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Sadio Gaye, ingénieure en Génie civil, spécialisée en travaux souterrains : «Ne répétons pas les erreurs du passé, évitons de construire un Dakar Bis»

À Diamniadio, alors que le chantier sur les logements a démarré et la pose de la première pierre de la deuxième Université de Dakar annoncée pour le 19 janvier 2015, Libération a estimé utile de recueillir l’avis de spécialistes en travaux souterrains. A cet effet, nous nous sommes entretenu avec Sadio Gaye, ingénieure en Génie Civil et spécialisée en travaux souterrains.


Rédigé par leral.net le Mercredi 31 Décembre 2014 à 21:33 | | 0 commentaire(s)|

Sadio Gaye, ingénieure en Génie civil, spécialisée en travaux souterrains : «Ne répétons pas les erreurs du passé, évitons de construire un Dakar Bis»
Libération : Qu’est-ce qui vous motive à vouloir témoigner sur l’utilisation du sous-­sol au Sénégal ?

Sadio Gaye : La progression du monde va nous obliger à changer nos habitudes et à trouver d’autres alternatives. Ceci pour trois raisons. La première raison concerne l’évolution démographique. En effet, nous sommes 7 milliards sur terre et nous sommes de plus en plus nombreux.

Au Sénégal, la population est passée de 5 millions d’habitants en 1980 à 14 millions d’habitants en 2014. Or, plus nous sommes nombreux et plus nos besoins (nourriture, logement, transport, assainissement, énergie etc.) augmentent.

La deuxième raison qui va nous obliger de changer c’est le changement climatique qui a commencé. Troisième raison qui va nous obliger de changer, c’est l’urbanisation massive des grandes villes. Au Sénégal il y a 35 ans, il y avait 64% de la population qui vivaient à la campagne et 36% en ville. Aujourd’hui en 2014 il n’y a plus que 57% de la population qui habitent en milieu rural.

La proportion est en train d’être renversée; nous avons un peuple qui tend à s’urbaniser de plus en plus. Un peu partout dans le monde, nous sommes confrontés à la même problématique qui est présentée via les trois points ci-dessus. Il nous faut dès à présent nous tourner vers d’autres alternatives comme par exemple l’utilisation de l’espace souterrain.

Pourquoi alerter sur le cas du nouveau pôle de Diamniadio ?

Pour tout simplement éviter de reproduire les erreurs du passé. Il est clair que tous les problèmes que rencontre la ville de Dakar, à savoir les embouteillages, les inondations, le défaut d’assainissement, la surpopulation, ne sont que le résultat d’un plan d’aménagement et urbanistique mal réfléchi.

En ce qui concerne le pôle urbain de Diamniadio, s’agissant d’une «ville nouvelle» qu’on projette de bâtir, il est important d’inclure l’espace souterrain dans sa conception pour plusieurs raisons que je détaillerai dans la suite. L’aménagement de Diamniadio doit être réfléchi et adapté en fonction de nos besoins à long terme.

De manière générale, pouvez­‐vous nous parler des aménagements possibles du sous-­sol au Sénégal ?

Il faut savoir qu’il existe plusieurs possibilités d’aménagement de l’espace souterrain en zone urbaine et en milieu rural. Toutefois, l’objectif n’est pas de dresser une liste exhaustive de toutes les possibilités d’aménagement de l’espace souterrain. En tenant compte de la situation économique actuelle du Sénégal, la vraie question est de savoir les possibilités d’aménagements à notre portée.

Par exemple, au Sénégal, concrètement, quelles sont les possibilités d’aménagement en zone urbaine?

Sadio Gaye : En zone urbaine, il est possible d’aménager des tunnels pour faire face au problème d’embouteillage ; ce qui rentre dans une optique de désengorgement des grandes villes comme Dakar.

On peut citer l’exemple du tunnel construit dans la Corniche Ouest.. On peut aménager des parkings souterrains, car les grandes villes comme Dakar ne disposent pas d’assez d’espace de stationnement à l’air libre.

Il faut donc investir dans des projets de parkings souterrains pour le désencombrement de la capitale. On peut aussi aménager des infrastructures d’assainissement modernes. En effet, les inondations que subit actuellement le Sénégal surtout la banlieue dakaroise sont la preuve que le Sénégal ne dispose pas de réseaux d’assainissement.

Qu’en est-il des possibilités en milieu rural ?

Sadio Gaye : En milieu rural, il est possible d’aménager des bassins souterrains de stockage d’eau. Au Sénégal, alors que l’eau constitue le facteur limitant de notre agriculture, ce sont des millions de mètres cube d’eau qui ruisselle et se perdent chaque année faute d’ouvrages de stockage.

Des puits et des forages modernes. Il faut savoir que le problème d’accès à l’eau potable est une réalité au sein de la communauté rurale sénégalaise.

Au Sénégal, pourquoi les aménageurs et les urbanistes oublient ces grands espaces?

Sadio Gaye : On a souvent tendance à délaisser l’exploitation du sous-­sol dans les projets urbanistique et ou d’aménagement du territoire notamment en Afrique.

