Il n’y a pas de crime parfait. Il n’y a que des crimes impunis, ceux dont l’imperfection n’a pas été découverte.
Alain Demouzon
Alain Demouzon est auteur de livres policiers. Il vit à Paris
Avant-propos
« Le silence, c’est la mort.
Et toi, si tu parles, tu meurs.
Si tu te tais, tu meurs.
Alors, parle et meurs »
Tahar Djaout
Journaliste algérien,
assassiné le 26 mai 1993.
Le 26 mai 1993, Tahar Djaout est tué par un mystérieux commando agissant, prétendait-il, pour le compte d’un islam rigoriste, pour le bénéfice, en fait, d’une idéologie fascisante rampante et commençant à s’en prendre à tous ceux qui pensent librement, signifient leur désaccord et expriment une réprobation totale de l’action engagée au nom de la même idélogie. Tous ceux qui condamnent les méthodes employées et dénoncent l’imposture qui sous-tend la cause au nom de laquelle la lutte armée est engagée tombent sous les balles des fanatiques
Tahar est l’une des premières victimes de cette barbarie et de la terreur installée, au début des années 90, à Alger et partout ailleurs en Algérie, par des hordes fanatisées d’islmanistes insurgés. Treize jours après la mort de ce confrère, le crime perpétré sur le juge Babacar Sèye intervient au Sénégal. En effet, ce 15 mai 1993, le vieux juge tombe sous les balles meurtrières de trois jeunes criminles. Ce juge et ce journaliste sont tous deux victimes de la même et unique bêtise humaine : l’intolérance doublée de la stupidité d’hommes aveuglés par une soif inextinguible de pouvoir, étanchée dans le sang d’innocentes victimes et dans les larmes d’un peuple.
Permettez-moi d’emprunter ces paroles prémonitoires au défunt confrère algérien qui a conclu ainsi le dernier article qu’il a publié, quelques jours avant sa fin tragique. Vous comprendrez pourquoi ces mots me viennent à l’esprit au moment où j’écris les premières lignes de cet ouvrage. Je me suis presque caché, en tous les cas, soustrait à la curiosité de tout mon entourage pour l’écrire. Je n’ai pas adopté cette attitude dans le seul et unique souci de préserver la discrétion qui doit, nécessairement, entourer la rédaction d’un ouvrage de cette nature.
J’ai procédé ainsi, car, depuis la publication de mon ouvrage intitulé : « Wade, un opposant au pouvoir, l’alternance piégée », mes proches et mes amis n’ont de cesse de me répéter d’arrêter d’écrire ou de débattre du régime en place et des scandales qui ponctuent sa gestion quotidienne de l’Etat. Ils m’ont surtout mis en garde, en me répétant inlassablement cette phrase : « même si vos critiques contre l’action du Chef de l’Etat sont acceptables et parfaiatement compréhensibles dans un Etat démocratique, il faut arrêter de parler de lui. »
Ils n’hésitent pas, en tentant de renforcer leurs arguments, à me dire que je risquais ma vie, en continuant de critiquer Me Abdoulaye Wade et son régime. Vrai ou faux, tous en ont acquis la conviction. Personne d’entre eux ne rate la moindre occasion pour me rappeler, fort opportunément, les propos d’un ministre de la République, premier responsable de la Convention libérale, structure d’encadrement de base du Parti démocratique sénégalais (Pds), dans la région de Louga, appelant ses militants à « briser [ma] plume satanique». Il officialisait, ainsi, les menaces de mort dont j’ai été l’objet, de la part des partisans du Chef de l’Etat, à la publication de mon dernier livre. Lui-même disait à la sortie de cet ouvrage : « Celui qui dispose de cuillère ne se brûle pas les doigts ». Ce fut, ni plus, ni moins une invite implicite aux nervis et fanatiques de son parti, à travers cette métaphore, tirée du riche lexique culturel wolof, à s’en prendre à ma personne.
Ce n’est qu’après avoir bouclé mon enquête sur ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Me Sèye », que j’ai compris à quel point leur peur était justifiée. Il suffit à cet égard de rappeler qu’un leader politique remarquable par ses prises de position courageuses dénonçant souvent les dérives et travers du régime a été victime d’une lâche tentative d’assassinats dont les auteurs ont été identifiés par les enquêteurs parmi les gardes de corps du chef de l’Etat.
Il fut battu et laissé pour mort dans la nuit du 5 octobre 2003 dans une rue de Dakar aux environs de vingt trois heures. La Justice n’a jamais donné suite au dossier. Pire, la loi d’amnistie votée le 7 janvier 2005 a assuré une impunité totale aux criminels qui continuent de circuler dans les couloirs du palais de la république. Certains d’entre eux narguent le peuple en saisissant la Justice pour qu’elle les rétablisse dans leur honneur bafoué par des calomnies, par des faits de diffamtaion et d’outrage liés à cette même affaire.
Dans ces conditions, je pus dire que Même à mon épouse, je n’ai « osé » parler de mon projet de livre. Mais, son 6ème sens, tout féminin, la faisait douter quand je lui répondais invariablement : « une revue allemande m’a demandé un texte sur l’évolution des élections au Sénégal et sur les contentieux qui les ont accompagnées, depuis 1983 ».
Mes frères et sœurs, non plus, n’ont pas été mis au courant. Il en est de même de mes amis de toujours qui ont été tous tenus dans l’ignorance, jusqu’au dernier moment. A tous, je leur demande de m’excuser, mais surtout d’essayer de comprendre, sans la juger, mon attitude. Un déclic s’est produit dans mon for intérieur, si puissant que je n’ai pu résister.
Toutes proportions gardées, j’ai pensé aux paroles de Tahar Djaout tantôt citées, pour me donner le courage d’aller au bout de mon projet. Et de surcroît :
« On a réclamé la liberté de penser… Ce que les sophistes appelaient la liberté de penser, était la liberté de penser tout haut. C'est-à-dire de publier ses pensées. La liberté de penser n’est donc que la liberté d’agir ».
J’espère que le livre que vous tenez entre les mains, ne sera pas un acte ultime, le dernier que je publie, tout simplement parce que d’autres commanditaires, peut-être toujours les mêmes, en auront ainsi décidé.
Introduction.
Un peu plus de vingt quatre heures, après la proclamation, par la Commission nationale des votes, des résultats des élections législatives du 9 mai 1993, le juge Babacar Sèye est abattu. Le Conseil constitutionnel, dont il est membre et occupe les fonctions de vice-président, jusqu’au jour de sa mort, s’apprête à siéger pour examiner les résultats provisoires qui lui sont déférés par la Commission nationale de recensment des votes.
Le juge Sèye est assassiné alors qu’il revient de son travail, dans cet après-midi du samedi 15 mai 1993. Il tombe sous les balles de trois jeunes meurtriers qui sont tous arrêtés et condamnés le 7 octobre 1994, à des peines de réclusion criminelle, allant de dix-huit à vingt-deux ans de prison. Un feuilleton politico-judiciaire pour lequel les Sénégalais se passionnent, et qui, depuis cette date ne finit pas de dérouler ses épisodes.
