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Adama Gaye, journaliste: « L’Afrique n’a pas encore fait les efforts qu’il faut pour se transformer en Lion rugissant ! »

Adama Gaye, on ne le présente plus ! Après avoir brillé de mille feux dans le journalisme, il est devenu spécialiste des relations sino-africaines, sans doute le meilleur du continent. Après avoir pris part à la conférence de l'universitaire chinois Justin Lin, à l'amphithéâtre du Cesag, le spécialiste sénégalais de la Chine, également diplômé d’Oxford, en Grande-Bretagne, Adama Gaye, auteur du livre « Le Dragon et l’Autruche », a bien voulu répondre à nos questions...


Rédigé par leral.net le Lundi 20 Janvier 2014 à 13:26 | | 0 commentaire(s)|

Adama Gaye, journaliste: « L’Afrique n’a pas encore fait les efforts qu’il faut pour se transformer en Lion rugissant ! »
Le professeur Justin Lin, éminent économiste, vice-président du Conseil de l'Université de Pékin, ancien vice-président de la Banque mondiale, etc. a donné vendredi dernier une conférence à Dakar sur le thème "Emergence en Chine et prospérité en Afrique : Idées et opportunités ". Au cours de cette conférence, il a notamment indiqué qu'en 1960, le Sénégal avait un revenu par habitant plus élevé que celui de la Chine. Cinquante ans après, le revenu par habitant de la Chine est cinq fois plus élevé que celui de notre pays. Comment cela a-t-il été rendu possible ?
Les explications fournies par le Professeur Lin se passent de commentaires... Elles confirment simplement qu'il y a eu entre l'Afrique et la Chine, voire plusieurs pays d'Asie, surtout de l'Est et du Sud Est, mais aussi de l'Inde, ce que les économistes appellent divergence. Leurs évolutions contrastées, au profit de ces derniers, surtout de la Chine, tiennent en plusieurs facteurs explicatifs dont certains ont été avancés par M. Lin, le conférencier. Parmi ces facteurs, on peut citer le fait que malgré des expériences chaotiques similaires, des périodes de conflits et tensions internes violentes, une grande pauvreté, et leur domination par des puissances étrangères jusqu'après la deuxième guerre mondiale, l'Afrique et la Chine ont connu des sorts différents, à l'avantage nettement du pays le plus peuplé du monde. C'est que la Chine a su tirer courageusement les leçons de ses revers, tout en acceptant une part du legs de la gestion erratique de ses premiers dirigeants de l'ère communiste (famine meurtrière issue de l'échec du Grand Bond en Avant, tragédie liée à la Grande Révolution Culturelle, pour ne citer que ces deux cas). Au lieu de se focaliser sur une guerre sans fin contre l'ombre de l'emblématique Grand Timonier Mao Tse-Toung, premier Président de la Chine Communiste après le triomphe de la Révolution communiste en 1949, qui fut à l'origine de ces politiques désastreuses, les dirigeants chinois qui lui ont succédé, a sa mort, en 1976, ont su résolument bâtir une réussite fondée sur le nationalisme et le patriotisme maoïstes. De sorte que la Chine a été l'architecte de son destin. Quand des dirigeants visionnaires comme Deng Xiaoping ou pragmatiques comme l'ancien Premier ministre Zhu Rongji ont pris les manettes du pays, ils l'ont placé sur la rampe de réformes économiques d’essence endogène, mais aussi l'ont ouvert afin d'en faire un dragon de l'économie internationale. La Chine n'a pas cédé aux sirènes des bailleurs de fonds internationaux, ne s'est pas livrée aux théoriciens du développement formatés à Washington, et, comme l'a dit le Professeur Lin, elle a conduit sa politique d'ouverture avec sagesse sur le modèle d'une voie double: d’un côté, l'économie de marché mitonnée à la sauce du protectionnisme, et de la distorsion des prix, sans tenir compte des récriminations des tenants de l'école libérale, plus tard celles de l'école néo-libérale, et, de l'autre, le maintien, dans les zones arriérées et dans certaines grandes villes, de politiques économiques fondées sur le contrôle des prix aux antipodes de la libéralisation économique. Ce qui s'est passé en Chine depuis l'avènement de ces réformes, c'est l'application d'une stratégie clairement définie, à l'interne, sur un timing défini par les dirigeants locaux et surtout un projet de développement appliqué par des dirigeants sélectionnés sur des bases solides, mêlant l'adhésion aux valeurs politiques du Parti Communiste, gardien du dogme, à une compétence avérée qui fait que seuls des cadres de haut rang, solidement formés, sont aux commandes. Ce qui amène certains à penser que l'Etat Chinois est le mieux dirigé. Le mode de succession des dirigeants est bien établi, tous les dix ans une nouvelle classe dirigeante toujours plus apte arrive aux affaires et fait avancer le pays. Pour le moment, il s'agit d'un pacte qui ne laisse pas beaucoup d'espaces de libertés publiques aux citoyens mais leur offre une qualité de vie qui s'améliore. Deng Xiaoping avait indiqué que la Chine pourrait considérer sa démocratisation vers l'an 2050, pour l'heure la stabilité et le progrès économique sont les enjeux au coeur du projet communiste chinois. Quand on sait que le modèle économique chinois a été importé de l'Afrique, de l'Ile Maurice, pour reprendre le Professeur Lin, on ne peut qu'avoir des regrets. Bien plus, à la lumière du recul économique du continent, beaucoup plus avantagé en termes de revenus par capital voici moins de 40 ans, on a bien raison de se demander: qu'est-ce qui a cloché pour l'Afrique? La gouvernance n'a pas été à la hauteur, le patriotisme a été jeté aux orties et l'Afrique s'est laissé piéger dans les conseils exogènes des institutions de Bretton Woods, a suivi à la lettre les préceptes du Consensus de Washington et n'a pas oeuvré à la réalisation effective des objectifs sans lesquels son développement restera encore longtemps illusoire : à savoir l'intégration économique régionale, voire continentale, l'utilisation efficiente de ses ressources naturelles et humaines, la mise en place de gouvernances et gouvernants capables, ou encore la formulation de politiques en phase avec ses réalités et non importées. Sur ces differents plans, la Chine, depuis 1979, aligne les performances. D’où la différence de sorts....

