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La Question Laïque Au Senegal [par A. Aziz Mbacke Majalis]

Les passages ci-dessous, extraits de notre essai « KHIDMA : La Vision Politique de Cheikh A. Bamba (Essai sur les Relations entre les Mourides et le Pouvoir Politique au Sénégal) » (Editions Majalis, 2010), préfiguraient déjà la problématique actuellement posée de la laïcité dans le système républicain sénégalais. De même que certains effets pervers induits par sa dimension anticléricale d’exclusion de la religion hors de la sphère publique et institutionnelle utile, et sa fonction neutralisante (et pas seulement neutre) sur la promotion des valeurs éthiques et religieuses positives dans la vie sociopolitique de la nation. Un problème qui vient, avec fracas, de resurgir sur la scène politique avec la proposition récente du chef de l’Etat d’inclure une clause d’intangibilité de la laïcité dans le projet de constitution en gestation. Proposition violemment rejetée par les religieux, avant d’être déconseillée par le Conseil Constitutionnel.


Rédigé par leral.net le Mercredi 2 Mars 2016 à 03:56 | | 0 commentaire(s)|

La Question Laïque Au Senegal [par A. Aziz Mbacke Majalis]
Pour résoudre cette contradiction latente dans la construction nationale, cette opposition frontale sur un concept aussi clivant, nous proposions, dans l’essai précité, son remplacement par un autre historiquement moins chargé. Une autre vision républicaine qui parviendrait à conserver les 3 dimensions, somme toute, nobles charriées par la laïcité et s’accordant parfaitement avec la justice et nos valeurs de tolérance, que sont :
(1) la liberté de culte pour tous les citoyens sénégalais, sans distinction, dans des limites unanimement admises,
(2) la non inféodation du pouvoir politique dans une quelconque obédience religieuse exclusive et unique, au détriment de celles des autres citoyens,
(3) le traitement équitable par l’Etat de toutes les sensibilités religieuses de la nation ; une dimension incluant l’assistance publique aux communautés religieuses dans leurs missions naturelles non basée sur un quelconque clientélisme.
Tout en épurant le concept de laïcité de sa 4e et pernicieuse dimension (née, en réalité, de l’anticléricalisme atavique de la Révolution sécrété par l’histoire de France) consistant au cantonnement du religieux dans la sphère strictement privée, afin d’exclure toute référence aux principes et valeurs religieuses dans l’élaboration des dynamiques politiques, économiques, sociales, culturelles, éducatives etc. de la nation.

Cette approche alternative du concept, que nous jugeâmes plus adaptée à notre histoire et à nos réalités, se fondera sur une équité dynamique et positive (pas celle de méfiance ou de rejet) dans le rapport du politique au religieux dans la Cité. Une autre approche que nous avons dénommée par le néologisme d’« équicité » et qui nous permettra peut-être un jour, qui sait, de reformuler l’article premier de notre Constitution en ceci : « Le Sénégal est une République ÉQUITABLE, démocratique et sociale ».

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KHIDMA (pp. 256, 357-361)

« Le thème si controversé de la laïcité des institutions du Sénégal et du combat qu’ont toujours mené les acteurs religieux pour la remettre en cause a fait l’objet de nombreuses études et polémiques. Cette question, ou du moins la compréhension que peuvent en avoir les différents protagonistes, mérite plus que jamais, à notre sens, d’être reposée en des termes moins dogmatiques et moins radicaux chez toutes les parties. Ceci, même s’il faudra toujours refuser l’imposition actuelle de la vision unilatérale et exclusiviste de la laïcité à la française, surtout chez nos élites europhones, dont l’ambition véritable est de cantonner la religion dans la sphère strictement privée, pour ensuite songer à nous inventer un modèle de laïcité équitable (que nous appellerons « équicité ») plus conforme à nos valeurs de base et aux principes d’équité religieuse de l’Islam. (…)