Même si des coupables ont été arrêtés et condamnés, le contexte de l’époque, mais surtout le climat politique qui prévalait au moment du crime terroriste, laissait, fatalement, croire qu’il y avait, nécessairement, une main derrière celles qui ont froidement exécuté le juge.
En effet, en raison de la proximité des trois jeunes gens qui ont reconnu le meurtre, avec les principaux responsables du Parti démocratique sénégalais (Pds) qui s’en étaient servis comme du personnel de sécurité, pendant les campagnes électorales de 1988 et 1993, la piste d’un complot conçu et organisé par ce parti fut très rapidement explorée par les enquêteurs. Au point que certains citoyens et une large part de l’opinion, eurent vite fait de crier à une manipulation de l’enquête, pour éliminer des adversaires gênants.
Ce sentiment fut d’autant plus présent, chez certains, que lors des élections de 1988, le pouvoir avait ordonné, dès le lendemain du double scrutin présidentiel et législatif, l’arrestation des principaux responsables de l’opposition dont Abdoulaye Wade, lui-même, le challenger le plus sérieux du Président Abdou Diouf.
Les méthodes des enquêteurs qui ont convoqué Abdoulaye et plusieurs de ses camarades de parti, moins d’une heure après l’annonce de la mort du juge assassiné, confortèrent les opinions de ceux qui pensaient que le pouvoir manipulait les investigations, en vue d’abattre un adversaire.
De telles méthodes jetaient, en même temps, le doute et le trouble, dans les esprits de certains qui, pourtant, se montraient même au départ disposés à comprendre les soupçons portés par les enquêteurs sur les responsables du Pds, en raison des nombreuses charges dont Me Sèye avait fait l’objet de la part de Me Abdoulaye Wade, lors de la campagne électorale.
« L’affaire Me Babacar Sèye » a été, pour la jeune démocratie sénégalaise, une véritable épreuve qu’elle a su, finalement, traverser sans trop de dommages, du point de vue de la consolidation et de la pérennisation de ses bases. Elle aura, cependant, pour enjamber cette épreuve, beaucoup perdu et continuent encore d‘en perdre, en termes d’image, surtout par rapport à la crédibilité des principaux acteurs et animateurs du jeu politique.
Le discrédit de la classe politique, toutes tendances confondues, fut réel. Cette classe qui n’en demandait pas tant, au moment elle où tentait de redorer son blason, en réussissant à faire voter par l’Assemblée nationale un code dit consensuel, conçu dans l’esprit des uns et des autres, comme l’antidote aux fraudes électorales supposées ou réelles qui ont toujours alimenté les contentieux électoraux.
Cette affaire a joué comme un double miroir. Elle renvoie aux deux pouvoirs, exécutif et judiciaire, l’image qu’ils n’aimeraient pas trop longtemps garder d’eux-mêmes. D’une part, le pouvoir politique, entendu dans le sens le plus large du terme, s’est montré indigne de la confiance que les citoyens ont placée en lui, en démontrant sa faillite et son incapacité à assurer aux institutions et aux citoyens, la sécurité dont elle ont besoin pour vivre en démocratie.
Et s’y ajoute, une autre incurie l’ayant empêcher de donner aux institutions judiciaires les moyens de rendre à Babacar Sèye, à sa famille et au peuple qui l’attendent, une Justice intégrale, afin qu’une telle tragédie ne puisse plus jamais se reproduire dans le pays.
D’autre part, la Justice, elle-même, en se pliant aux ordres du politique, aura démontré qu’elle a toujours constitué et demeure encore le maillon faible de la démocratie sénégalaise. Cette affaire Babacar Sèye montre à quel point l’émancipation et l’affranchissement du pouvoir judiciare des griffes de l’exécutif est nécessaire, si toutefois, le pays tient à consolider les bases et les fondements de l’Etat de droit.
Le cas Me Sèye interpelle tous les acteurs de la démocratie, au premier rang desquels la presse. Celle-ci n’est pas exempte de reproches, par rapport au mode de traitement qu’elle a réservé à toute l’information concernant l’assassinat du juge Sèye. Cette presse doit se livrer, si elle ne l’a pas encore fait, à un profond examen de conscience en questionnant, sans nécessairement s’autoflageller, ce mode de traitement des faits privilégié, depuis le jour de l’annonce de l’assassinat. Un tel examen s’impose à elle.
On peut dire avec le recul qu’il y avait sûrement un meilleur traitement à faire des informations relatives à l’enquête, à l’arrestation des assassins et à la recherche de leurs commanditaires. Les maladresses commises çà et là, le manque de sérénité des autorités dans la conduite des investigations, ont pu amener les journalistes à avoir des comportements professionnels douteux et des prises de positions fondées sur des faits erronés ou grossis dans un sens partisan.
Les attitudes du pouvoir de l’époque, ses attermoiements ont pu expliquer les dérives de la presse. En tous les cas, celle-ci a pris parfois des libertés par rapport à certaines règles éthiques et déontologiques, en traitant certaines ’informations et à des occasions précises. Certains journalistes n’ont pas pu toujours prendre les distances nécessaires et observer des attitudes de stricte neutralité professionnelle.
Un fait reste constant : la presse avait trop souvent systématiquement mis en doute les comportements du gouvernement de l’époque et faisait, en même temps, trop valoir sans aucun inventaire et de réserves, les thèses de l’opposition mise en cause. Ce faisant, elle a encadré et rendu crédible la stratégie de défense de cette même opposition, alors strictement basée sur l’idée d’un complot ourdi contre elle, dans le seul et unique dessein d’empêcher une entente entre le Parti démocratique sénégalais, son chef Abdoulaye wade et Abdou Diouf, en vue de la constitution d’un gouvernement de majorité élargie.
Pour les besoins de cette enquête, j’ai interrogé plusieurs journalistes qui ont signé quasiment tous les articles rédigés sur cette affaire, entre le 15 mai 1993 le 7 octobre 1994. Ils ont pour la plupart admis qu’ils auraient dû être prudents, en écrivant autrement et en observant plus de distance dans leurs « papiers » et de prudence dans la relation des faits. Tous les rédacteurs ou reporters interrogés reconnaissent qu’il y a eu de graves distorsions dans le comportement journalistique.
Un confrère n’hésite pas à affirmer : i[« Les comportements des autorités de l’époque avaient donné aux journalistes un alibi pour justifier des attitudes professionnelles discutables. Nous avons manqué de vigilance et de prudence. Un dirigeant du Pds m’a dit à l’époque : [les journalistes ont sauvé Wade et le parti]. Je pense que ce qu’il disait était en partie vrai ».]i
A la lecture de la presse de l’époque, on en déduisait que les journalistes, dans leur quasi-majorité, considéraient que les commanditaires du crime ne pouvaient pas être ceux sur qui les soupçons se posaient. A leur décharge, le contexte de l’assassinat et les circonstances expliquaient peut-être, sans l’excuser, leur attitude. Les média n’ont pas aidé à la manifestation de la vérité. Pour dire le moins, ils ont contribué par un matraquage systématique de l’opinion à épaissir le mystère qui entourait jusqu’ici les noms des commandiatires de l’assassinat perpétré sur la personne de Me Sèye. Le temps a aidé a changé les mentalités et le vote de la loi d’amnistie intervenue le 7 janvier 2005 a établi d’autres convictions.
