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CONSTRUIRE NOTRE AGRICULTURE À PARTIR DE NOS RÉALITÉS

Rédigé par leral.net le Samedi 14 Juin 2025 à 01:20 | | 0 commentaire(s)|

Président d’honneur du Cncr et du Réseau des organisations paysannes et des producteurs de l’Afrique de l’Ouest (Roppa), Mamadou Cissokho a consacré plus de 40 ans à la défense des agricultures familiales africaines.

Président d’honneur du Conseil national de concertation et de coopération des ruraux (Cncr) et du Réseau des organisations paysannes et des producteurs de l’Afrique de l’Ouest (Roppa), Mamadou Cissokho a consacré plus de 40 ans à la défense des agricultures familiales africaines. À Lomé, où il participe aux Boad Development Days, il a accordé cette interview au Soleil. Un entretien dans lequel il commente l’actualité agricole sénégalaise et africaine avec ce franc-parler qui le caractérise.

M. Cissokho, vous prenez part aux Boad Development Days, dont le thème porte sur la transition énergétique et l’agriculture durable. Qu’est-ce que cela vous inspire comme commentaire ?

C’est une thématique assez globale. Maintenant, les thèmes sont moins importants que le contenu. Donc, si on est d’accord sur le contenu, ça peut être important. Parce que les solutions fondées sur les opportunités concernant le sujet, c’est important.

Depuis une quarantaine d’années, vous vous battez pour l’agriculture et la reconnaissance des agriculteurs. Avez-vous le sentiment, aujourd’hui, que les choses ont évolué ?

Le combat qu’on mène depuis 40 ans, c’était d’abord la reconnaissance de l’identité des paysans. Avant l’indépendance et même après, les paysans n’étaient pas reconnus. On les prenait juste pour des cultivateurs, des gens qui grattent le sol, qui ne connaissaient rien, à qui il fallait tout apprendre, et dont il fallait parler à la place. Notre combat, en tant que mouvement paysan sénégalais autonome, c’était d’abord la reconnaissance et la défense de notre dignité. Parce qu’avant l’arrivée des Blancs, les gens cultivaient. Ils avaient des exploitations, ils faisaient de la pêche, de l’élevage. Et tout cela se faisait dans les familles, qui étaient des entreprises multifonctionnelles et multidimensionnelles : elles géraient les risques, formaient les jeunes, qui reprenaient les fermes. Mais tout cela a été ignoré. C’était le sens de notre combat. Par la grâce de Dieu tout n’est pas réglé, mais des avancées notoires ont été obtenues. C’est pourquoi, aujourd’hui, nous sommes parties prenantes de nombreux processus, jusque dans l’élaboration des politiques agricoles.

Il n’empêche, certains pensent toujours que l’agriculture reste un secteur par défaut, et non par choix, surtout chez les jeunes. Avez-vous cette impression ?

Oui, effectivement. Il y a trois éléments qui expliquent cette situation. Le premier, c’est qu’à l’école, certains enseignants disent aux élèves : « Si tu ne réussis pas, tu iras cultiver ». Cela veut dire que ce sont ceux qui échouent qui doivent devenir paysans. Deuxièmement, les parents d’élèves ruraux, quand leurs enfants deviennent ingénieurs, vétérinaires ou forestiers, et qu’ils leur demandent des terres pour investir, répondent : « On ne t’a pas envoyé à l’école pour que tu reviennes cultiver ». C’est donc devenu un problème culturel, lié au fait que le paysan n’était pas reconnu à sa juste valeur. Mais il y a quand même quelques jeunes qui se sont battus et qui sont aujourd’hui installés. 

Le troisième élément qui n’encourageait pas les jeunes à cultiver, c’est la pénibilité du travail. Tout se faisait à la main avant l’arrivée de la traction animale, etc. Nous avons toujours demandé qu’on fasse des études approfondies sur la répartition des gains sur la chaîne de valeur. Qui gagne sur l’arachide ? On dit qu’on l’achète à 325 ou 400 francs le kilo. Mais si on suit tout le processus, combien ce kilo d’arachide a-t-il généré en revenus, et combien le paysan a-t-il gagné ? Nous continuons de dire : faisons des études pour savoir, pour chaque produit, de la production à la consommation, combien cela génère, et qui gagne quoi. Parce que les gens travaillent pour gagner.

Vous avez parlé de la pénibilité du travail. D’aucuns résument la modernisation de l’agriculture à l’acquisition de machines. Est-ce forcément lié ?