A mon avis les urbanistes sénégalais ignorent souvent l’espace souterrain, car ils sont trop figés sur le stéréotype du modèle d’aménagement classique ; ils ne cherchent pas à se démarquer de leurs habitudes. Avoir des raisons de regarder plus loin, c’est ce qui nous manque de manière générale dans tous les domaines.

Y a-t-il un intérêt d’utilisation du sous-sol dans les pays en voie de développement tel que le Sénégal ?

Sadio Gaye : Oui absolument. La question de l’utilisation de l’espace souterrain est une question qui mérite d’être étudiée. En effet, en milieu rural, il faut savoir que le manque d’ouvrages de stockage d’eau inhibe les activités de production agricole de contre-saison favorise en partie une insécurité alimentaire.

En zone urbaine, la densification et l’accroissement de la population font de l’aménagement de l’espace souterrain un enjeu crucial pour les villes.

En effet, la construction d’ouvrages souterrains permet de réaliser des économies d’espace en surface. Ce gain d’espace est très important surtout dans un contexte très urbanisé tel que la ville de Dakar où il y a un manque de terrain disponible.

Le pôle urbain de Diamniadio représente-t-il selon vous un modèle de ville durable?

Sadio Gaye : À court terme, ce modèle va permettre effectivement de résoudre le déficit de logements à Dakar, de désengorger la capitale et de créer des emplois.

Cependant l’aménagement de Diamniadio tel que c’est prévu actuellement, ne représente pas à mon avis un modèle de ville durable. Il ne constitue en aucune manière une solution viable à long terme pour les raisons suivantes.

D’abord, au plan environnemental, car on ne fait que favoriser le bétonnage en surface. Il faut savoir que le pôle de Diamniadio va s’étendre sur 2000 hectares, dans un territoire qui fait 7000 hectares. Or la zone de Diamniadio regorge des terres à forte vocation agricole

et d’ailleurs elle approvisionne la capitale sénégalaise en fruits et légumes. On imagine bien les conséquences de la diminution des terres arables au profit de l’habitat et de l’industrialisation. Il y a de quoi se poser des questions.

Ensuite, au plan socio-économique, le modèle de Diamniadio ne fera qu’encourager l’exode rural et accentuer les inégalités entre les populations rurale et urbaine. Il faut savoir qu’à l’heure actuelle, la région de Dakar abrite près de 25% de la population sénégalaise, alors qu’elle ne représente que 0,3% de la superficie du territoire et elle concentre l’essentiel des activités économiques du pays. La région dakaroise est déjà surpeuplée et le programme immobilier de Diamniadio ne fera qu’accentuer le phénomène à long terme.

Par exemple, pouvez-vous nous parler de l’intérêt d’utilisation du sous-­sol dans le cadre du pôle urbain de Diamniadio ?

Sadio Gaye : Il serait intéressant d’utiliser l’espace souterrain dans l’aménagement de Diamniadio. En effet, il faut arriver à créer des villes à «taille humaine» et encourager le développement durable. Pour ce qui est de l’aménagement de Diamniadio, je crois à l’importance d’utiliser plus et mieux le sous-­sol urbain pour reconquérir des espaces en surface en vue de conserver des terres arables.

Etant donné que le projet prévoit la réalisation de 40000 logements, il faut penser à construire des parkings en souterrain afin de limiter le bétonnage en surface et donc limiter l’étalement urbain.

S’agissant d’une ville nouvelle, il faut assurer l’assainissement et prévoir des stations enterrées de traitement des eaux afin de préserver les ressources en eau.

Quels conseils donnerez-vous aux autorités sénégalaises concernant l’utilisation de l’espace souterrain au Sénégal et quels conseils face à ces ambitieux projets d’aménagement du territoire tel que Diamniadio ?

Sadio Gaye : A mon avis, il faut attendre qu’il n’y ait plus d’espace en surface pour aborder la question de l’utilisation de l’espace souterrain n’est pas la bonne stratégie. D’ailleurs, de nombreux pays développés l’ont compris car de plus en plus d’aménagements sont implantés dans le sous-sol.

Dans ces pays, cette prise de conscience des opportunités d’utilisation du sous-sol existe non seulement chez les autorités locales mais aussi chez les investisseurs privés. Au Sénégal où nous assistons actuellement à des inondations

récurrentes, à la régression de notre agriculture et à la densification des grandes villes, nous devons saisir les possibilités offertes par l’espace souterrain.

Pour ce qui est du pôle urbain de Diamniadio, ne répétons pas les erreurs du passé, évitons de construire un «Dakar Bis» à cause de tous les problèmes que nous connaissons déjà.

Je souhaite que les autorités parties prenante de ce projet et plus particulièrement le Président Macky Sall, aient conscience des opportunités de l’utilisation du sous-sol. Pour finir, il faut savoir que le concept de ville moderne a énormément changé ; il ne s’agit plus nécessairement de favoriser l’étalement et le bétonnage en surface.