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Lettre publique à Amadou Lamine Sall (Par Jean-Louis Roy, Poète et écrivain, ancien secrétaire général de la Francophonie)


Rédigé par leral.net le Lundi 9 Décembre 2013 à 15:18 | | 2 commentaire(s)|

Lettre publique à Amadou Lamine Sall (Par Jean-Louis Roy, Poète et écrivain, ancien secrétaire général de la Francophonie)
Mon très cher ami,

La pratique des lettres publiques se perd en ce temps où nous sommes invités à dire le monde en 142 caractères, pas un de plus au risque de tout ruiner. Les maitres de ces étroits sentiers ont compris que les mots constituaient une ressource inépuisable. Nous sommes à l’étroit dans ce schéma, mais, en quelques saisons, près de trois milliards de personnes y ont placé leurs sentiments, leurs peines et leurs joies, leur sagesse et leur folie en utilisant des trillions de mots dans toutes les langues parlées et en quelques autres. Cette circulation des mots occupe le premier rang de tout ce qui circule sur notre planète. Il nous faut prendre acte.

Toi, tu sais que les mots sont solides depuis avant ta naissance. Ils sont comme l’argile caressé par les soleils et devenu du granit lumineux dans les entrailles brulantes de la terre. Les mots sont le granit lumineux de l’esprit. Les mots, tu connais. En t’écoutant et en te lisant, j’ai souvent pensé que vous aviez le même ADN, que les mots se retrouvent pleinement en toi, et toi, en eux. Ils se purifient à ton contact. En bénéficiant de ton tamisage, Ils sont rechargés comme ces milliards de supports électroniques qui ont besoin de l’énergie de la terre, de la mer ou du vent pour leur vie, certes éphémère, mais qui assure le lien à la totalité du monde.
Je reviens à cette pratique des lettres publiques que toi, tu n’as jamais abandonnée. J’y reviens pour que ma correspondance soit connue du plus grand nombre, ceux et celles que ton être et ton œuvre rassemblent à Dakar. Tous les autres aussi qui, dans notre grand village, ont été touchés par l’un et l’autre. Je t’écris pour te dire notre reconnaissance, toi, le gardien d’une « patrie infinie. »

Tu es mon ami. Cette qualité étant une sorte de passeport durable, je serai donc sans prudence. Tu es mon ami depuis longtemps. Je sais ce qui s’estompe et ce qui dure en toi. J’inscris dans la permanence, cette qualité rare qui te vient du Maitre qui fut aussi Président: montrer le monde et l’humanité dans leur splendeur originelle, si proches qu’on les touche presque en te lisant et, si lointains, qu’on ne cesse de marcher vers eux en foulant tes mots, en les foulant dans la lumière et les ténèbres, dans la boue et sur des rives immaculées. Dans cette marche que tu conduis, on met un pied sur la terre et l’autre dans le ciel. Ce sentier est perdu en Occident. Il faudra bien un jour que vous nous appreniez l’alphabet de la totalité. Telle est ton œuvre.

L’amour y est omniprésent : celui qui te lie aux êtres de chair, ta femme nourricière et ta mère que j’aime comme tu étais aimé de la mienne, et aussi les princesses qui t’épuisent mais te tiennent par la main jusqu’au plus profond de leur joie. Tu es mari et fils et comment! Tu as aussi des fils, des frères et des cousins, des filles et des tantes et des sœurs, des amis, une confrérie surabondante et de toutes allégeances qui te lient à la vie. Cette vie, ta vie, tu la partages au petit déjeuner du matin dans ta maison, mais aussi avec ceux et celles que tu retrouves dans tes lointains voyages et qui te font gouter toutes les nourritures de la terre. Tu digères tout cela avec la même aisance, les mots, les plats, les silences, les peines, les joies et les honneurs.

Je t’ai vu dans ta maison et dans les amphithéâtres du monde, le même, toujours si présent et toujours un peu ailleurs comme si les paysages proches de l’humain te plongeaient dans la contemplation de toute l’humanité. Ton œuvre est inséparable de ton être et ce dernier inséparable de l’amour. Tu ne cesses de le décliner dans ton œuvre, du plus charnel à l’indicible, de celui que l’on porte en terre à celui qui nourrit l’espérance d’une suite éternelle. Voilà bien pourquoi tu continues à dialoguer avec Senghor.

Le Sénégal y est aussi omniprésent. Il est le lieu unique et incomparable de ta lignée. Quelle chance vous avez, vous, les africains. Vous partagez avec les asiatiques et les autochtones le sens de la lignée. L’Occident s’en éloigne à vitesse grand V. Il ressemble de plus en plus à une forêt qui se meurt de soif.