Non, du tout. Il y a deux choses. La mécanisation devait suivre un système de formation. Aujourd’hui, quand vous vous promenez dans les zones agricoles du Sénégal, vous constaterez un nombre incalculable de tracteurs, de moissonneuses, de batteuses en panne, parce qu’il n’y a pas eu de package. C’est-à-dire : des gens formés pour réparer, des pièces de rechange disponibles partout, et également une éducation à la machine. Alors, la modernisation devient un mot avec des points de suspension. Qu’est-ce que c’est, « moderne » ? Il n’y a pas de règle unique de la modernisation. C’est comme le bien-être, être heureux. Chacun a sa propre définition. Certains disent qu’être heureux, c’est avoir trois ou quatre femmes, une voiture, une belle maison. C’est leur droit. Moi, je préfère une transformation maîtrisée à une modernisation imposée.

En milieu rural, la cohabitation entre exploitations familiales et agrobusiness n’est pas évidente. Comment trouver le juste équilibre entre les deux systèmes agricoles ?

L’agriculture familiale est une réalité. Avant l’arrivée des Blancs, les gens étaient là. Les sociétés étaient organisées autour de l’agrosystème pastoral. Je ne connais pas un être humain qui veuille rester petit. Tout le monde aspire à évoluer. Mais cela doit être structuré. L’agrobusiness, comme on l’a vu, repose souvent sur l’accaparement de vastes terres. Cela veut dire quoi ? Quand on donne à quelqu’un 200 hectares à cultiver, forcément il enlèvera tous les arbres. Or, au Sénégal, notre problème numéro un, c’est la désertification. Et quand on donne des terres arborées à des gens qui les déboisent, il y a un problème. Beaucoup disent que des terres ne sont pas exploitées. Mais ils oublient que nos 15 millions de bovins et de brebis ne sont pas enfermés : ils se déplacent. Donc il faut arrêter de dire que ce sont des terres non exploitées. Nous pensons, au contraire, qu’il n’y a pas assez de terres. L’agrobusiness devrait investir dans la transformation et les infrastructures de stockage.

Justement, on a observé cette année une surproduction d’oignons et de pommes de terre bradée à vil prix faute de conservation. Cette production couvre pourtant nos besoins. Que pensez-vous de ce paradoxe ?

À l’époque, quand on discutait avec l’État pour promouvoir la consommation d’oignons sénégalais, le gouvernement a réuni toutes les parties : la recherche, les producteurs, les banques, et même les femmes du commerce de détail. Ces femmes ont dit que notre oignon contenait trop d’eau. On a demandé à l’Isra de travailler là-dessus. Les banques ont indiqué qu’il était difficile de financer une filière non structurée. Les paysans ont évoqué les taux de crédit. On a convenu qu’il fallait s’occuper de toute la chaîne : production, qualité, stockage, transformation. Ce fameux secteur privé qu’on invoque jour et nuit, il était là. C’était à lui de faire les magasins de stockage, les chambres froides. Nous, paysans, ne pouvons pas le faire, même avec de l’argent, car gérer une chambre froide est un métier. Cela ne nous dérange pas qu’un privé exploite 50 hectares, mais cela nous inquiète quand on parle de 200 ou 300 hectares. On n’est pas contre le fait qu’un Sénégalais ou même un étranger exploite des terres, mais il faut qu’il investisse aussi dans les maillons que nous, paysans, ne pouvons pas assumer. Le privé n’a qu’à installer deux ou trois chambres froides, des magasins de stockage, produire un peu. Nous serons alors complémentaires.

Comment appréciez-vous, de manière globale, la politique agricole au Sénégal et son évolution à travers le temps et les différents régimes politiques ?

J’ai appris que le chef de l’État Bassirou Diomaye Faye va présider, au mois de juillet prochain, le Conseil supérieur de l’agro-sylvo-pastoral. Quand Abdoulaye Wade est arrivé au pouvoir en 2000, il avait lancé cette formidable idée de loi d’orientation agro-sylvo-pastorale et halieutique. Nous étions autour de la table. Et là, nous félicitons le gouvernement de Wade, qui avait accepté de nous donner des ressources pour aller dans les zones agro-écologiques, parler avec tout le monde. Et je peux dire que 70 % du contenu de cette loi provient de ce que nous avons proposé. Alors, la difficulté – et je crois que l’ancien Premier ministre béninois, Lionel Zinsou, l’a dit dans son intervention lors du panel d’ouverture – c’est qu’il faut financer autrement, et financer autre chose. C’est ce que nous avons toujours répété. Les établissements de microfinance finançaient à un taux de 24 % par an, soit 2 % par mois. 

