mouhamed à travers les appels aux prières, les prêches, les prières sur lui, la lecture des Hadith, le Tachahhoud,  le fait de suivre ses traces et non pas à travers des Gamou. Mais cette conception du Mawloud semble biaisée dans la mesure où ceux qui célèbrent cette manifestation font régulièrement les pratiques qu’il a citées. Et il est prouvé que le Prophète Mouhamed avait l’habitude de jeuner le jour de lundi et lorsqu’on lui a demandé la cause il a répondu que parce que c’est le jour de sa naissance. Il est aussi prouvé qu’il a commémoré son anniversaire en égorgeant 63 chameaux durant le dernier pèlerinage à la Mecque qu’il a effectué correspondant à la célébration de ces 63 ans. Ce fait n’est-il pas une invite à la communauté musulmane à célébrer le Mawloud. Et toujours à Souyouti de préciser dans La bonne intention dans la célébration du Mawloud que, d’après Anas, « Le Prophète a immolé, au lendemain de sa prophétie, un mouton le jour de sa naissance. Or, il est clair que son grand père Abdou al-Moutallib l’avait déjà fait le septième jour de sa naissance. Dans la mesure où on ne baptise pas à deux reprises un enfant, on devrait en conclure que le Prophète célèbre l’anniversaire de sa naissance pour rendre exalter la gloire d’Allah ».
D’ailleurs nombreux sont les docteurs qui ont admis la légalité du Gamou dans l’Islam et ont exhorté les Musulmans à le célébrer. Parmi eux, il est possible de citer Ahmed Hafiz Ibn Hadjar al-Askhalâni, Abderrahmane as-Souyouti, et Sakhawi. Ahmed Hafiz Ibn Hadjar al-Askhalâni et as-Souyouti ont admis que le Gamou est une innovation puisque le Prophète Mouhamed ne l’a jamais célébré, ainsi que les trois générations qui l’ont succédé ; mais il fait, selon eux, partie des Bid’ha al-Mustahsana puisqu’il ne s’oppose pas aux enseignements du Coran et de la Sunna. Mouhamed Moustapha as-Chinguetti a révélé dans son journal nommé an-Nadwat que même Ibn Taymiyya a soutenu la bienfaisance du Gamou en déclarant qu’il comporte des grâces énormes liées à la bonne intention de l’auteur. Dieu n’a-t-il pas dit dans le Coran « Et tout ce que Nous te racontons des récits des messagers, c’est pour te raffermir ton cœur. Et ceux-ci t’es venu la vérité ainsi qu’une exhortation et un rappel aux croyants[[6]]url:#_ftn6  ». Si Dieu nous rappelle les récits d’Adam, de Noé, d’Ibrahim, de Moussa, d’Issa, etc., c’est pour que nous puissions suivre les traces de ceux qui ont cru en leurs messages et ont suivi leurs traces et pour que nous nous détournions de ceux qui ont mécru en leurs messages. Le Gamou est un de ces récits. En principe, il ne devrait avoir aucun mal à ce que des Musulmans se rencontrent pour chanter des hagiographies dédiées au Prophète Mouhamed et de formuler des prières à son honneur.
Le Gamou fait alors partie des Bid’ha al-Mustahsana. C’est également ce qu’a soutenu as-Souyouti dans sa lettre précitée où il a révélé qu’il n’y a aucun mal à ce que des Musulmans se regroupent pour réciter le Coran, faire les louanges du Prophète Mouhamed et distribuer des repas durant cette cérémonie. Cette pratique est selon lui à promouvoir comme l’a également déclaré El Hadji Malick Sy qui fait partie de ses principaux vulgarisateurs dans l’Afrique subsaharienne. Il l’a lui-même institué à Tivaouane en 1902 et a invité dans son poème intitulé Laxad Haaja Xalbii tous les Musulmans à faire autant. Le peuple sénégalais a sans aucun doute répondu favorable à son appel dans la mesure où partout au Sénégal, des Gamou sont organisés presque quotidiennement dans le but d’exalter la gloire et les bienfaits d’Allah. C’est dans ce cadre que Tivaouane prépare sa 117ème édition de son Gamou annuel dont la date est prévue pour le 13 janvier 2014.
Bibliographie
1-      Le Coran,
2-      Khoullâh, Abdou al-Wahhâb. ‘Ilm Usuul al-Fiq. Beyrout : Daar al-Kitaab al-‘Ilmiyya, 1971, 190 pages.
3-      Ibn Khaldoun, Abd er-Rahman (1332-1406 après J. C.). Les Prolégomènes. Première partie. Traduction en Français et commentaire de William Mac Guckin De Slane en 1863. Paris : Paul Geuthner, 1934 (réimpression de 1996), 437 pages.
4-      Mbaye, Rawane. Le grand savant El Hadji Malick SY- Pensée et action (Tome deuxième) : Kifâya ar-Râghibîn. Ce qu’il faut aux bons croyants. Beyrouth : Atelier Graphique Albouraq, 2003, 657 pages ;
5-      At-Tahhân, Mahmoud. Taysiir al-Mustalah al-Hadiis (10ème édition). Riyad: Maktab al-‘Aarif, li-Ansri wa at-Tawzii‘h, 224 pages.



Mouhamadou Mansour Dia
Docteur en Sociologie, chercheur-enseignant à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, spécialisé en sociologie des religions
Email : almansourdia@hotmail.com