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Histoire : le jour où L’Afrique a coulé

Le 12 janvier 1920, un paquebot devant rallier Dakar fait naufrage au large des côtes françaises. À son bord, des tirailleurs. Près d’un siècle plus tard, des hommes et des femmes se battent contre l’oubli de cette tragédie.


Rédigé par leral.net le Mercredi 13 Juillet 2016 à 18:55 | | 0 commentaire(s)|

Histoire : le jour où L’Afrique a coulé
Lai Sako (matricule 6182), Gore N’Diaye (5426), Birame Sassoune (3925), Abdoulaye N’Diaye (880), Demba Sagne (3312), Amadou Diop (3865)… Interminable, la liste des noms et des matricules s’enfonce dans une nuit abyssale. Sur les 192 tirailleurs sénégalais embarqués à bord de L’Afrique, au début du mois de janvier 1920, ils ne seront que sept à survivre aux flots déchaînés de l’Atlantique.
Seuls Kanga Ouollo, Moussa Konde, Goran Kodio, Seri Taole, Bakary Bamba, Souleyman Drikolli et Souleyman Fofana reverront les côtes africaines, miraculés d’entre les miraculés, rapatriés après enquête par le paquebot Tchad le 27 février 1920. Pourtant, leurs noms sombreront dans l’oubli, comme ceux de leurs camarades disparus dans un linceul d’eau salée.

Contrer l’oubli
L’oubli, c’est ce contre quoi l’association Mémoires & Partages s’élève aujourd’hui, près de cent ans après le drame. Le 25 janvier dernier, elle a lancé un plaidoyer pour attirer l’attention des hommes politiques, en France comme en Afrique, sur cette catastrophe maritime qui coûta la vie à 568 personnes. S’emparant des revendications de l’association, une demi-douzaine de députés français, dont Noël Mamère (Gironde) et Dominique Bussereau (Charente-Maritime), ont écrit au secrétaire d’État chargé des Anciens combattants et de la Mémoire, Jean-Marc Todeschini. Pour l’heure, celui-ci ne leur a pas répondu.

Et pourtant ! Quand l’extrême droite pousse les hauts cris parce qu’un jeune rappeur aux racines africaines ose s’annoncer aux commémorations de la bataille de Verdun ou, à l’inverse, quand un jeune à la peau noire se demande quelle est sa place dans l’Hexagone, l’Histoire peut apporter des réponses qui ne souffrent pas la contradiction. La France a une dette envers l’Afrique, une dette colossale qui se double parfois d’une coupable amnésie. Alors raconter, avec la précision et l’objectivité de l’historien, c’est déjà panser.

Commandant de navire pendant plus de vingt ans, Roland Mornet s’y est essayé en rédigeant le texte le plus complet sur le naufrage, La Tragédie du paquebot « Afrique » (2006). Son enquête, sérieuse et documentée, revient sur les circonstances du drame, en examine les causes, le déroulement heure par heure et l’émoi qu’il suscita, à l’époque, jusqu’à l’Assemblée nationale et dans les tribunaux.
Sans s’attacher spécifiquement au sort des tirailleurs qui revenaient du front, Mornet évoque le destin commun qui emporta alors soldats, membres d’équipage et colons en partance pour Dakar. Il faut imaginer ces heures d’angoisse, il faut se souvenir de chaque passager – mais peut-être un peu plus de ceux qui revenaient du front en héros.

De nombreuses imprécisions
L’Afrique est un paquebot mixte de la Compagnie des chargeurs réunis (CCR), long de 119 mètres, large de 15, conçu en 1907 pour transporter à la fois hommes et marchandises. Pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale, il a assuré la liaison Bordeaux-Dakar, sans être militarisé. Décoré de la légion d’honneur le 20 janvier 1919 pour services rendus durant la guerre, le capitaine au long cours Antoine Le Dû, 43 ans, est affecté au commandement du navire depuis septembre 1917. C’est un homme aimé et expérimenté.

Le 7 janvier 1920, le permis de navigation est renouvelé au paquebot après une série de réparations. Tout à fait en état de prendre la mer, il largue les amarres deux jours plus tard, à 19 heures, et entame la descente de la Gironde depuis Bordeaux. À bord, un équipage de 135 hommes. Les blanchisseurs sont des « indigènes sujets français », tout comme les neuf « boys ».
Pour le reste des passagers, Roland Mornet avance un chiffre de 467 personnes. Le nombre de militaires blancs ayant embarqué pour rejoindre Saint-Louis du Sénégal, Brazzaville ou le Tchad est longtemps resté sujet à caution.

