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"Le foot africain, c'est de l'histoire-géo!"

Pour Claude Le Roy, entraîneur successif de plusieurs équipes africaines, leur style de jeu s'explique par la décolonisation.
Outre le Sénégal - qui joue son premier match du Mondial 2018 contre la Pologne ce mardi à 17h ­- Claude Le Roy a entraîné d'innombrables sélections africaines (Cameroun, Ghana, RDC, Congo-Brazzaville et, aujourd'hui, Togo). Surnommé le "sorcier blanc du foot africain", il a remporté, avec elles, tous les titres qu'il est possible de gagner en Afrique. Fin connaisseur du continent, ce fils d'instituteurs communistes estime qu'il est impossible de comprendre le football africain sans s'intéresser à l'histoire de la décolonisation. Interview.


Rédigé par leral.net le Mercredi 20 Juin 2018 à 18:46 | | 0 commentaire(s)|

L'EXPRESS. Pour l'Afrique, comment se présente le Mondial? 

 
 

Claude Le Roy. Au vu des résultats des matchs de préparation, les équipes qualifiées -Sénégal, Nigeria, Maroc, Tunisie, Egypte- semblent prêtes. Malgré sa défaite contre l'Iran, le Maroc, entraîné par Hervé Renard [autrefois adjoint de Claude Le Roy], peut encore devenir le poil à gratter de son groupe, pourtant difficile. Le Sénégal n'a jamais été aussi bien armé qualitativement et quantitativement. La Tunisie possède une équipe cohérente. 

Quant à la performance de l'Egypte, elle dépend de la récupération physique de Salah après sa blessure en finale de la Ligue des champions avec Liverpool, le mois dernier. Enfin, le Nigéria semble bien organisé sous la houlette de son sélectionneur allemand Gernot Rohr [ex-entraîneur des Girondins de Bordeaux] mais doit à tout prix se relever de sa défaite contre la Croatie. 

 

Quels sont les joueurs à suivre de près ? 

Pour le Sénégal, l'attaquant Sadio Mané (Liverpool FC) et la paire Mbodj-Koulibaly, respectivement joueurs d'Anderlecht et de Naples. Ces deux-là assurent la défense centrale la plus solide de l'histoire des Lions de la Teranga. De son côté, Younès Belhanda peut éclabousser le Maroc de son talent. 

Je vais aussi regarder les Nigérians Victor Moses et Ahmed Musa ou encore, évidemment, l'Egyptien Mohamed Salah, Ballon d'or africain 2017 et meilleur joueur de Premier League 2017-2018. 

Votre définition du football africain? 

La principale caractéristique de l'Afrique, c'est que tout y est possible. Un exemple : l'actuel gardien de la sélection du Togo, Sabirou Bassa-Djeri, était voilà peu un parfait inconnu, même au Togo. Je l'ai découvert lors d'un match de quartier, à Lomé, la capitale. Un mois plus tard, il débutait dans la sélection nationale face à l'Algérie lors d'un match officiel comptant pour la Coupe d'Afrique des Nations (CAN). Quelques semaines plus tard, il signait un contrat au Coton sport de Garoua, au Cameroun, un des grands clubs d'Afrique. Une telle trajectoire, météorique, est inimaginable en Europe, où les joueurs progressent par étape, sont formés par paliers, selon des méthodes rigoureuses. L'Afrique oblige à être ouvert d'esprit et à ne pas être scolaire. 

En quoi l'histoire du continent est-elle liée au football ? 

Il est impossible de comprendre le football africain sans se pencher sur l'histoire des indépendances. Par exemple, au Cameroun, les Bassas ont joué un rôle crucial dans les luttes d'émancipation contre la France. Et lorsque j'ai commencé à entraîner l'équipe du Cameroun en 1985 [jusqu'en 1988], j'ai sélectionné de nombreux Bassas sans savoir à quelle ethnie ils appartenaient. 

Un jour, quelqu'un m'a fait remarquer qu'ils étaient surreprésentés parmi Les Lions indomptables. Je me suis alors intéressé à eux... pour découvrir que leurs qualités combatives s'inscrivaient dans une trajectoire historique. Autrement dit, pour prendre des décisions pertinentes en Afrique, il faut s'intéresser à l'histoire des indépendances, mais aussi à celle des groupes ethniques. 

Ainsi Samuel Eto'o, Rigobert Song, François Omam-Bihik, Roger Milla sont tous des Bassas. Songez que l'équipe du Cameroun a compté jusqu'à 70% de Bassas. Pourtant, ils sont loin de constituer le principal groupe ethnique du pays.  

Samuel Eto'o a aussi été le capitaine emblématique du Cameroun.

Samuel Eto'o a aussi été le capitaine emblématique du Cameroun.

Brian Snyder/REUTERS


La colonisation a-t-elle influencé le style de jeu africain? 

Et comment ! Dans les pays anglophones, les équipes ont adopté le style anglais et dans les pays francophones, le style français. Lorsque les clubs européens ont commencé à recruter des joueurs africains, ils ont naturellement puisé dans leurs anciennes colonies. Les Ghanéens et les Nigérians sont allés jouer en Angleterre ; les Sénégalais, les Algériens, les Ivoiriens, en France. 