A notre avis, le Sénégal souffre plus et avant tout d’une crise de
comportement et d’inadéquation de son SYSTÈME DE VALEURS OFFICIEL que d’une véritable crise des valeurs en tant que telle (ces valeurs subsistant encore dans le subconscient collectif tout en étant dépréciées et découragées par le système). Crise systémique sustentée par une certaine inadaptation et une contradiction manifeste entre, d’une part, les valeurs culturelles, spirituelles et historiques positives auxquelles s’identifie profondément son peuple. Et, d’autre part, sa théorie politique officielle fondée sur un système de pensée foncièrement opposé à ces mêmes valeurs ou favorisant au contraire, dans la praxis, nos valeurs culturelles les plus négatives. Relever cela ne signifie nullement, il faut le préciser, la remise en cause de certains acquis importants de la « civilisation de l’universel », ni une tentative puérile de s’enfermer dans des schémas non viables, sous prétexte d’une « authenticité » fictive ou manichéenne (notre système de valeurs ayant également ses insuffisances flagrantes). Mais cela revient simplement, surtout pour les milieux intellectuels, au devoir de s’interroger désormais sincèrement et un peu plus profondément sur la relativité des « valeurs de la République » héritées, pour l’essentiel, de la Révolution française et surtout la formulation de sa laïcité extrémiste et inadaptée. Au lieu de persévérer à répercuter si inconsidérément les idées de maîtres à penser pour qui Dieu et la véritable spiritualité sont juste une variable, un détail. Quid aujourd’hui, nous demandions-nous, de
l’universalité si encensée des valeurs de cette République et de sa prétention universaliste à décliner celle des droits de l’Homme, en tous temps et en tous lieux, alors que les principaux héritiers de cette même République n’hésitent plus à poser ouvertement, au vingt-et-unième siècle, le débat sur « l’identité nationale en France » [ou même à voter de plus en plus pour le FN] ? Pourquoi et au nom de quoi notre nation devrait-elle continuer à se réclamer d’une histoire et d’un système politique né de la Révolution française de 1789, œuvre des Rousseau et Voltaire, de Robespierre et de ses jacobins ? Alors qu’elle se reconnaît plutôt héritière
d’une autre révolution : la Révolution Sénégalaise de 1895, celle de Cheikh A. Bamba, d’El Hadj Malick Sy et d’autres valeureux artisans du « Siècle Sénégalais des Lumières » ? Un siècle au cours duquel ces dignes fils de leur nation ont produit intellectuellement plus que durant tout le millénaire précédent d’histoire de l’Islam au Sénégal. Ne fûmes-nous pas politiquement « mal partis » dès le moment même où nous avons bifurqué (serait-ce involontairement) notre trajectoire historique et politique vers celle d’autres peuples et civilisations, quels que puissent être, par ailleurs, leur apport scientifique et technique ou leur mérite, surtout si ces civilisations ont bâti leur « prestige » sur nous autour de valeurs antinomiques à la foi et à l’essentiel de nos principes de base ?

Que cela soit clair. Il ne s’agit nullement pour nous de réclamer une république « islamique », ou même pis « mouride », au sens primaire et « sectaire » où l’on entend habituellement ces notions. Ni de négliger la partition jouée par les religieux dans les processus de consolidation du système actuel, quelles que puissent être leurs motivations. Mais il s’agit plutôt, à ce niveau du débat du moins, de nous interroger simplement sur le véritable apport qu’un système politique
basé sur la Khidma (Service à la communauté pour la Face de Dieu, enseignée par Cheikh A. Bamba), ou sur d’autres perspectives endogènes de notre société, peut générer s’il était adopté ou se généralisait au Sénégal. Car, pour nous, il ne saurait y avoir de développement digne de ce nom au Sénégal [ou d’émergence] tant que les sénégalais ne réussiront pas à s’approprier pleinement les valeurs positives de leur peuple, à bâtir les fondements premiers de leurs système sur leurs idéologies endogènes, développées par leurs propres penseurs, auxquelles se
reconnaît le peuple profond, avant d’intégrer dans ce système les autres
apports exogènes utiles, comme certains grands pays d’Asie semblent aujourd’hui y avoir, dans un sens, réussi. (…)

Ceci est la raison pour laquelle nous trouvons tout simplement insuffisant et de mauvaise foi l’argument neutralisant souvent avancé de la « laïcité républicaine » à la sénégalaise, qui perpétue actuellement le statu quo politique et continue d’opposer artificiellement les communautés religieuses du pays. En diabolisant sciemment et en excluant tout choix de valeurs émanant de l’une d’entre elles, sous prétexte d’un prétendu « équilibre confrérique ». Dans la simple mesure où cet argument promeut, en lieu et place, le choix arbitraire d’idées et de perspectives élaborées par d’autres maîtres à penser appartenant à d’autres cultures ou « confréries républicaines », athées, maçonniques ou déistes. Persister dans le refus d’enseigner aux jeunes générations et aux futurs fils de ce pays les remarquables Masâlikul Jinân (Itinéraires du Paradis) de Cheikh A. Bamba, le brillant Khulasul Dhahâb (L’Or Décanté) d’El Hadj Malick Sy, le Jâmihul Jawâmihu (Le Recueil des Recueils) de Cheikh Ibrahim Niasse, les sermons mémorables de Seydina Limâmou Laye, les précieux Zuhurul Basâtîn de Cheikh Moussa Camara, les incomparables Wolofal Educatifs de Baye Mbaye Diakhaté et d’autres œuvres magistrales (en morale, en système social et politique etc.) de nos grands penseurs, sous le fallacieux argument d’une forme de laïcité inadaptée. Tout en continuant à y enseigner doctement « Le Candide » de Voltaire, « Les Précieuses ridicules » de Molière ou « Le Cahier d’un retour au pays natal » de Césaire, constitue une ahurissante anomalie que tout peuple mature se doit de remettre foncièrement en question. Comment, dès lors, s’étonner que la schizophrénie culturelle qui frappe une bonne partie de nos élites (très éloignée de l’heureux « métissage » tant chanté) et une grande partie de notre peuple (à travers, notamment, certaines valeurs matérialistes promues dans les médias populaires, mais également, il faut le reconnaître, une culture indissociée de l’arabité chez certains milieux arabisants) ait mené beaucoup d’entre nous à ne plus savoir « qui nous sommes », « d’où nous venons » et « où nous allons » ? Comment une nation, qui se trouve quotidiennement obligée de porter les habits taillés pour d’autres personnages, astreinte de monter, aussi fantasquement accoutrée, sur une scène mondialisée à laquelle elle ne s’est pas assez préparée, pour jouer un rôle burlesque dont les dialogues furent écrits dans une langue non maîtrisée, pourrait-elle offrir un spectacle autre que grotesque au monde et à l’Histoire ?