D'après toujours le conférencier, la Chine a amorcé son décollage et réussi sa modernisation sous Den Xiao Ping. Pouvez-vous nous expliquer ce que ce dernier a fait exactement pour sortir la Chine de sa torpeur et en faire le dragon qu'elle est devenue ?

Deng Xiao-ping est un pragmatiste. En plus de la célèbre formule selon laquelle ce qui importe ce n'est pas qu'un chat soit noir ou gris mais qu'il sache attraper les souris, qu'il a prononcée en 1992 lors d’une tournée dans le Sud de la Chine, quand il s'était rendu a Shenzhen pour réactiver les réformes économiques alors menacées par les bouderies de Tienanmen trois ans plus tôt, on peut retenir de lui qu'il a su insuffler le culte du réalisme. ''Il nous faut savoir traverser la rivière en touchant les pierres'', avait-il ainsi déclaré. S'il n'avait pas été ''mouillé' par certains dans l'écrasement de la révolte de Tienanmen, Deng Xiaoping aurait sans doute été considéré comme le plus grand dirigeant du 20eme siècle tant la profondeur des réformes qu'il a conduites ont tiré de la pauvreté des millions de personnes et donné une leçon pratique de gestion d'un méga-Etat avec les résultats que l'on sait ! La succession tous les dix ans qui s'opère à la tête de l'Etat et du Parti communiste, le mode de gestion collective et la transformation de la société chinoise, c'est à lui qu'on les doit. D'avoir dit de son célèbre prédécesseur Mao qu'il a réussi 70 pour cent de choses et fait 30 pour cent de mauvaises choses lui a permis de ne pas se focaliser sur les erreurs du passé mais de se projeter sur le futur et, ce faisant, de faire de la Chine une puissance du présent et de l'avenir plutôt qu'une grande nation multi-millenaire obnubilée par son passé, au point d'en être un otage. La Chine, grâce a lui, s'est véritablement réveillée !

Le professeur Justin Lin a aussi soutenu que, pour développer son industrie, la Chine a procédé à un protectionnisme mais aussi qu'elle a dû se lancer dans un processus d'acquisitions de technologies et de connaissances en développant notamment la recherche pour maîtriser le savoir. De plus, l'Etat a aussi soutenu résolument ses entreprises pour leur permettre de se développer avant de se lancer à l'assaut des marchés extérieurs. On constate qu'en Afrique, c'est exactement le contraire qui se fait. Peut-on donc dire avec Axelle Kabou que l'Afrique refuse le développement ?

