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Décodages : Guincher sur un charnier


Rédigé par leral.net le Mardi 16 Décembre 2025 à 14:54 | | 0 commentaire(s)|

En surfant sur l’internet, cette semaine, je suis incidemment tombé sur une vidéo assez marquante : un quadragénaire, père d’un môme tué lors des sanglantes manifestations, qui clame son courroux. Il dit, en substance, que la cérémonie organisée par le Premier ministre au Grand Théâtre est une autre manière de profaner la mémoire des victimes, des martyrs, de son enfant ; que ce lieu n’est pas fait pour un événement si douloureux, si sacré ; et qu’entendre la détresse des victimes est le dernier souci du chef de file des Patriotes. Il dit aussi que les parents des victimes devraient être reçus dans un lieu plus sérieux, à savoir solennel, pour être entendus et compris ; que leurs enfants tués ne sont pas des ressources symboliques avec lesquelles on fait de la politique. En un mot, ce parent d’une victime dénonce le choix du folklore et du divertissement qui a été fait par les autorités. Pour lui, cette mascarade est infamante, inhumaine. Et indécente.

Le 7 décembre dernier, le Premier ministre Ousmane Sonko et quelques-uns des membres de son gouvernement étaient au Grand Théâtre pour honorer la mémoire de leurs victimes, de leurs martyrs, de ces gens qui ont voulu sacrifier leur vie pour que le «Projet» puisse triompher, pour que la révolution souverainiste soit enclenchée.

Devant une foule où se mêlent tragiquement rires et pleurs, où on ne fait rien pour se souvenir pieusement des morts, où les gens sont si excités comme dans un stade de football, où l’ambiance s’apparente à celle d’un meeting politique, où les conciliabules ne cherchent nullement à abréger la douleur des victimes et de leurs proches, les grabataires et forçats fraîchement libérés de leur Tazmamart ont défilé pour montrer à quel point la répression a été sanglante, sous la férule éclairée et bienveillante du guide de la révolution de Mars. Qui, comme d’habitude, et conformément à son idiosyncrasie manichéenne, s’est donné le plaisir d’ouvrir ses écluses d’injures sur ses souffre-douleur : la Justice, les magistrats, le président de la République, les forces réactionnaires, etc.

A vrai dire, la cérémonie avait pour dessein de permettre au Premier ministre d’avoir à nouveau une tribune pour s’attaquer à ses adversaires. Et à partir de là, ça devient tragique : c’est indécent de jouer avec la mémoire des morts ; c’est comme guincher allègrement sur un charnier. Toujours en surfant sur l’internet, je tombe, une fois de plus, sur un commentaire traumatisant : celui d’une femme qui se présente comme une voisine des deux fillettes brûlées vives dans un bus par un cocktail Molotov, qui a été sans doute fabriqué par des insurgés.

Dans son texte, elle décrit, bien qu’elle n’y arrive pas, la détresse dans laquelle vit la famille de ces enfants tuées par des séditieux. Ce qui est inhumain et écœurant, c’est que dans le récit du pouvoir Pastef, ces fillettes ne sont pas des victimes ; on ne les nomme même pas ; on leur refuse même le droit à une réparation judiciaire au bout d’un procès juste et équitable. On n’entend jamais leurs noms dans les discours ou hommages, puisqu’elles ne sont pas «mortes pour la Patrie, pour la révolution». Il en est de même aussi pour nos compatriotes dont les maisons et les commerces ont été mis à feu et à sang, ou qui ont été tout simplement tués par des manifestants.

Voilà les mécanismes d’exclusion mesquins de la rhétorique de Pastef. Pour Pastef et son leader, il n’y a pas de victimes en dehors de leurs militants tués ou éclopés. La cérémonie a été organisée, à juste titre, pour agglutiner et remercier tous les «combattants pour la liberté», à savoir celles et ceux qui ont bien voulu naguère en découdre avec notre ordre républicain. Ce sont uniquement ces révolutionnaires que la République doit reconnaître et honorer. Preuve : ils sont en train de se partager cinq milliards de nos précieux francs Cfa en dehors de toute procédure judiciaire. Et dans des conditions clandestines et scandaleuses. Ce qui est tout à fait compréhensible et même logique, puisque, lorsque des insurgés se sont attaqués aux fondements de la République pour on ne sait quelles raisons, la Justice a été ligotée par les hommes politiques pour qu’elle ne fasse pas son travail, pour qu’elle donne son blanc-seing à tous les entrepreneurs de la violence et du chaos, offrant ainsi la possibilité d’évoluer joyeusement dans un cadre hors-la-loi.

C’est cette logique surréaliste qui est toujours de règle, et il y a de fortes chances que cela continue. De fait, la mascarade du Premier ministre à laquelle on a eu droit montre aisément que l’on ne se dirige pas vers la vérité, que les familles des victimes (les vraies victimes, celles qui ont perdu leurs maisons et commerces, celles qui ont été molestées et même tuées parce qu’elles ont eu le malheur de se retrouver dans un cul-de-sac au mauvais moment et au moment endroit, etc.) devront attendre longtemps pour faire enfin leur deuil, et que cette tragédie restera indéfiniment une plaie non cicatrisée et béante.

On peut rechercher avec entrain la vérité sur des événements qui se sont déroulés en décembre 1944, mais tergiverser pour connaître les commanditaires des assassins de quatre-vingts de nos compatriotes. Comment peut-on promettre la justice aux mutilés du maquis tout en renvoyant aux calendes grecques l’abrogation totale de la loi d’amnistie ? Comment une telle tragédie a pu se produire sans que la découverte de la vérité soit une priorité absolue, une demande nationale ; sans que la société elle-même sente le besoin de conjurer une bonne fois pour toutes ce traumatisme ; sans que les nouvelles autorités, en dépit de leurs grandes promesses électorales, soient extrêmement déterminées pour que justice soit rendue ?

Sans doute les âges pourront-ils répondre à ces questions… Mais, pour le moment, comme le réclame le quadragénaire cité au début de ce texte, respectons la mémoire de son enfant. Et celle de tant d’autres. Guincher sur un charnier

Ousseynou Wade