Paradoxalement, le mystère entourant l’assassinat de Me enfle tout en édifiant davantage les esprits sur les mobiles du crime et sur cette identité des personnes qui ont armé les bras des criminels. Ce livre a, pour unique ambition de faire éclater la vérité ou du moins d’aider à percer une partie de ce mystère, en révélant les noms des commanditaires.
La vérité semble ne plus tenir qu’à un tout petit bout. Un bout tenu par les criminels eux-mêmes, hier comme aujour’hui. Cet ouvrage s’est employé à chercher ce bout, au prix d’une enquête minutieuse, méthodique et rigoureuse. Il espère y être parvenu. La recherche de vérité a pu bénéficier d’un concours précieux, inespéré et essentiel : celui d’un des trois jeunes assassins qui ont été arrêtés et condamnés.
Ce dernier avait vingt trois ans au moment des faits. Il a grandi et mûri et porte toujours sur sa conscience le poids effroyable de la mort d’un homme. Il compte en partie s’en délester ou du moins soulager, d’une certaine manière, sa conscience en disant la vérité et rien que la vérité, mais toute la vérité dont il est l’un des dépositaires.
La collaboration entre l’auteur et l’un des assassins de Me Sèye est, en définitive, la rencontre de deux volontés toutes tendues vers un seul but et même objectif : aider chaque citiyen de ce paye et au-delà, amener tous ceux qui sont préoccupés par les circonstances de la mort de Me Sèye, à savoir ce qui s’est réellement passé et comment le Sénégal a pu en arriver, contre toute attente, à cette extrêmité.
La confiance placée en moi par Pape Ibrahima Diakhaté en décidant de me confier un secret qu’il garde, jalousement, depuis neuf ans, ne sera méritée que dans la seule mesure où l’histoire reconnaîtra à cet ouvrage son apport décisif dans l’élucidation du mystère entourant encore l’affaire Me Sèye. J’ai conduit plusieurs entretiens avec l’intéressé et exploré avec plusieurs sources le dossier.
Tout ce travail m’a fourni un matériau substantiel m’ayant permis de comprendre et de mieux situer les responsabilités des uns et des autres, surtout celles des personnes qui n’ont pas été déférées devant la Justice mais qui ne sont pas pourtant moins coupables que les criminels eux-mêmes.
Du fait de ma curiosité de journaliste, mais à cause surtout de mon devoir de citoyen libre, à la quête de clefs de lecture fiables des événements post-électoraux de l’année 1993, je me suis lancé, au péril de ma vie, à la rechecre de la vérité. J’ai vérifié les informations qui m’ont été fournies par Pape Ibrahiman Diakhaté, en les confrontant avec des données émanant de sources policières et d’autres recueillies auprès des personnes qui exerçaient de hautes fonctions politiques dans le pays, au moment des faits. La méthode de la triangulation bien connue dans les activités de recherche en sciences sociales a permis de fiabiliser les informations qui constituent la trame de cet ouvrage.
Il ressort de toute cette collecte de données une constante : le crime du 15 mai 1993 a été exécuté sur commande. Pape Ibrahima Diakhaté le dit sans détours et s’en explique. Il désigne les commanditaires, en nomant des personnes connues. Il demande que l’on ne le juge plus et uniquement sous le seul prisme du crime commis en association ce 15 mai 1993, après cette repentence à laquelle il a librement décidé de se soumettre.
Il ajoute : « j’ai été condamné. J’exprime avec force ma repentence. Tout en plaidant coupable, je demande l’indulgence de l’opinion, à défaut de pouvoir compter sur celle de la famille du juge assassiné. »
Je suis coupable, dit-il, mais pas nécessairement responsable de mes actes: « j’avais vingt trois ans, vous vous imaginez un gamin de cet âge qui est préparé et entretenu pour faire le mal. Il y échappe difficilement. Pourquoi continuer de nous juger nous trois seulement, alors que ceux qui ont armé nos mains sont là. Ils sont là et veulent se donner des apparences de respectabilité, tout ayant le crime commis contre Me Sèye sur leur conscience.»
Comme pour paraphraser le philosophe, l’homme dénonce l’amnistie votée le 7 janvier 2005, refuse que celle-ci puisse passer aussi facilement et accuse : « ils ont les mains trop sales pour gouverner. » Il se veut encore plus précis à ce sujet:
«Autant hier ils ont abusé ma conscience de jeune naïf, pour me pousser à commettre ce crime abominable, autant je m’emploierai, aujourd’hui, avec toute mon énergie, tant qu’il me restera un souffle de vie, à violenter leur conscience, car je n’aurai de cesse de les dénoncer pour tout le mal qu’ils ont fait. »
Pape Ibrahima Diakhaté s’exprime, en ponctuant son expression par des mouvements incessants de tous ses membres supérieurs. Ceux-ci laissent voir une certaine excitation et un désir insatiable de se confier. Cette envie est à la mesure du mal qui le ronge. Je l’ai souvent l’observé avec une certaine gêne surtout quand je vois le coin de ses yeux embués. Il marque des pauses pour reprendre son propos souvent marqué par la violence des mots qui sortent avec beaucoup de vigueur de ses tripes.
Comme une ritournelle le propos de l’homme tourne toujours autour de cette idée qu’il exprime avec conviction :
« C’est trop facile. Ils doivent se souvenir. Ils doivent demander pardon comme moi. Ils ne s’en sortiront comme ça. C’est trop. Rien ne doit les empêcher de se souvenir des actes d’hier. Les nombreux voyages petits ou grands pelerinnages à la Mecque n’y feront. Rien. Ils doivent se souvenir et toujours se souvenir.»