La Bceao trouvait cela normal. Nous leur avons signifié que ce système allait paupériser le monde rural. Car rembourser un crédit suppose que l’activité ait généré un bénéfice. Nous avons négocié et réussi à faire baisser le taux de 12,5 % à 7,5 %. Mais la faiblesse chez nous, c’est que, jusqu’à présent, les paysans ne sont pas assez structurés en coopératives ou en Gie pour constituer un collège de producteurs. Parce que quand on parle d’interprofession de l’oignon, cela commence par produire l’oignon. Après, tout le reste vient. Si nous voulons, nous les paysans, avancer, nous devons faire confiance aux interprofessions. Ce sont des lieux de débat sur les filières. Cela n’empêche pas les différents collèges de producteurs de se retrouver dans le Cncr pour peser davantage. Car les industriels sont ensemble, les entreprises sont ensemble.

Les coopératives agricoles ont joué un rôle important par le passé, mais se sont effondrées au fil du temps. Aujourd’hui, une politique de relance des coopératives communautaires est évoquée. Que faut-il faire pour éviter les erreurs du passé ?

Les premières coopératives ont été créées à l’indépendance, à partir de l’arachide, car ce sont les Libanais et les Syriens qui organisaient l’achat et l’évacuation de ce produit. Mamadou Dia a trouvé que cela n’était pas normal. L’idée des coopératives agricoles est née de ce constat. Mais il y a eu un grand manquement. Les gens faisaient des assemblées générales, payaient leurs parts sociales. Mais une coopérative est une association volontaire : des gens se regroupent entre eux. Et de A à Z, ce sont eux qui doivent tout gérer. Malheureusement, ces coopératives étaient dirigées par des agents de base logés à l’Oncad, donc sous tutelle de l’État. Cette gestion verticale par l’administration a brisé un facteur essentiel : la gestion à la base, par les acteurs eux-mêmes, qui se réunissent, échangent, décident ensemble.

Aujourd’hui, le ministre veut lancer des coopératives communautaires. C’est bien. Cependant, quand on est dans un pays où la coopérative a une histoire, il faut analyser cela. Et nous attendons toujours des explications sur la faisabilité. Car les coopératives d’avant n’avaient pas de champs en commun. Elles intervenaient dans la commercialisation, l’équipement, le crédit. Les champs restaient familiaux, individuels. Le ministre a signé un accord avec le Cncr, qui lui a demandé d’aller d’abord voir ces coopératives. Car le Cncr accompagne des coopératives totalement autonomes, qui ne demandent rien, et qui gèrent leurs affaires à leur manière. Le Cncr est en train d’en identifier quelques-unes pour les montrer au ministre. Donc nous pensons qu’on va se retrouver.

Vous avez toujours défendu l’idée de s’affranchir des modèles occidentaux en agriculture. Que proposez-vous en retour ?

Notre conviction, c’est de fonctionner comme les familles. Chaque famille évolue à partir de ses propres ressources. Même avant que Trump ne bloque certains financements liés à l’agriculture, nous avons toujours dit à nos États, à l’Uemoa, à la Cedeao de faire des plans en fonction de nos ressources, de ce qui nous appartient, et des possibilités d’évolution de ces ressources. Ainsi, nous serions sur quelque chose de sûr. Et comme certains partenaires veulent des choses chez nous – par exemple le gaz ou le pétrole – nous devons être en mesure de leur proposer de financer des programmes bien définis. Mais si on prend un grand programme, même le meilleur au monde, et qu’il est exécuté à 80 % ou 100 % par d’autres personnes, il ne faut pas s’étonner si ça ne marche pas.

Il y a trois éléments sur lesquels nous voulons insister. D’abord, la subsidiarité : ce que la commune peut faire, qu’elle le fasse ; idem pour la famille, le département, le pays, la région. Deuxième élément : la mutualisation. L’Uemoa a été créée pour cela. Il n’est pas normal que, pour les mêmes types de financement (climat, par exemple), chacun reste dans son coin. Tout cela doit être coordonné, et c’est le rôle fondamental du gouvernement.

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Alioune


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