Ensuite, dans leurs équipes nationales, les Africains anglophones ont reproduit les caractéristiques du football anglais, en profondeur, appuyé sur des ailiers rapides et sur des avants-centres pivots, comme au basket. De leur côté, les joueurs francophones ont été influencés par le beau jeu français, sous l'influence de trois générations d'artistes : celles de Kopa, Platini, Zidane. Aujourd'hui, la mondialisation du football tend à effacer cette césure entre les styles français et anglais. 

Quelle différence entre Les Lions Indomptables, du Cameroun, et les Lions de la Teranga, du Sénégal, deux équipes que vous avez entrainées ? 

Les Camerounais possèdent une force mentale incroyable, typique de certains pays d'Afrique centrale. A l'époque où j'étais leur sélectionneur, la puissance du regard des joueurs à la sortie du tunnel qui conduit à la pelouse, me terrifiait. Psychologiquement, c'est comme si les gars pénétraient sur le terrain avec un but d'avance... A l'inverse, le Sénégal, se définit par son talent fou, par une forme de virtuosité, mais également par une fragilité mentale plus importante. 

Les Lions de la Teranga sont beaucoup plus sensibles à la vie d'un match, à son évolution, ses rebondissements. Un match peut leur échapper mentalement en cours de jeu. Les Lions indomptables, eux, continuent à se battre jusqu'au bout, quoi qu'il arrive. De ce point de vue, le Cameroun, ex-protectorat allemand, ressemble à l'Allemagne. Les Sénégalais, eux, sont plus proches des Bleus français. 

Le sélectionneur Claude Le Roy (c) lors d'une séance d'entraînement de l'équipe du Togo, le 6 janvier 2017 à Mbour (Sénégal)

Le sélectionneur Claude Le Roy (c) lors d'une séance d'entraînement de l'équipe du Togo, le 6 janvier 2017 à Mbour (Sénégal)

afp.com/SEYLLOU



Sur les cinq équipes africaines du mondial 2018, trois proviennent d'Afrique du Nord -Maroc, Tunisie, Egypte- et deux seulement d'Afrique noire -Sénégal, Nigeria. Pourquoi ? 

En matière d'organisation générale, l'Afrique du Nord a une longueur d'avance sur les pays subsahariens. Malgré les soubresauts du printemps arabe, les pays nord-africains ont préservé leurs structures sportives. La Tunisie, par exemple, continue de s'appuyer sur des grands clubs -L'Etoile du Sahel, L'Espérance de Tunis...- et sur des championnats de jeunes qui permettent de détecter et de former les futures générations de joueurs. 

Surtout, ce cadre institutionnel oblige à respecter les âges réels des jeunes pousses. A l'inverse, l'état-civil défaillant est un problème endémique en Afrique noire. De nombreuses compétitions de jeunes sont disputées par des joueurs qui ont dépassé cet âge. Dans la catégorie "moins de 17 ans", l'Afrique obtient de très bons résultats. Certaines finales de coupes du monde de "moins de 17 ans" ont même opposé deux équipes africaines. Le seul hic, et tout le monde le sait, c'est que certains joueurs ont en réalité 18, 19, 20, 21, 22 ou 23 ans. 

Ainsi, on flatte le pouvoir en place en lui faisant miroiter d'excellents résultats... au détriment de la sélection nationale, privée de nombreux talents. Tout l'enjeu est de mettre de l'ordre là-dedans. Avec l'appui des pouvoirs publics et grâce à des financements privés, c'est ce que j'ai entrepris de faire au Togo. Actuellement, dix mille garçons et filles de la génération 2001-2005 sont détectés et enregistrés à travers tout le pays dans le cadre d'un vaste programme de recrutement itinérant. Cela permet de connaître l'âge réel des jeunes joueurs. Cette rigueur administrative va se révéler payante d'ici quelques années. 

On vous surnomme le "sorcier blanc de l'Afrique". Quel est votre secret ? 

Je l'ai déjà dit : il faut s'intéresser à l'histoire et à la géopolitique du continent. En la matière, je partais avec un avantage; mes parents, instituteurs en Normandie et militants communistes, étaient personnellement engagés dans les luttes anticoloniales, notamment auprès des Algériens. Enfant, j'ai vu défiler de nombreuses figures indépendantistes à la maison. J'ai baigné dans cette culture-là. 

Au-delà de la politique, il faut aussi s'intéresser sincèrement aux vrais gens, fréquenter les faubourgs et pas seulement les beaux quartiers. Au Cameroun, dans la commune de Pouma, située en pays bassa, à mi-chemin entre Douala et Yaoundé, les gamins pratiquent un jeu de gagne-terrain qui se joue avec la tête. Dès leur plus jeune âge, ces enfants développent des qualités de détente et un sens de la coordination inouïs. 

Ce périmètre de quelques rues est un authentique vivier où naissent d'excellents joueurs de tête et des gardiens de but remarquables, sans le moindre éducateur ni centre de formation. Cela, on ne peut pas le savoir si on reste enfermé chez soi et que l'on ne fréquente que des "expats". En Afrique, je vis à l'heure africaine et je parle avec tout le monde, depuis les chefs d'Etats jusqu'aux plus modestes familles des villages reculés. Vous voyez, mon secret est tout simple. 




L'Express


Alain Lolade