Se souvenir, comme si l’homme qui se confie a lu le grand philosophe de la morale close et de la morale ouverte, Bergson et invite ses commanditaires d’hier à faire de même. N’est-ce pas, lui, Bergson qui disait que :
« Si…, la conscience retient le passé et anticipe l’avenir, c’est précisément, sans aucun doute, parce qu’elle est appelée à effectuer un choix : pour choisir il faut penser à ce qu’on pourra faire et se remémorer les conséquences avantageuses ou nuisibles de ce qu’on a déjà fait, il faut prévoir et il faut se souvenir. »
Ceux qui l’ignorent se font toujours rattarper par l’histoire. Pape Ibrahima Diakhaté, lui, apparement, le sait et se souvient alors. Ainsi, avec .une générosité à la mesure des remords et des regrets qui le tourmentent, il parle pour en partie soulager sa conscience et se venger de ceux qui ont volé sa jeunesse et compromis son avenir. Il crie sa détresse et demande pardon à Dieu et aux hommes. Il peut se sentir optimiste, en pensant à ce que disait, le défunt Pape, Jean paul qui, un jour, depuis les terres de sa Pologne natale, a prononcé ces extraordianires paroles toutes empreintes de cette profonde sagesse caractéristique des enseigenements des saints: « Quand on écoute le cri de détresse d’un homme on entend la voix de Dieu. »
C’est la substance de cette belle parole du souverain pontife qui remplit d’espérance Pape Ibrahima Diakhaté dans sa quête de grâce et de pardon. Il est optimiste pour penser que « Dieu » l’a déjà entendu. Lui seul sait à quel point sa conscience de jeune naïf a été manipulée. Les manipulateurs d’hier de Pape Ibrahima Diakhaté et de ses amis, prétendaient pourtant lutter pour rendre heureuse la jeunesse à laquelle s’identifiaient totalement ces derniers. Rendre moins affligée et moins désemparée une jeunesse prématurément retraitée de l’avenir et au nom de laquelle toutes les dérives commises se justifiaient : tel était, pourrait-on dire, le crédo des manipulateurs.
Lui, Pape Ibrahima Diakhaté et ses amis s’identifiant à une jeunesse désorientée et tourmentée se sentait bien auprès des manipulateurs qui portaient en bandoullière la cause légitime des jeunes, avec, cependant, une effroyable démagogie dans le discours et dans l’action politique. Des jeunes qui, pour la plupart, s’étaient résolument engagés, durant toute la décennie 80 et 90, auprès de politiciens habiles et sachant caché leur jeu, promettant ainsi de les faire accèder au paradis, une fois arrivés au pouvoir. Pape Ibrahima Diakhaté considère, aujourd’hui, que tous ces jeunes gens qui, comme lui, avaient fait acte d’allégeance et y croyaient ont été floués.
Comme nous le disions tantôt, ce livre estle fruit de nombreux entretiens conduits avec cet homme troublé qui souffre et demande maintenant à être écouté, mais il est aussi le résultat d’un engagement commun entre lui et l’auteur, pour aider à l’élucidation du mystère qui entoure encore l’identité des commanditaires de l’assassinat du juge Sèye.
Ce souci d’élucidation participe d’un travail de deuil, il en fait, d’ailleurs, partie intégrante. Un travail qui n’a pas encore été totalement épuisé, alors que la nation en porte le costume, depuis plus d’une décennie. Ce deuil se prolonge car un élément manque dans le déroulement de l’histoire et du temps qui y mettront définitivement un terme. Il s’agit, précisément, de l’identité des commanditaires du crime. Aucune loi d’amnistie ne pourra ajouter le ou les chaînons manquants, tant que l’histoire ne livrera pas l’identité de ce qui ont comploté dans l’ombre contre la vie de Me Sèye.
L’ouvrage se structure en douze chapitres et une conclusion générale. Il paraît utile, à ce stade-ci de nos développements, de présenter un sommaire aperçcu de la charpente d’ensemble du texte.
Le chapitre 1 du livre est intitulé : « 1988, un répère et un point de départ de feu » se propose de faire un retour sur l’histoire politique du pays en tentant de replacer l’année 1988, dans la perspective des événements qui ont conduit aux excès et aux violences politiques annonciateurs de l’affaire Me Sèye ;
Le chapitre 2, intitulé : « Les jeunes retraités de l’avenir se rebellent », s’attache à expliquer le contexte politique des années 90 qui a vu les jeunes du pays s’engager dans le combat politique, en vue du triomphe du « Sopi » qui constitituait à leurs yeux une formidable espérance. Il s’emploie en mettant en évidence les conditions de la révolte de ces jeunes dont trois d’entre eux vont assassiner Me Sèye ce 15 mai 1993 ;
Le chapitre 3 explique le contexte de violence dans lequel la jeunesse révoltée et en rébellion a entraîne le pays. Ce chapitre intitulé : « Tenu en laisse, le pays frise le désastre », montre que la violence a culminé en 1989 et s’est retrouvé au bord du gouffre. Il décrit aussi les conditions et les circonstances dans lesquelles les hommes se sont partiellement resaisis, en engageant le dialogue politique ;
Le chapitre 4, intitulé : « La trêve de 1991. » Il se propose de faire le point sur l’accalmie dans la violence qui a peristé dans le champ poliique national depuis les élections de 1998, jusqu’à cette date. Cette période s’est présentée dans le contexte politique de l’époque comme le calme qui a précédé la violente tempête de 1993.
Le chapitre cinq qui est intitulé : « La marche décisive vers le 15 mai » fixe les événemnts majeurs qui, après les élections générales intervenues en février et mai 1993, ont directement conduit au meurtre de Me Sèye ;
Le chapitre 6 qui est intitulé : « L’offrande sacrificielle », traite de la mort du juge en expliquant les circonstanes, les conditions du crime et l’heure à laquelle il est intervenu sur la corniche ouest de la capitale sénégalaise. Il rend également compte des débuts de l’enquête et de l’arrestation de la personne clef supposée être le cerveau du complot, en l’occurrence Amadou Clédor Sène ;
Le chapitre 7 qui est intitulé : « Un crime sur commande », tente détablir les complicités et soutiens dont ont pu bénéficier les meurtriers, du fait de leurs accointances avec une partie de la classe politique et explique, en même temps, pourquoi les enquêteurs ont visé, dès le démarrage de leurs investigations des membres de l’opposition d’alors ;
Le chapitre 8 qui est intitulé : « Fin de cabale pour les trois meurtriers », s’attache à décrire les conditions et les circonstances dans lesquelles tous les criminels ont été arrêtés ;
Le chapitre 9 est intitulé : « Le chantage des trois condamnés », il se propose de mettre en évidence les raisons pour lesquelles les trois meurtriers condamnés le 7 octobre 1994 ont exercé une terrible pression, voire un chantage sur les autorités de l’Etat, pour obtenir finalement d’elles un décret de grâce leur rendant leur liberté avant la limite de leurs peines ;
Le chapitre 10 du texte intitulé : « La révolte de Diakhaté » traite du cas spécifique de ce condamné gracié qui a rendu possible la rédaction ce livre et dont la révolte a, en fait, favorisé ou précipité la libération de tous les condamnés ;
Le cahpitre 11 qui est intitulé : « Ils l’ont échappé bel » explique pourquoi les politiciens désignés comme commanditaires du crime n’ont pas été poursuivis par la justice.
Nous avons décidé de fermer l’ouvrage en présentant, sous forme d’addendum, un douzième chapitre. Cet addendum intitulé : « La révision de l’avion présidentiel ou le discrédit d’un régime », complète le texte sur le crime de Me Sèye, du point de vue de la caractérisation et de compréhension de la vraie nature du régime installé depuis le 19 mars 2000 au Sénégal.
Des conclusions s’imposent après la rédaction de l’ouvrage, elles ont été naturellement tirées pour clore définitivement le texte.