« La confusion est plus grande encore concernant les tirailleurs qui ne sont sénégalais que de nom, hors 34 à destination de Dakar, c’est à Conakry que doivent débarquer 72 autres, mais sont-ils tous pour autant guinéens ? demande Mornet. Certains sont peut-être Maliens. 86 doivent être laissés au wharf de Grand-Bassam devant Abidjan. Si vraisemblablement beaucoup sont ivoiriens, il peut s’y trouver des Voltaïques. Ces hommes ont combattu sur le front de Salonique et à Gallipoli, c’est la raison pour laquelle ils ont été démobilisés plus tardivement que leurs camarades ayant combattu sur le sol français, les redoutables nettoyeurs de tranchées, rescapés des tueries d’Argonne, d’Artois, de Verdun ou des Flandres… »

Fonctionnaires, commerçants, exploitants forestiers, épouses partant rejoindre leurs maris, les passagers savent qu’ils ne verront plus la France métropolitaine pour un bon bout de temps. Parmi eux, il y a une célébrité : l’évêque de Télepte, Hyacinthe Jalabert, préfet apostolique du Sénégal et vicaire apostolique de la Sénégambie. Âgé de 61 ans, il voyage avec les fonds qu’il a collectés pour la construction de la cathédrale du souvenir africain, à Dakar. Dans les cales du navire, des marchandises, du courrier et une bonne quantité de bouteilles de champagne Moët & Chandon…

Fuites d’eau fatales
Le temps est mauvais, et les marins savent qu’au sortir du fleuve « ce sera la grande sarabande », écrit Mornet. Le 10 janvier au matin, L’Afrique atteint la mer, déjà grosse. C’est à 10 heures qu’un problème se signale : le chef mécanicien demande au capitaine de ralentir l’allure en raison de la présence d’une importante quantité d’eau dans la cale de la chaufferie.

Le Dû obtempère aussitôt, tandis qu’on cherche l’origine de la fuite. Le temps forcit, les pompes fonctionnent normalement… et, pourtant, l’eau continue de monter dans les chaufferies, atteignant les plaques de parquet. Détail qui a son importance : des résidus de combustion du charbon ont été entreposés dans les ailes des chaufferies, en attendant leur discrète évacuation en mer… Emportés par l’eau, ils vont malheureusement s’en aller boucher les tuyaux d’aspiration et rendre les pompes inopérantes. Au soir du 10 janvier, dans des conditions épouvantables, le navire commence à donner de la bande.

Vers minuit, le commandant décide de dérouter pour effectuer les réparations nécessaires. Mais virer de bord s’avère impossible par manque de vitesse. Antoine Le Dû lance un appel au secours par TSF le 11 janvier, à 7 heures du matin : « Il m’est impossible de prendre un autre cap, je fais tout ce que je peux pour nous écarter de Rochebonne. Chaufferies et machines sont pleines d’eau et il nous reste seulement trois chaudières. »

Le plateau de Rochebonne est un haut-fond dangereux, au large des côtes charentaises et vendéennes. Un bateau-feu – c’est-à-dire un phare flottant – en signale la position. Le Cèdre et La Victoire, deux remorqueurs basés à Rochefort, reçoivent l’ordre de se préparer à appareiller, tandis que Le Ceylan, autre paquebot de la CCR, se déroute à 8 h 20 pour porter secours à L’Afrique.

34 rescapés
Chez les passagers, le mal de mer, d’abord, puis l’angoisse, terrassante… Le paquebot est livré aux caprices de la mer. Privé d’énergie électrique, il dérive dans le noir. Le Ceylan, qui ne peut prendre le risque de toucher les hauts-fonds, doit s’éloigner. Vers 22 heures, comble de malchance, L’Afrique heurte le bateau-feu en acier. Une nouvelle voie d’eau s’ouvre dans sa coque.

Le radio Frédéric Méziers lance un premier SOS, puis plusieurs autres, et annonce l’évacuation. Mais celle-ci est compliquée par la tempête, et de nombreux passagers refusent d’embarquer dans des canots que la mer ballotte comme des fétus de paille. Les rares rescapés ayant réussi à quitter le navire raconteront plus tard qu’il n’y eut pas de scène de panique à bord, seulement des cris et des pleurs. Peu après trois heures du matin, ce 12 janvier 1920, le navire pique de l’avant et sombre en quelques secondes. La plupart des passagers et le capitaine sont encore à bord.

Le lendemain matin, de nombreux navires arrivent sur zone. Le Ceylan récupère neuf membres d’équipage et treize Sénégalais sur un radeau. L’un d’eux, Mamadou N’Diaye, décédera peu après.
Il n’y aura en tout que 34 rescapés, et les jours qui suivent livrent sur les plages et dans les filets des pêcheurs leur sinistre moisson de cadavres. Le corps de Yoro Sa, classe 16, sera ramené par les pêcheurs du Pétrel le 16 janvier. Celui de Kutio-Boko, du 56e bataillon, s’échouera au lieu-dit Les Fosses-Montauban. D’autres seront retrouvés des mois plus tard, méconnaissables.