Tu vis dans la mémoire accomplie de ton pays. Elle est si lointaine dans les siècles qu’elle fait du Sénégal une terre de vieille civilisation. Tu vis aussi dans la mémoire de ce qui vient et qui, tes mots l’ont souvent dessiné, sera une nouvelle civilisation. Il y a des griots dans tes poèmes, des mangues, des princes cavaliers, des coulées de fleurs, des toucouleurs, des femmes au port de tête altier, des minarets et des clochers, des cauris, du mbalax qui se mêle au vent, des bêtes sauvages, des sourates, du Peul et du Wolof et des fragments de Yandé Codou Sène; aussi de subtiles couleurs que l’on ne trouve que sur la petite côte et des odeurs de mer qui sont propres à Gorée, ton ile et, demain, ton œuvre! On y trouve aussi des inventions technologiques, des écoles du futur, l’état de droit, des systèmes avancés de partage des biens immatériels et autres. L’humus des patrimoines par toi couplé aux socles des avenirs.

Il y a des présidents et des collections de ministres dans tes autres écrits, un peuple de jeunes qui tanguent vers des eldorados imaginaires, de la générosité politique et des condamnations virulentes. Tu te souviens d’avoir évoqué les « crimes apprivoisés. » Des ambitions aussi pour ton peuple et ton pays qui trouvent en toi un plaideur amoureux, à la fois doux et implacable. Ou que tu ailles, à Téhéran ou à Rio, à Paris ou à Fès, à New York ou à Beyrouth, dans les mondes de Miron, de Soyinka, de Birago Diop ou de Mandela, dans les pays des poètes que tu reçois à Dakar dans ce rendez-vous des ambassadeurs de l’envers du monde que tu as créé, je te soupçonne de conserver en permanence sur toi ton billet de retour! Tu as besoin de la terre sénégalaise pour vivre et tu lui rends au centuple.

Et pour toi, le Sénégal c’est l’Afrique; et l’Afrique, c’est le monde, même si l’histoire a tout fait et davantage pour dissoudre cette trilogie. Je me souviens de notre fou rire commun quand un président « d’une puissance amie » s’offrait pour défendre les intérêts de l’Afrique. Pour toi, le destin des africains est entre leurs mains et entre leurs mains seules. Vérité de la première décolonisation, vérité de celle qui, pour toi, est encore à venir pour vous et pour tous. Ni l’Europe, ni la Chine, ni quelques autres prédateurs déguisés en « partenaires stratégiques » ne sont responsables de ce destin. Tu le dis si fortement que l’écho de tes paroles ne se dissout pas dans le temps. Tu as un jour, qualifié ces partenaires prédateurs « d’ignorants », ce mot plein qui dit le vide. Bref, ces mots là quand ils viennent de toi, on les entend deux ou mille fois!

Monter dans ta barque c’est toujours naviguer vers le lointain. Tu es tout sauf naïf. Quand tu affirmes que le monde est « habité de communions », tu penses autant à celle qui se brisent qu’a celles qui se constituent. Je t’ai vu pleurer sur la terrasse du « Teranga » quand les Rwandais abandonnés de toute l’humanité se sont perdus dans cet abandon. Mais je t’ai vu aussi soulever la foule à Québec en plaidant, oui encore ce mot, pour que notre monde tienne ensemble et qu’il ne se disloque pas. Soudain toi le sénégalais ultime, tu étais le frère impossible d’un monde rassemblé, d’un monde aux frontières défuntes. L’identité et l’humanité dansèrent ensemble ce soir-là! Tu ne peux pas ne pas t’en souvenir. Quand Les lumières se sont éteintes, aucune des milliers de personnes présentes ne s’en rendit compte tant tes mots éclairaient l’âme du lieu et le cœur de chacun. Et sur cette belle place de la francophonie, les statuts de pierre ont frissonné d’une émotion qu’elles n’avaient jamais connue dans les siècles.

L’émotion! Mon ami tout est émotion y compris la raison, les gestes des vieux, comme ceux de ta vieille maman aux mains de cristal, et la création continue du monde qui se laisse voir dans les premiers regards de tout ce qui nait et vit sur notre terre, les pierres et les baobabs, les bêtes et les hommes. Tout cela est dans tes mots, tes rythmes et ta musique; dans la beauté farouche et apaisée de ta poésie. Je sais la source de cette polyphonie tienne, toujours simple et toujours grandiose. Tu te trahis parfois, mon cher Lamine, comme ce jour où tu as évoqué « les corbeilles de soleils de ton pays. »

La liberté humaine y est aussi omniprésente. Je lis et relis ton texte du 18 janvier 2000. Il est pimenté pour un« toubab » et peut-être même pour ceux et celles qui ont l’habitude de vos confitures volcaniques. Il est si difficile de parler normalement de l’Afrique. En effet, des représentations mensongères, hostiles et grossières de ses enfants ont dominé les périodes moderne et contemporaine. Tel un tsunami, elles ont envahi les esprits de 30 générations successives. Elles ont tout emporté sur leur passage y compris la fragile décence qui protège la dignité commune des assauts de tous les barbares. Le ressac n’est pas encore accompli.