A suivre...
Alain Demouzon
Alain Demouzon est auteur de livres policiers. Il vit à Paris
Avant-propos
« Le silence, c’est la mort.
Et toi, si tu parles, tu meurs.
Si tu te tais, tu meurs.
Alors, parle et meurs »
Tahar Djaout
Journaliste algérien,
assassiné le 26 mai 1993.
Le 26 mai 1993, Tahar Djaout est tué par un mystérieux commando agissant, prétendait-il, pour le compte d’un islam rigoriste, pour le bénéfice, en fait, d’une idéologie fascisante rampante et commençant à s’en prendre à tous ceux qui pensent librement, signifient leur désaccord et expriment une réprobation totale de l’action engagée au nom de la même idélogie. Tous ceux qui condamnent les méthodes employées et dénoncent l’imposture qui sous-tend la cause au nom de laquelle la lutte armée est engagée tombent sous les balles des fanatiques
Tahar est l’une des premières victimes de cette barbarie et de la terreur installée, au début des années 90, à Alger et partout ailleurs en Algérie, par des hordes fanatisées d’islmanistes insurgés. Treize jours après la mort de ce confrère, le crime perpétré sur le juge Babacar Sèye intervient au Sénégal. En effet, ce 15 mai 1993, le vieux juge tombe sous les balles meurtrières de trois jeunes criminles. Ce juge et ce journaliste sont tous deux victimes de la même et unique bêtise humaine : l’intolérance doublée de la stupidité d’hommes aveuglés par une soif inextinguible de pouvoir, étanchée dans le sang d’innocentes victimes et dans les larmes d’un peuple.
Permettez-moi d’emprunter ces paroles prémonitoires au défunt confrère algérien qui a conclu ainsi le dernier article qu’il a publié, quelques jours avant sa fin tragique. Vous comprendrez pourquoi ces mots me viennent à l’esprit au moment où j’écris les premières lignes de cet ouvrage. Je me suis presque caché, en tous les cas, soustrait à la curiosité de tout mon entourage pour l’écrire. Je n’ai pas adopté cette attitude dans le seul et unique souci de préserver la discrétion qui doit, nécessairement, entourer la rédaction d’un ouvrage de cette nature.
J’ai procédé ainsi, car, depuis la publication de mon ouvrage intitulé : « Wade, un opposant au pouvoir, l’alternance piégée », mes proches et mes amis n’ont de cesse de me répéter d’arrêter d’écrire ou de débattre du régime en place et des scandales qui ponctuent sa gestion quotidienne de l’Etat. Ils m’ont surtout mis en garde, en me répétant inlassablement cette phrase : « même si vos critiques contre l’action du Chef de l’Etat sont acceptables et parfaiatement compréhensibles dans un Etat démocratique, il faut arrêter de parler de lui. »
Ils n’hésitent pas, en tentant de renforcer leurs arguments, à me dire que je risquais ma vie, en continuant de critiquer Me Abdoulaye Wade et son régime. Vrai ou faux, tous en ont acquis la conviction. Personne d’entre eux ne rate la moindre occasion pour me rappeler, fort opportunément, les propos d’un ministre de la République, premier responsable de la Convention libérale, structure d’encadrement de base du Parti démocratique sénégalais (Pds), dans la région de Louga, appelant ses militants à « briser [ma] plume satanique». Il officialisait, ainsi, les menaces de mort dont j’ai été l’objet, de la part des partisans du Chef de l’Etat, à la publication de mon dernier livre. Lui-même disait à la sortie de cet ouvrage : « Celui qui dispose de cuillère ne se brûle pas les doigts ». Ce fut, ni plus, ni moins une invite implicite aux nervis et fanatiques de son parti, à travers cette métaphore, tirée du riche lexique culturel wolof, à s’en prendre à ma personne.
Ce n’est qu’après avoir bouclé mon enquête sur ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Me Sèye », que j’ai compris à quel point leur peur était justifiée. Il suffit à cet égard de rappeler qu’un leader politique remarquable par ses prises de position courageuses dénonçant souvent les dérives et travers du régime a été victime d’une lâche tentative d’assassinats dont les auteurs ont été identifiés par les enquêteurs parmi les gardes de corps du chef de l’Etat.
Il fut battu et laissé pour mort dans la nuit du 5 octobre 2003 dans une rue de Dakar aux environs de vingt trois heures. La Justice n’a jamais donné suite au dossier. Pire, la loi d’amnistie votée le 7 janvier 2005 a assuré une impunité totale aux criminels qui continuent de circuler dans les couloirs du palais de la république. Certains d’entre eux narguent le peuple en saisissant la Justice pour qu’elle les rétablisse dans leur honneur bafoué par des calomnies, par des faits de diffamtaion et d’outrage liés à cette même affaire.
Dans ces conditions, je pus dire que Même à mon épouse, je n’ai « osé » parler de mon projet de livre. Mais, son 6ème sens, tout féminin, la faisait douter quand je lui répondais invariablement : « une revue allemande m’a demandé un texte sur l’évolution des élections au Sénégal et sur les contentieux qui les ont accompagnées, depuis 1983 ».
Mes frères et sœurs, non plus, n’ont pas été mis au courant. Il en est de même de mes amis de toujours qui ont été tous tenus dans l’ignorance, jusqu’au dernier moment. A tous, je leur demande de m’excuser, mais surtout d’essayer de comprendre, sans la juger, mon attitude. Un déclic s’est produit dans mon for intérieur, si puissant que je n’ai pu résister.
Toutes proportions gardées, j’ai pensé aux paroles de Tahar Djaout tantôt citées, pour me donner le courage d’aller au bout de mon projet. Et de surcroît :
« On a réclamé la liberté de penser… Ce que les sophistes appelaient la liberté de penser, était la liberté de penser tout haut. C'est-à-dire de publier ses pensées. La liberté de penser n’est donc que la liberté d’agir ».
J’espère que le livre que vous tenez entre les mains, ne sera pas un acte ultime, le dernier que je publie, tout simplement parce que d’autres commanditaires, peut-être toujours les mêmes, en auront ainsi décidé.
Introduction.
Un peu plus de vingt quatre heures, après la proclamation, par la Commission nationale des votes, des résultats des élections législatives du 9 mai 1993, le juge Babacar Sèye est abattu. Le Conseil constitutionnel, dont il est membre et occupe les fonctions de vice-président, jusqu’au jour de sa mort, s’apprête à siéger pour examiner les résultats provisoires qui lui sont déférés par la Commission nationale de recensment des votes.
Le juge Sèye est assassiné alors qu’il revient de son travail, dans cet après-midi du samedi 15 mai 1993. Il tombe sous les balles de trois jeunes meurtriers qui sont tous arrêtés et condamnés le 7 octobre 1994, à des peines de réclusion criminelle, allant de dix-huit à vingt-deux ans de prison. Un feuilleton politico-judiciaire pour lequel les Sénégalais se passionnent, et qui, depuis cette date ne finit pas de dérouler ses épisodes.