Hommages et coupables
Assistant à l’enterrement d’un naufragé, le maire de Bordeaux, Fernand Philipart, aura ces mots : « Partir jeune, gai, plein de vie et d’espoir pour le pays du soleil après avoir échappé aux dangers des combats, s’en aller pour une noble tâche vers ces colonies africaines d’où nous sont venues, avant la tourmente, tant de richesses – et pendant la guerre tant de vaillants soldats – pour servir la France d’une autre manière mais d’un même cœur que sur les champs de bataille ; s’arracher des bras d’êtres chéris et, tout chauds encore de leurs derniers baisers, être englouti par la mer furieuse dans une sombre nuit de tempête, ah ! Quel sort affreux ! »

Dans les journaux, une certaine émotion aussi… mais qui s’estompe vite avec la victoire surprise de Paul Deschanel sur Georges Clemenceau à l’élection présidentielle. Et puis il y en a eu tellement, des morts, durant la Première Guerre mondiale… « Les tirailleurs africains ont été transférés dans un ossuaire, cependant leurs noms figurent sur le monument aux morts de la guerre 14-18 au fond du cimetière [des Sables-d’Olonne], raconte Mornet. Des personnes se sont sans doute étonnées parfois de voir ces noms africains sur ce monument mais, en quelque sorte, ils ont bien été des victimes de la Grande Guerre, ils y avaient combattu et rentraient chez eux. »

Bien entendu, une enquête est aussitôt diligentée auprès des survivants et des experts pour établir les causes du drame. Y a-t-il eu faute du capitaine ? Le navire a-t-il heurté le haut-fond ? D’où venait la première voie d’eau ? Des demandes d’interpellation sont déposées à l’Assemblée nationale et mises à l’ordre du jour, le 18 mars 1920, débouchant sur de longs débats – en particulier sur la responsabilité de la CCR et sur celle de la société de classification Veritas.

Il s’agit, pour l’aile gauche, de condamner la course au profit et les vices de la société capitaliste. Dans les années qui suivent, entre 1923 et 1930, la CCR sera plusieurs fois assignée en justice par les familles des passagers – qui seront définitivement déboutées en juillet 1931. Seules celles des membres d’équipage ont, vraisemblablement, été indemnisées. Le mystère entourant la première voie d’eau ne sera jamais élucidé – c’est pourtant la cause de tout ! Pour Roland Mornet, elle serait le fait d’une épave « tueuse » (un vapeur anglais ayant sauté sur une mine le 8 juillet 1917) non répertoriée de l’estuaire de la Gironde qui aurait percé la carène de L’Afrique.

L’épave gît aujourd’hui par 45 m de fond au nord du plateau de Rochebonne, accessible à ces plongeurs en bouteille qui comptent parmi les rares à connaître l’histoire du navire. La France ingrate a oublié les passagers de L’Afrique et le sacrifice imposé de ses soldats « indigènes ». En mémoire du drame, la Côte d’Ivoire a émis un timbre, en 1990.

« J. Bobée, le maquettiste, m’a contacté après la publication du livre et m’a dit qu’il était à l’initiative de ce timbre », raconte Mornet, qui a lui-même bataillé pour l’installation d’une stèle, aux Sables-d’Olonne, en mémoire des naufragés. Il en existerait d’ailleurs une dans le cimetière de Conakry… Pour ceux qui souhaitent en savoir plus, outre le livre de Mornet, il existe un film, Mémoires de l’Afrique, un 52-minutes signé Daniel Duhand et Lionel Chaumet, qui doit déboucher sur la publication d’un ouvrage du même nom en septembre 2016.

Bien entendu, l’association Mémoires & Partages attend beaucoup de son action politique : il s’agit de « restituer la mémoire pour rétablir les potentialités de dialogue avec les autres » et de « repenser nos identités et donner une conscience historique à la jeunesse ». Mais la France, qui n’a que tardivement rendu hommage aux tirailleurs sénégalais, n’est pas la seule à être interpellée.
« Nous avons aussi attiré l’attention de huit chefs d’État en Afrique de l’Ouest, car eux aussi ont une obligation par rapport à la mémoire des leurs, qu’ils doivent honorer et non instrumentaliser », affirme Karfa Sira Diallo, directeur de Mémoires & Partages. Pour l’heure, les hommes politiques concernés n’ont pas encore réagi. Les tirailleurs engloutis attendent depuis longtemps, sans doute sauront-ils montrer un peu de patience jusqu’au centenaire du drame, en 2020.

Une autre tragédie
Le 8 juin 1917, le transport de troupes français Sequana naviguait à proximité de l’île d’Yeu quand il fut torpillé par un sous-marin allemand, l’U-boat SM UC-72. Nombre de tirailleurs sénégalais embarqués à Dakar étaient à bord, en partance pour le front. 198 périrent, 202 furent sauvés. « C’était des Mossis de l’intérieur, ils étaient partis de Dakar pour Bordeaux, explique Roland Mornet.
Il se dit que certains, tétanisés, ont coulé avec le bateau. Il n’y avait pas assez de canots de sauvetage, ce qui était courant, et en outre, à l’époque, les brassières de sauvetage avaient tendance à vous envoyer par le fond une fois imbibées d’eau… Mais selon moi on a demandé aux tirailleurs de ne pas sauter dans les canots réservés aux Blancs, ce qui explique le nombre de victimes africaines – 198 tirailleurs sur 206 noyés ! » Un autre drame oublié… ou ignoré.