Il est bien vrai, il faut l’avouer, que cette anomalie de la division religieuse (« confréries contre confréries ») que nous avons évoquée n’a pu perdurer jusqu’ici que grâce au piège de la rivalité entre communautés religieuses artificiellement entretenue par différents acteurs (étatiques, intellectuels ou même religieux) adeptes du « diviser pour régner ». Rivalité artificielle, car il n’existe en réalité aucune réelle contradiction de fond justifiant cette incompatibilité dans les démarches et idées de nos valeureux penseurs qui, comble de chance, appartiennent tous à la même école malékite, dont ils partagent presque unanimement la doctrine, qui est celle des Ahl Sunna wa Jama’a (Adhérents de la Tradition et du Consensus des Savants), tout en adhérant à une même vision tolérante et ouverte de l’Islam, contrairement aux dissensions idéologiques sanglantes divisant d’autres pays musulmans. Cette religion, qui est la nôtre, a pour vocation naturelle, il faut le savoir une bonne fois pour toutes, d’unir le Sénégal et non de le diviser, de le faire évoluer et nullement régresser…

En définitive, le problème de fond pour nous revient plutôt à une question de REFORMULATION des fondements et des principes actuels de notre république, qui, loin de la sacralisation à laquelle nos élites politiques et intellectuelles tendent actuellement à la placer dans le débat et que nous récusons sans complexe, ne doivent plus être l’émanation d’une pensée unique essentiellement exogène fondatrice d’une « République du Sénégal » hybride. Mais plutôt l’expression volontaire et lucide de valeurs culturelles et spirituelles largement partagées « par le peuple et pour le peuple sénégalais ». Valeurs qui seraient, enfin, les fondements d’une véritable « RÉPUBLIQUE SÉNÉGALAISE ». De l’exacte manière dont il existe une « République française » (et non une « République de France ») fondée sur les valeurs revendiquées par la nation française et auxquelles son peuple s’identifie et se reconnaît historiquement. Ni plus, ni moins. De l’exacte manière dont il existe, de par le monde, plusieurs types de systèmes politiques se fondant principalement sur le « génie » et les valeurs fondamentales de leurs propres peuples avant d’intégrer les nécessaires ferments externes. Une République Sénégalaise qui ne serait plus un simple plâtre idéologique ayant pour devise officielle « Un Peuple – Un But – Une Foi » (en écho au fameux triptyque « Liberté – Egalité – Fraternité » de Robespierre) mais qui gravera sur ses emblèmes, pourquoi pas ?, « Ligéey ak
Jaamu Yàlla » (Khidma et Adoration de Dieu), « Ñaani bañ na », « Senegaal benn bopp la, kenn mënu koo xar ñaar » ou toute autre formule bien de chez nous, capable de nous faire vibrer et résonner profondément, dans le tréfonds de nos cœurs et de notre âme nationale. Une République Sénégalaise qui, au lieu de nous inciter, comme elle s’échine à le faire sans grand succès depuis plus d’un demi-siècle de demi-indépendance, à « pincer » nos éternelles « koras » creuses, celle des fourmis chanteuses de l’hivernage pluvieux des indépendances « cha cha ». Ou de « frapper » continuellement les « balafons » devenus aphones d’une Négritude abstraite, désormais sans timbre dans le concert des nations mondialisées, serait capable de nous exhorter à « pincer » la plume de la vraie connaissance léguée par nos illustres Pères Fondateurs, elle qui leur permit jadis d’écrire et de penser par eux-mêmes, et à « frapper » enfin à la porte du Monde avec le même marteau engagé (Pastéef) et la même truelle constructive (Khidma) qui nous permit dans le passé de bâtir par nous-mêmes des mosquées et des villes, pour construire dans
l’avenir des centrales, des grandes universités, des industries dignes de ce nom, de nouveaux types d’hommes.

Un nouveau Sénégal.

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