Même si des coupables ont été arrêtés et condamnés, le contexte de l’époque, mais surtout le climat politique qui prévalait au moment du crime terroriste, laissait, fatalement, croire qu’il y avait, nécessairement, une main derrière celles qui ont froidement exécuté le juge.
En effet, en raison de la proximité des trois jeunes gens qui ont reconnu le meurtre, avec les principaux responsables du Parti démocratique sénégalais (Pds) qui s’en étaient servis comme du personnel de sécurité, pendant les campagnes électorales de 1988 et 1993, la piste d’un complot conçu et organisé par ce parti fut très rapidement explorée par les enquêteurs. Au point que certains citoyens et une large part de l’opinion, eurent vite fait de crier à une manipulation de l’enquête, pour éliminer des adversaires gênants.
Ce sentiment fut d’autant plus présent, chez certains, que lors des élections de 1988, le pouvoir avait ordonné, dès le lendemain du double scrutin présidentiel et législatif, l’arrestation des principaux responsables de l’opposition dont Abdoulaye Wade, lui-même, le challenger le plus sérieux du Président Abdou Diouf.
Les méthodes des enquêteurs qui ont convoqué Abdoulaye et plusieurs de ses camarades de parti, moins d’une heure après l’annonce de la mort du juge assassiné, confortèrent les opinions de ceux qui pensaient que le pouvoir manipulait les investigations, en vue d’abattre un adversaire.
De telles méthodes jetaient, en même temps, le doute et le trouble, dans les esprits de certains qui, pourtant, se montraient même au départ disposés à comprendre les soupçons portés par les enquêteurs sur les responsables du Pds, en raison des nombreuses charges dont Me Sèye avait fait l’objet de la part de Me Abdoulaye Wade, lors de la campagne électorale.
« L’affaire Me Babacar Sèye » a été, pour la jeune démocratie sénégalaise, une véritable épreuve qu’elle a su, finalement, traverser sans trop de dommages, du point de vue de la consolidation et de la pérennisation de ses bases. Elle aura, cependant, pour enjamber cette épreuve, beaucoup perdu et continuent encore d‘en perdre, en termes d’image, surtout par rapport à la crédibilité des principaux acteurs et animateurs du jeu politique.
Le discrédit de la classe politique, toutes tendances confondues, fut réel. Cette classe qui n’en demandait pas tant, au moment elle où tentait de redorer son blason, en réussissant à faire voter par l’Assemblée nationale un code dit consensuel, conçu dans l’esprit des uns et des autres, comme l’antidote aux fraudes électorales supposées ou réelles qui ont toujours alimenté les contentieux électoraux.
Cette affaire a joué comme un double miroir. Elle renvoie aux deux pouvoirs, exécutif et judiciaire, l’image qu’ils n’aimeraient pas trop longtemps garder d’eux-mêmes. D’une part, le pouvoir politique, entendu dans le sens le plus large du terme, s’est montré indigne de la confiance que les citoyens ont placée en lui, en démontrant sa faillite et son incapacité à assurer aux institutions et aux citoyens, la sécurité dont elle ont besoin pour vivre en démocratie.
Et s’y ajoute, une autre incurie l’ayant empêcher de donner aux institutions judiciaires les moyens de rendre à Babacar Sèye, à sa famille et au peuple qui l’attendent, une Justice intégrale, afin qu’une telle tragédie ne puisse plus jamais se reproduire dans le pays.
D’autre part, la Justice, elle-même, en se pliant aux ordres du politique, aura démontré qu’elle a toujours constitué et demeure encore le maillon faible de la démocratie sénégalaise. Cette affaire Babacar Sèye montre à quel point l’émancipation et l’affranchissement du pouvoir judiciare des griffes de l’exécutif est nécessaire, si toutefois, le pays tient à consolider les bases et les fondements de l’Etat de droit.
Le cas Me Sèye interpelle tous les acteurs de la démocratie, au premier rang desquels la presse. Celle-ci n’est pas exempte de reproches, par rapport au mode de traitement qu’elle a réservé à toute l’information concernant l’assassinat du juge Sèye. Cette presse doit se livrer, si elle ne l’a pas encore fait, à un profond examen de conscience en questionnant, sans nécessairement s’autoflageller, ce mode de traitement des faits privilégié, depuis le jour de l’annonce de l’assassinat. Un tel examen s’impose à elle.
On peut dire avec le recul qu’il y avait sûrement un meilleur traitement à faire des informations relatives à l’enquête, à l’arrestation des assassins et à la recherche de leurs commanditaires. Les maladresses commises çà et là, le manque de sérénité des autorités dans la conduite des investigations, ont pu amener les journalistes à avoir des comportements professionnels douteux et des prises de positions fondées sur des faits erronés ou grossis dans un sens partisan.
Les attitudes du pouvoir de l’époque, ses attermoiements ont pu expliquer les dérives de la presse. En tous les cas, celle-ci a pris parfois des libertés par rapport à certaines règles éthiques et déontologiques, en traitant certaines ’informations et à des occasions précises. Certains journalistes n’ont pas pu toujours prendre les distances nécessaires et observer des attitudes de stricte neutralité professionnelle.
Un fait reste constant : la presse avait trop souvent systématiquement mis en doute les comportements du gouvernement de l’époque et faisait, en même temps, trop valoir sans aucun inventaire et de réserves, les thèses de l’opposition mise en cause. Ce faisant, elle a encadré et rendu crédible la stratégie de défense de cette même opposition, alors strictement basée sur l’idée d’un complot ourdi contre elle, dans le seul et unique dessein d’empêcher une entente entre le Parti démocratique sénégalais, son chef Abdoulaye wade et Abdou Diouf, en vue de la constitution d’un gouvernement de majorité élargie.
Pour les besoins de cette enquête, j’ai interrogé plusieurs journalistes qui ont signé quasiment tous les articles rédigés sur cette affaire, entre le 15 mai 1993 le 7 octobre 1994. Ils ont pour la plupart admis qu’ils auraient dû être prudents, en écrivant autrement et en observant plus de distance dans leurs « papiers » et de prudence dans la relation des faits. Tous les rédacteurs ou reporters interrogés reconnaissent qu’il y a eu de graves distorsions dans le comportement journalistique.
Un confrère n’hésite pas à affirmer : i[« Les comportements des autorités de l’époque avaient donné aux journalistes un alibi pour justifier des attitudes professionnelles discutables. Nous avons manqué de vigilance et de prudence. Un dirigeant du Pds m’a dit à l’époque : [les journalistes ont sauvé Wade et le parti]. Je pense que ce qu’il disait était en partie vrai ».]i
A la lecture de la presse de l’époque, on en déduisait que les journalistes, dans leur quasi-majorité, considéraient que les commanditaires du crime ne pouvaient pas être ceux sur qui les soupçons se posaient. A leur décharge, le contexte de l’assassinat et les circonstances expliquaient peut-être, sans l’excuser, leur attitude. Les média n’ont pas aidé à la manifestation de la vérité. Pour dire le moins, ils ont contribué par un matraquage systématique de l’opinion à épaissir le mystère qui entourait jusqu’ici les noms des commandiatires de l’assassinat perpétré sur la personne de Me Sèye. Le temps a aidé a changé les mentalités et le vote de la loi d’amnistie intervenue le 7 janvier 2005 a établi d’autres convictions.
