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“Juges ou justiciers ? Le dilemme sénégalais”, Par Cheikh Sène, économiste, essayiste

Au Sénégal, la démocratie traverse une phase critique. Le pouvoir judiciaire, censé être le gardien impartial des droits et libertés, tend de plus en plus à sortir de son rôle d’arbitre pour s’ériger en acteur influent de la vie politique. Cette évolution, loin d’être anodine, menace directement l’équilibre institutionnel et alimente un malaise grandissant dans l’opinion.


Rédigé par leral.net le Lundi 28 Juillet 2025 à 02:05 | | 0 commentaire(s)|

“Juges ou justiciers ? Le dilemme sénégalais”, Par Cheikh Sène, économiste, essayiste
"La montée de ce que d’aucuns appellent désormais la “République des juges” désigne un phénomène où certains magistrats, au lieu de servir le droit, semblent agir comme un pouvoir autonome, voire aligné sur des intérêts politiques. Ce glissement du judiciaire vers le politique brouille les repères républicains et mine la confiance des citoyens. Le cas d’Ousmane Sonko, ancien maire de Ziguinchor et figure centrale de l’opposition, est emblématique.

Entre accusations controversées, procédures accélérées, inéligibilité imposée par des voies juridiquement contestées et refus de garanties élémentaires de défense, l’affaire Sonko cristallise l’impression d’une justice à visée politique. Que l’on adhère ou non à son discours, l’usage de l’appareil judiciaire pour écarter un candidat plébiscité par une frange importante de la jeunesse a installé un sentiment de rupture dans la société. Mais le problème dépasse le cas d’un homme. Il révèle une architecture institutionnelle fragilisée, où l’exécutif domine le Conseil supérieur de la magistrature, où les nominations judiciaires échappent à tout contrôle parlementaire, et où le citoyen n’a pratiquement aucun recours face à des décisions à caractère manifestement politique.

Cette tension entre justice et politique n’est pas propre au Sénégal. Dans d’autres démocraties, des cas similaires soulèvent des interrogations. En France, l’exemple le plus marquant reste l’affaire François Fillon. Candidat favori à la présidentielle de 2017, Fillon a vu sa campagne brutalement plombée par une mise en examen éclair, dans le cadre du « Penelopegate ». Quelles que soient la légitimité ou la gravité des accusations, le calendrier judiciaire a pesé lourdement sur l’élection, entraînant son élimination dès le premier tour. La rapidité et le traitement de l’affaire ont nourri un débat sur la capacité des juges à orienter volontairement ou non le choix démocratique. Autre exemple frappant : la Roumanie, en 2019, où la Cour suprême a invalidé la candidature de Mircea Diaconu, un homme politique soutenu par des partis populistes et classé à l’extrême droite.

Bien que l’argument légal portait sur une ancienne condamnation, cette décision a été interprétée comme une action de sauvegarde républicaine face à une montée autoritaire. Là encore, une question subsiste : à quel moment la justice devient-elle une force de régulation nécessaire, et quand franchit-elle la ligne de l’arbitrage politique ? Ces cas montrent que le rôle des juges dans le champ démocratique est délicat et ambigu. Il ne s’agit pas de discréditer la justice, encore moins de protéger l’impunité. Il s’agit d’exiger une justice forte, indépendante et respectée, qui n’est ni au service du pouvoir ni aux mains de groupes corporatistes ou idéologiques. Cela suppose une réforme en profondeur du statut du magistrat, une séparation réelle des pouvoirs, une autonomie des juridictions, et une reddition de comptes sur les décisions judiciaires à portée politique.

L’indépendance judiciaire ne doit jamais être confondue avec l’irresponsabilité. Le Sénégal ne peut construire une démocratie solide sur un socle judiciaire affaibli ou instrumentalisé. Combattre la République des juges, ce n’est pas s’opposer à la justice, c’est au contraire en réclamer une application fidèle aux principes de droit et d’intérêt général."


Ousseynou Wade