Un jour, tu t’en souviens peut-être, nous avons examiné ensemble, dans ma bibliothèque à Montréal, le catalogue luxueux et luxuriant de l’Exposition universelle de Paris de 1931, ou d’une date voisine. Un chef d’œuvre d’édition. Toi qui a mis les mots de tant d’écrivains, et les miens, dans les braises des feux de brousse, tu t’y connais en matière d’édition. Et bien ce chef d’œuvre sentait les égouts tant la représentation de l’Afrique y était obscène. Nous l’avons feuilleté en silence. Césaire a dit l’essentiel : pour eux, « les pulsations de l’humanité s’arrêtent à la nègrerie. »

Tu sais tout cela et les flux de souffrance cumulés dans les siècles que ce « chef d’œuvre » montrait en pleine lumière. Toi, tu enjambes ces siècles et ces crimes. Tu parles normalement de ton continent. Je sais que tu veux la liberté au moins égale à ces flux de souffrances cumulées dans la longue durée de l’histoire. Comme une justice qui transcende le temps et qui tarit pour tous et à tout jamais les sources de l’indignité, sans exception aucune.

Politiquement, tu es un croyant. Le cynisme fuit en ta présence, je crois. La démocratie est pour toi une évidence dans la mesure où ses normes universelles doivent se conjuguer à celles qui sont propres aux civilisations africaines. L’Europe, l’Amérique et l’Asie te donnent raison. Là où la démocratie a prévalu, en Inde, au Japon, dans le pays de Martin Luther King, au Chili ou en Suisse, elle s’est moulée dans cette hybridation. Tu crois en l’état de droit et en la promotion et la protection des droits « de la personne », comme on dit dans la vallée du Saint-Laurent. Nous avons vu ensemble leur contraire à l’occasion de cette mission que Droits et Démocratie nous avait confiée en Côte d’Ivoire dans un temps ou la peur, le manque et la haine s’y faisaient compétition. Certains craignaient alors que la lagune d’Abidjan prenne la couleur du sang des fils et des filles du pays d’Houphouët. On ne revient pas indemne de telle mission.

Dans ce texte de janvier 2000, tu évoquais le Sénégal en 2025, si loin alors, si proche aujourd’hui. Et toi, si prude, tu te dévoilais capable de rage mais surtout d’espérance. « La rage de vouloir avancer de mille pas, de bannir les raccourcis pour voir plus loin et pour voir plus grand, le souci et la certitude d’investir non pas pour la semaine prochaine mais pour les siècles. »Dans ta cosmologie de l’âme humaine, l’émotion et l’espérance sont consanguines. Elles sont le Ying et le Yang de l’univers, indispensables l’une à l’autre. Dis-moi, Lamine, de quoi as-tu parlé avec Confucius et que tu peux nous révéler?

Ceux qui ont voulu et organisé cette fête pour toi, les peintres, les musiciens, les écrivains, les cinéastes, savent-ils assez la tendresse que tu leur portes? Nous nous sommes vus cent fois, moins une ou plus une, peut-être. Tu m’as toujours parlé d’eux tous et toutes; les jeunes poètes dans les ateliers d’écriture; les porteurs de manuscrits que tu m’as présentés dans votre belle maison des écrivains de ta ville aimée; les peintres que nous avons ensemble visités dans leur atelier ou au village des plasticiens de Dakar; les musiciens sénégalais et québécois que nous avons jumelés et qui ont fait vibrer le théâtre Daniel Sorano; les stylistes, les conservateurs de musée de ton pays et les disciples d’Ousmane Sembène et tant d’autres encore. Tu as combien de fratries, mon cher Sall ?

Tu es précieux pour eux tous. Aussi pour tous ceux et celles qui te gardent dans leur affection sous toutes les latitudes. Ton être et tes mots traduits dans les langues du monde nous sont précieux. Il y a quinze années, dans « Lumières d’Afrique » j’écrivais : « Lamine est écrivain. Il est écrivain comme d’autres sont Vignobles, Sage- femmes ou Iman. Ceux-là ne changent pas ni dans leurs gestes ni dans leur fidélité. Amadou Lamine Sall appartient à ce cercle restreint des confréries originelles…ceux-là sont les enfants de Socrate. Ils ont l’émerveillement comme oxygène. » Tu es certes l’enfant de Socrate mais aussi l’héritier de Senghor. Tu as sans cesse honoré et enrichi ces appartenances.

Depuis le cœur de l’Afrique ou je t’écris cette lettre publique, dans ce temps de déraison ou, en Occident, la peur de l’autre nous plonge dans des abimes, nous avons besoin d’entendre les messages indissociables de la connaissance de soi et de la civilisation de l’universel. Nous avons besoin de toi, mon ami très cher, mon frère de cœur, toi, le gardien d’une « patrie infinie».

Jean-Louis Roy, Yaoundé-Montréal.




1.Posté par moa le 09/12/2013 15:55 | Alerter
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ce n'est pas lui (qui est sur la photo) Amadou Lamine SALL





2.Posté par astad le 09/12/2013 17:11 | Alerter
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On est pris d'une certaine quiétude / plénitude en lisant ce texte qui est tellement différent du brouhaha qui caractérisent les article sur ce site et sur d'autres sites d'information; la nourriture de l'âme...

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