Paradoxalement, le mystère entourant l’assassinat de Me enfle tout en édifiant davantage les esprits sur les mobiles du crime et sur cette identité des personnes qui ont armé les bras des criminels. Ce livre a, pour unique ambition de faire éclater la vérité ou du moins d’aider à percer une partie de ce mystère, en révélant les noms des commanditaires.
La vérité semble ne plus tenir qu’à un tout petit bout. Un bout tenu par les criminels eux-mêmes, hier comme aujour’hui. Cet ouvrage s’est employé à chercher ce bout, au prix d’une enquête minutieuse, méthodique et rigoureuse. Il espère y être parvenu. La recherche de vérité a pu bénéficier d’un concours précieux, inespéré et essentiel : celui d’un des trois jeunes assassins qui ont été arrêtés et condamnés.
Ce dernier avait vingt trois ans au moment des faits. Il a grandi et mûri et porte toujours sur sa conscience le poids effroyable de la mort d’un homme. Il compte en partie s’en délester ou du moins soulager, d’une certaine manière, sa conscience en disant la vérité et rien que la vérité, mais toute la vérité dont il est l’un des dépositaires.
La collaboration entre l’auteur et l’un des assassins de Me Sèye est, en définitive, la rencontre de deux volontés toutes tendues vers un seul but et même objectif : aider chaque citiyen de ce paye et au-delà, amener tous ceux qui sont préoccupés par les circonstances de la mort de Me Sèye, à savoir ce qui s’est réellement passé et comment le Sénégal a pu en arriver, contre toute attente, à cette extrêmité.
La confiance placée en moi par Pape Ibrahima Diakhaté en décidant de me confier un secret qu’il garde, jalousement, depuis neuf ans, ne sera méritée que dans la seule mesure où l’histoire reconnaîtra à cet ouvrage son apport décisif dans l’élucidation du mystère entourant encore l’affaire Me Sèye. J’ai conduit plusieurs entretiens avec l’intéressé et exploré avec plusieurs sources le dossier.
Tout ce travail m’a fourni un matériau substantiel m’ayant permis de comprendre et de mieux situer les responsabilités des uns et des autres, surtout celles des personnes qui n’ont pas été déférées devant la Justice mais qui ne sont pas pourtant moins coupables que les criminels eux-mêmes.
Du fait de ma curiosité de journaliste, mais à cause surtout de mon devoir de citoyen libre, à la quête de clefs de lecture fiables des événements post-électoraux de l’année 1993, je me suis lancé, au péril de ma vie, à la rechecre de la vérité. J’ai vérifié les informations qui m’ont été fournies par Pape Ibrahiman Diakhaté, en les confrontant avec des données émanant de sources policières et d’autres recueillies auprès des personnes qui exerçaient de hautes fonctions politiques dans le pays, au moment des faits. La méthode de la triangulation bien connue dans les activités de recherche en sciences sociales a permis de fiabiliser les informations qui constituent la trame de cet ouvrage.
Il ressort de toute cette collecte de données une constante : le crime du 15 mai 1993 a été exécuté sur commande. Pape Ibrahima Diakhaté le dit sans détours et s’en explique. Il désigne les commanditaires, en nomant des personnes connues. Il demande que l’on ne le juge plus et uniquement sous le seul prisme du crime commis en association ce 15 mai 1993, après cette repentence à laquelle il a librement décidé de se soumettre.
Il ajoute : « j’ai été condamné. J’exprime avec force ma repentence. Tout en plaidant coupable, je demande l’indulgence de l’opinion, à défaut de pouvoir compter sur celle de la famille du juge assassiné. »
Je suis coupable, dit-il, mais pas nécessairement responsable de mes actes: « j’avais vingt trois ans, vous vous imaginez un gamin de cet âge qui est préparé et entretenu pour faire le mal. Il y échappe difficilement. Pourquoi continuer de nous juger nous trois seulement, alors que ceux qui ont armé nos mains sont là. Ils sont là et veulent se donner des apparences de respectabilité, tout ayant le crime commis contre Me Sèye sur leur conscience.»
Comme pour paraphraser le philosophe, l’homme dénonce l’amnistie votée le 7 janvier 2005, refuse que celle-ci puisse passer aussi facilement et accuse : « ils ont les mains trop sales pour gouverner. » Il se veut encore plus précis à ce sujet:
«Autant hier ils ont abusé ma conscience de jeune naïf, pour me pousser à commettre ce crime abominable, autant je m’emploierai, aujourd’hui, avec toute mon énergie, tant qu’il me restera un souffle de vie, à violenter leur conscience, car je n’aurai de cesse de les dénoncer pour tout le mal qu’ils ont fait. »
Pape Ibrahima Diakhaté s’exprime, en ponctuant son expression par des mouvements incessants de tous ses membres supérieurs. Ceux-ci laissent voir une certaine excitation et un désir insatiable de se confier. Cette envie est à la mesure du mal qui le ronge. Je l’ai souvent l’observé avec une certaine gêne surtout quand je vois le coin de ses yeux embués. Il marque des pauses pour reprendre son propos souvent marqué par la violence des mots qui sortent avec beaucoup de vigueur de ses tripes.
Comme une ritournelle le propos de l’homme tourne toujours autour de cette idée qu’il exprime avec conviction :
« C’est trop facile. Ils doivent se souvenir. Ils doivent demander pardon comme moi. Ils ne s’en sortiront comme ça. C’est trop. Rien ne doit les empêcher de se souvenir des actes d’hier. Les nombreux voyages petits ou grands pelerinnages à la Mecque n’y feront. Rien. Ils doivent se souvenir et toujours se souvenir.»