L'histoire redonne un peu plus de tonus aux arguments défendus naguère par mon amie Axelle Kabou... Ils sont toujours d'actualité malgré l'embellie que connaissent quelques pays africains soudain qualifies de Lions, Eléphants ou je ne sais quoi encore par les anciens exégètes de l'afro-pessimissme, pour l'essentiel Occidentaux, qui se posent maintenant en afro euphoriques. Et dire que les arguments de Kabou lui ont valu, à l'époque, une volée de bois vert de la part des tenants de l'orthodoxie qui étaient hostiles à toute réflexion s'inscrivant à contre-courant de certitudes tranchées. On peut prendre certaines distances vis-à-vis de quelques-unes des thèses articulées par Kabou mais ce qu'on peut retenir pour sûr c'est que l'Afrique n'est toujours pas sortie de l'ornière. Il suffit de voir les menaces sur l'intégrité de ses territoires, du Soudan en Somalie, de la RCA au Mali et j'en passe. Ou encore la croissance avec pauvreté pendant que par des mécanismes de 'ring-fencing', 'gold-plating' ou bien 'transfer pricing', elle voit ses ressources être exploitées sans que cela lui rapporte grand chose. On peut aussi parler du retour en force des puissances anciennement colonisatrices qui se voient faciliter la mainmise sur les sociétés et ressources des pays africains, parfois sous le parapluie des organisations internationales, comme l'Onu ou les institutions de Bretton Woods. Sans oublier la faiblesse des dirigeants africains.... Au finish, depuis des années, l'Afrique a été plus un sujet qu'un acteur de son développement. La Chine, elle, a mis des conditions, exigé des transferts de technologies, bien utilisé les instances internationales pour pousser ses atouts, aussi bien au sein du Conseil de Sécurité de l’ONU, que des nouvelles structures de gouvernance de l'économie mondiale. Elle a su dire non quand il le fallait en excipant de son poids démographique, de son vaste marché là où l'Afrique, elle aussi ayant ce qu'il faut pour re-formuler les termes de sa coopération avec ses partenaires extérieurs, y compris la Chine, a préféré rester passive, bouche bée, s'offrant au premier venu... Résultats des courses, il n’y a pas photo entre un pays qui a pris son destin en main et un continent qui se cherche, se chamaille et se charcute dans des querelles qui la font régresser chaque jour davantage....

En interpellant le conférencier, vous avez parlé d'un "consensus de Beijing" qui s'opposerait au célèbre "consensus de Washington" plus connu par les économistes. Qu'avez-vous voulu dire par là ?

Les Chinois prennent avec des pincettes tout ce qui peut ressembler à un modèle qui ne serait pas le leur. Tout en montrant que le Consensus de Washington a montré ses limites, la preuve étant que la Chine a refusé d'adhérer à certains de ses préceptes comme la libéralisation de leur compte capital, les Chinois veulent avoir un triomphe modeste. Deng Xiaoping, père des reformes chinoises, avait mis en garde ses compatriotes, en leur enjoignant de ne pas avoir de profil trop visible, mais de simplement contribuer. Quand l'ancien Président de la Banque Mondiale a invité Pékin à devenir un 'acteur responsable' de la communauté internationale, cela n'avait pas changé grand chose. Si bien qu'on comprend pourquoi la thèse d'un consensus de Beijing, qui se fonderait sur un capitalisme d'Etat et un régime politique fort, centralisé, n'est pas un modèle qu'ils proposent aux pays en développement pour les éloigner du modèle Occidental incarné par le Consensus de Washington. Ils préfèrent rire sous cape en mentionnant les déboires du capitalisme sauvage depuis la crise financière de 2007. Pourtant, le temps est loin où les modèles étatiques étaient rejetés dans la foulée de la chute du communisme soviétique... Soucieuse de ne pas verser dans un quelconque triomphalisme, pour ne pas connaître le même retour de bâton qui frappe les pays Occidentaux, Pékin préfère la jouer modeste. Mieux, à inviter ses interlocuteurs, surtout africains, à puiser dans leur propre génie pour définir leur propre consensus africain. C'est ce que Deng Xiaoping avait d'ailleurs dit, en 1981, à Samora Machel et Kenneth Kaunda, alors respectivement Présidents du Mozambique et de la Zambie, quand ils s'étaient rendus à Pékin pour s'inspirer du modèle chinois. 'Y en a pas', leur avait rétorqué leur hôte. En réalité, la Chine a un modèle. C'est un capitalisme d'Etat, qui produit des résultats tout en refusant d'adhérer aux valeurs individualistes politiques occidentales. Un Léviathan moderne. Cet Etat développeur tranche avec l'Etat livré aux marchés qui a fait les dégâts que ses promoteurs tentent de corriger. La finesse de la critique est toute chinoise !

