leral.net | S'informer en temps réel

Souleymane Bachir Diagne : "Le destin du monde n'est plus de s'européaniser"


Rédigé par leral.net le Mardi 7 Octobre 2014 à 02:22 | | 5 commentaire(s)|

Souleymane Bachir Diagne : "Le destin du monde n'est plus de s'européaniser"
Les valeurs de l'Occident ne sont plus universelles selon l'historien, pour qui l'Afrique n'est plus le continent oublié des droits de l'homme.
Souleymane Bachir Diagne :
Je ne crois pas un seul instant que l'Occident soit fini. En revanche qu'un certain "discours de l'Occident" soit en train de "sortir de l'Histoire", c'est un fait.
Qu'est ce que ce "discours de l'Occident" ?
D'un mot, c'est celui de l'exceptionnalisme, qui consiste à penser qu'il y a des valeurs, universelles en droit parce qu'elles font l'humanité de l'humain, mais qui ne se seraient incarnées qu'en ce qu'on appelle l'Occident. En conséquence de quoi l'Occident serait une région unique de l'humanité, définie par une trajectoire unique qui justifierait que le reste du monde doive se régler sur lui, cela pouvant se traduire par sa domination sur les autres régions de notre terre commune : puisqu'il s'agirait ainsi pour les autres d'accéder à leur propre humanité.

Pourquoi ce "discours de l'Occident" est-il en train de finir dans le monde postcolonial où nous vivons ?
Parce que c'est le discours de la domination qui perd son sens. Que le monde aujourd'hui n'ait pas pour destinée de s'"européaniser" (ou de seulement s'européaniser) ainsi que le voulait le philosophe allemand Husserl, c'est un fait. La Chine pèse de tout son poids dans la mondialisation, ainsi que l'Inde ou les autres pays constituant les BRICS. Il y a aussi toutes les raisons de penser que, malgré les désastres qui ont aujourd'hui le visage d'ebola et qui rappellent que le chemin est encore long, l'Afrique n'est plus le continent oublié des droits de l'homme et à la dérive dont on parlait avec une commisération paternaliste et désolée naguère ; qu'elle sera, qu'elle est déjà une région en émergence, comme on dit. Ce n'est pas que les centres se multiplient, et par conséquent les "modèles" (il faut le dire : il n' y a pas de nouveaux "modèles", chinois, malaisien ou indien), c'est l'idée même de modèle, avec celle de centre et de périphérie qui disparaît.
Valeurs
Ce "discours de l'Occident" finit aussi parce que le récit de soi consistant à se présenter comme l'incarnation des valeurs qui font l'humanité de l'humain ne peut être tenu, et ce pour deux raisons. La première, c'est que "proclamer" des valeurs n'est pas les "incarner", et l'Histoire montre que ce que l'on appelle l'Occident a offert des visages différents de ce qui se présentait dans les proclamations. La seconde, plus importante, c'est qu'il n' y a rien d'uniquement "occidental" dans les valeurs que ce récit de soi évoque et qui sont, pour l'essentiel, celles de pluralisme, de tolérance et de capacité d'autocritique.
L'économiste et philosophe indien Amartya Sen rappelle souvent qu'une tradition de discussion publique et ouverte se rencontre dans différentes cultures humaines, et il est de fait que si on devait réunir une anthologie (vraiment mondiale et non centrée sur l'histoire intellectuelle de l'Occident) du pluralisme, plusieurs textes du monde entier s'y retrouveraient, de l'édit de l'empereur indien Akbar sur la tolérance religieuse (fin du XVIe siècle) à la Charte du Manden sur laquelle l'empire du Mali a voulu s'édifier au XIIIe siècle.

C'est précisément parce que les valeurs en question ne sont pas l'apanage de l'Occident et que la capacité d'être critique de soi existe dans toutes les aires civilisationnelles humaines que l'Occident n'est pas fini. De concert avec toutes les civilisations du monde qui proclament, comme Aimé Césaire, qu'il "n'est pas vrai que l'oeuvre de l'homme soit finie", contre les barbaries et les nihilismes que nous voyons aujourd'hui, l'Occident, qui aura appris a ne pas s'identifier à la domination, est appelé à jouer un rôle majeur dans ce que Morin a appelé l'oeuvre de civilisation. Celle-ci sera alors tâche universelle, au sens où toutes les cultures véritablement humaines se reconnaissent en elle.

Le Point

( Les News )