Se souvenir, comme si l’homme qui se confie a lu le grand philosophe de la morale close et de la morale ouverte, Bergson et invite ses commanditaires d’hier à faire de même. N’est-ce pas, lui, Bergson qui disait que :
« Si…, la conscience retient le passé et anticipe l’avenir, c’est précisément, sans aucun doute, parce qu’elle est appelée à effectuer un choix : pour choisir il faut penser à ce qu’on pourra faire et se remémorer les conséquences avantageuses ou nuisibles de ce qu’on a déjà fait, il faut prévoir et il faut se souvenir. »
Ceux qui l’ignorent se font toujours rattarper par l’histoire. Pape Ibrahima Diakhaté, lui, apparement, le sait et se souvient alors. Ainsi, avec .une générosité à la mesure des remords et des regrets qui le tourmentent, il parle pour en partie soulager sa conscience et se venger de ceux qui ont volé sa jeunesse et compromis son avenir. Il crie sa détresse et demande pardon à Dieu et aux hommes. Il peut se sentir optimiste, en pensant à ce que disait, le défunt Pape, Jean paul qui, un jour, depuis les terres de sa Pologne natale, a prononcé ces extraordianires paroles toutes empreintes de cette profonde sagesse caractéristique des enseigenements des saints: « Quand on écoute le cri de détresse d’un homme on entend la voix de Dieu. »
C’est la substance de cette belle parole du souverain pontife qui remplit d’espérance Pape Ibrahima Diakhaté dans sa quête de grâce et de pardon. Il est optimiste pour penser que « Dieu » l’a déjà entendu. Lui seul sait à quel point sa conscience de jeune naïf a été manipulée. Les manipulateurs d’hier de Pape Ibrahima Diakhaté et de ses amis, prétendaient pourtant lutter pour rendre heureuse la jeunesse à laquelle s’identifiaient totalement ces derniers. Rendre moins affligée et moins désemparée une jeunesse prématurément retraitée de l’avenir et au nom de laquelle toutes les dérives commises se justifiaient : tel était, pourrait-on dire, le crédo des manipulateurs.
Lui, Pape Ibrahima Diakhaté et ses amis s’identifiant à une jeunesse désorientée et tourmentée se sentait bien auprès des manipulateurs qui portaient en bandoullière la cause légitime des jeunes, avec, cependant, une effroyable démagogie dans le discours et dans l’action politique. Des jeunes qui, pour la plupart, s’étaient résolument engagés, durant toute la décennie 80 et 90, auprès de politiciens habiles et sachant caché leur jeu, promettant ainsi de les faire accèder au paradis, une fois arrivés au pouvoir. Pape Ibrahima Diakhaté considère, aujourd’hui, que tous ces jeunes gens qui, comme lui, avaient fait acte d’allégeance et y croyaient ont été floués.
Comme nous le disions tantôt, ce livre estle fruit de nombreux entretiens conduits avec cet homme troublé qui souffre et demande maintenant à être écouté, mais il est aussi le résultat d’un engagement commun entre lui et l’auteur, pour aider à l’élucidation du mystère qui entoure encore l’identité des commanditaires de l’assassinat du juge Sèye.
Ce souci d’élucidation participe d’un travail de deuil, il en fait, d’ailleurs, partie intégrante. Un travail qui n’a pas encore été totalement épuisé, alors que la nation en porte le costume, depuis plus d’une décennie. Ce deuil se prolonge car un élément manque dans le déroulement de l’histoire et du temps qui y mettront définitivement un terme. Il s’agit, précisément, de l’identité des commanditaires du crime. Aucune loi d’amnistie ne pourra ajouter le ou les chaînons manquants, tant que l’histoire ne livrera pas l’identité de ce qui ont comploté dans l’ombre contre la vie de Me Sèye.
L’ouvrage se structure en douze chapitres et une conclusion générale. Il paraît utile, à ce stade-ci de nos développements, de présenter un sommaire aperçcu de la charpente d’ensemble du texte.
Le chapitre 1 du livre est intitulé : « 1988, un répère et un point de départ de feu » se propose de faire un retour sur l’histoire politique du pays en tentant de replacer l’année 1988, dans la perspective des événements qui ont conduit aux excès et aux violences politiques annonciateurs de l’affaire Me Sèye ;
Le chapitre 2, intitulé : « Les jeunes retraités de l’avenir se rebellent », s’attache à expliquer le contexte politique des années 90 qui a vu les jeunes du pays s’engager dans le combat politique, en vue du triomphe du « Sopi » qui constitituait à leurs yeux une formidable espérance. Il s’emploie en mettant en évidence les conditions de la révolte de ces jeunes dont trois d’entre eux vont assassiner Me Sèye ce 15 mai 1993 ;
Le chapitre 3 explique le contexte de violence dans lequel la jeunesse révoltée et en rébellion a entraîne le pays. Ce chapitre intitulé : « Tenu en laisse, le pays frise le désastre », montre que la violence a culminé en 1989 et s’est retrouvé au bord du gouffre. Il décrit aussi les conditions et les circonstances dans lesquelles les hommes se sont partiellement resaisis, en engageant le dialogue politique ;
Le chapitre 4, intitulé : « La trêve de 1991. » Il se propose de faire le point sur l’accalmie dans la violence qui a peristé dans le champ poliique national depuis les élections de 1998, jusqu’à cette date. Cette période s’est présentée dans le contexte politique de l’époque comme le calme qui a précédé la violente tempête de 1993.
Le chapitre cinq qui est intitulé : « La marche décisive vers le 15 mai » fixe les événemnts majeurs qui, après les élections générales intervenues en février et mai 1993, ont directement conduit au meurtre de Me Sèye ;
Le chapitre 6 qui est intitulé : « L’offrande sacrificielle », traite de la mort du juge en expliquant les circonstanes, les conditions du crime et l’heure à laquelle il est intervenu sur la corniche ouest de la capitale sénégalaise. Il rend également compte des débuts de l’enquête et de l’arrestation de la personne clef supposée être le cerveau du complot, en l’occurrence Amadou Clédor Sène ;
Le chapitre 7 qui est intitulé : « Un crime sur commande », tente détablir les complicités et soutiens dont ont pu bénéficier les meurtriers, du fait de leurs accointances avec une partie de la classe politique et explique, en même temps, pourquoi les enquêteurs ont visé, dès le démarrage de leurs investigations des membres de l’opposition d’alors ;
Le chapitre 8 qui est intitulé : « Fin de cabale pour les trois meurtriers », s’attache à décrire les conditions et les circonstances dans lesquelles tous les criminels ont été arrêtés ;
Le chapitre 9 est intitulé : « Le chantage des trois condamnés », il se propose de mettre en évidence les raisons pour lesquelles les trois meurtriers condamnés le 7 octobre 1994 ont exercé une terrible pression, voire un chantage sur les autorités de l’Etat, pour obtenir finalement d’elles un décret de grâce leur rendant leur liberté avant la limite de leurs peines ;
Le chapitre 10 du texte intitulé : « La révolte de Diakhaté » traite du cas spécifique de ce condamné gracié qui a rendu possible la rédaction ce livre et dont la révolte a, en fait, favorisé ou précipité la libération de tous les condamnés ;
Le cahpitre 11 qui est intitulé : « Ils l’ont échappé bel » explique pourquoi les politiciens désignés comme commanditaires du crime n’ont pas été poursuivis par la justice.
Nous avons décidé de fermer l’ouvrage en présentant, sous forme d’addendum, un douzième chapitre. Cet addendum intitulé : « La révision de l’avion présidentiel ou le discrédit d’un régime », complète le texte sur le crime de Me Sèye, du point de vue de la caractérisation et de compréhension de la vraie nature du régime installé depuis le 19 mars 2000 au Sénégal.
Des conclusions s’imposent après la rédaction de l’ouvrage, elles ont été naturellement tirées pour clore définitivement le texte.
A suivre...