Quels sont, selon vous, les avantages comparatifs que l'Afrique devrait exploiter pour tirer son épingle du jeu dans la féroce compétition de la mondialisation ?

L'Afrique n'a que des avantages compétitifs... Les meilleures terres, en abondance, les ressources naturelles, une jeunesse dynamique, un dividende démographique de premier ordre etc. Un climat avantageux, clément. Ce continent ressemble à un pauvre qui est assis sur du diamant mais se lamente sans arrêt....

Que devrait faire, selon vous, le continent pour se développer ?

Ohhhh la la, c'est la question piège. Je n'ai pas la prétention de dévoiler ici une solution magique aux maux du continent. Mais je sais que sans leadership capable, courageux, clairvoyant et sans un patriotisme véritable ainsi qu'un développement participatif, le discours sur le développement africain continuera de poursuivre des chimères.

Pensez-vous, comme le proclament avec force plusieurs économistes du monde sans doute soucieux de flatter notre ego, que le prochain siècle sera celui de l'Afrique en ce sens que le continent connaîtrait le même développement prodigieux que celui qu'on observe aujourd'hui en Asie, particulièrement en Chine ?

Je n'aime pas les déclamations. Le prochain siècle sera celui de la région du monde qui se sera mieux préparé pour en être le leader. Chine, Brésil, Inde, Moyen-Orient, Amérique, Russie et tant d'autres régions du monde aspirant à être aux premières loges. L'Afrique devra donc se battre. En commençant par ne pas se laisser bercer par les illusions que lui serinent ceux qui, au passage, continuent de la spoiler... Si on met de côté les proclamations des think-tanks Occidentaux, comme Mckinsey, dont les prédictions sur les Lions d'Afrique ont été démenties par les révolutions arabes, si on relève les pesanteurs qui continuent de plumer les gouvernements et institutions africaines chargés de promouvoir le renouveau africain, si on pense au tableau encore lourd de crises et les violences qui transpercent encore beaucoup de pays du continent, si on considère les multiples errements des gouvernements africains qui se traduisent notamment par la criminalisation des élites, le goût du luxe, l'argent facile, ou encore l'apathie des peuples africains qui semblent se satisfaire de suivre les pouvoirs en place, quels qu'ils soient, au point de se désintéresser de la culture du débat d'idées, celui authentique mais non celui au bas de la ceinture qu'affectionnent certains croisés de la chasse aux sinécures officielles, si on tient en compte la chape de plomb qui s'abat sur plusieurs pays, force est de reconnaître que l'Afrique n'est pas encore proche de la voie de la lumière. L'Europe s'y était engagée pour réaliser son ascension ; elle a été le berceau de l'Amérique ; et les pays d'Asie de l'Est, surtout, semblent avoir pris le même chemin. Dans le court terme, la sortie du continent africain des ténèbres n'est pas réalisable. Beaucoup de préalables ne sont pas remplis. Il faut donc commencer par poser donc les pierres sans lesquelles le siècle promis à l'Afrique restera une... illusion africaine de plus. Il se fait tard !

"Le Dragon et l'Autruche" est le titre du livre que vous avez consacré à l'Afrique. Pensez-vous toujours que notre continent est une autruche ou, au contraire, serait-il en train de se muer en dragon ?

Je maintiens mon analyse. L'Afrique n'a pas encore changé sa posture, me semble-t-il. Elle n'a pas encore fait les efforts qu'il faut pour se transformer en lion rugissant... mais elle a tout ce qu'il faut pour s'imposer. À la condition qu'elle le veuille…

Propos recueillis par Pape Ndiaye
LE TEMOIN N°1149 - HEBDOMADAIRE SENEGALAIS / JANVIER 2014