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7 Recommandations pour une sortie de crise du modèle démocratique sénégalais - Par Me Mohamadou Lamine Tirera, Barreau de Paris

Les évènements de début juin 2023 ont incontestablement terni l’image du modèle démocratique sénégalais. Le fossé entre les tenants du pouvoir et ceux de l’opposition, est si important que les deux positions restent relativement éloignées.
Pendant quelques jours, le pays de la teranga s’était transformé en pays de la terreur en raison de la montée de l’escalade de la violence verbale et physique.


Rédigé par leral.net le Mercredi 21 Juin 2023 à 11:59 | | 0 commentaire(s)|

L’image traditionnelle d’un Sénégal, îlot de paix et de culture dans une zone de turbulence en Afrique, a été écornée montrant les limites du vivre ensemble et l’incapacité des acteurs politiques à privilégier la voie du dialogue pour trouver des solutions à leurs différends.

Paradoxalement, ces évènements de juin 2023 sont à l’opposé d’un Sénégal qui brille de mille feux, avec les nombreuses victoires sportives gagnées par ses différentes équipes sportives, les récents prix obtenus par ses intellectuels à travers le monde entier, les meilleurs classements de ses universités, l’attractivité culturelle et économique du pays, etc. et bientôt, l’exploitation de son pétrole et du gaz.

En vérité, ces évènements de juin 2023 observés au Sénégal, constituent des mouvements insurrectionnels et certainement pas une révolution démocratique à l’image de ce que furent les démocraties anglaise, française et américaine, qui ont entraîné en leur temps, une transformation sociale, culturelle et surtout démocratique, par la défense des droits et des libertés individuelles.

L’analyse de cette crise du modèle démocratique sénégalais appelle les 7 recommandations suivantes pour une sortie de crise.

Recommandation n°1 : Développer la culture de l’anticipation dans les modes d’action de l’Etat et des pratiques politiques : « Gouverner, c’est prévoir »

Les événements de juin 2023 ont permis de mettre en évidence la crise de l’anticipation au coeur de l’action publique et au sein des techniques de mobilisation populaire de l’opposition.

« Gouverner, c’est prévoir et ne rien prévoir, c’est courir à sa perte », nous disait Emile de Girardin.

Du côté de l’Etat, avant le prononcé du verdict condamnant le sieur Sonko à deux ans de prison ferme pour un « délit de corruption de la jeunesse », le préfet de Dakar avait interdit la vente d’essence en détail et la circulation des motos. Certes, c’est une décision salutaire mais insuffisante du point de vue de l’anticipation, dans la mesure où il y avait déjà dans l’espace public des éléments annonciateurs qu’une hypothétique condamnation du président du Pastef entraînerait une surréaction de certains militants de l’opposition.

D’autres mesures complémentaires auraient du être prises - à titre d’illustration - un décret, un arrêté portant application du décret du ministre de l’Intérieur, interdisant formellement toute manifestation dans l’espace public jusqu’à nouvel ordre sur toute ou partie de l’étendue du territoire national.

Cette décision d’interdiction de toute manifestation liée à l’annonce du verdict, aurait pu être suivie par exemple d’un déploiement de l’armée sur tous les points stratégiques du territoire national. Une telle démarche préventive et dissuasive serait justifiée pour les besoins liés à la préservation de l’ordre public, la sécurité des citoyens, les infrastructures critiques, les biens publics et privés, etc.

Une telle démarche s’inscrit résolument dans les modes d’action d’un Etat stratège.

Bien évidemment, il est illusoire de penser que l’Etat du Sénégal a les moyens de placer un policier, un gendarme derrière chaque sénégalais ou maison, édifice public ou entreprise du secteur privé.

Du côté des méthodes d’action de l’opposition, s’agissant notamment de l’organisation d’une « Caravane de la liberté » reliant la ville de Ziguinchor à Dakar, la capitale sénégalaise en passant par différentes localités du pays, un mot d’ordre a été donné par son leader, à savoir« déloger » le Président Macky Sall dont le mandat présidentiel est en cours.

La Caravane de la liberté a été arrêtée et le leader de l’opposition a été transporté par les forces de défense et de sécurité chez lui à Dakar et sa maison encerclée. En réaction, un nouveau mot d’ordre a été donné aux « militants de se tenir mobilisés », avant le prononcé de la condamnation du chef de l’opposition, sans anticiper les conséquences d’une telle annonce. On n’a pas du tout imaginé comment tout cela serait compris, décrypté par les militants. Résultat des courses : on connaît la suite des dégâts…à la suite du prononcé de la condamnation du leader du Pastef, à « deux ans de prison ferme pour corruption de la jeunesse ».

Mais il n’est jamais trop tard pour corriger les erreurs du passé, en mobilisant des dispositifs correctifs pour améliorer les procédés.

Il résulte de ce qui précède, que la culture de l’anticipation n’est pas assez développée dans les méthodes d’intervention de l’Etat et des modes d’action des partis politiques.

Rappel de la recommandation n°1 : Il faut développer la culture de l’anticipation dans les modes d’action de l’Etat et des pratiques politiques.

Recommandation n°2 : Renouer avec le dialogue politique dans les relations entre pouvoir et opposition

La capacité de dialogue entre acteurs politiques a toujours été un élément caractéristique du modèle démocratique sénégalais.

L’histoire politique du Sénégal a montré à bien des égards, que le dialogue entre pouvoir et opposition a permis d’apaiser les tensions politiques et sociales à l’instar des présidents Abdou Diouf et Abdoulaye Wade, permettant même la participation de certains leaders de l’opposition à des coalitions gouvernementales.

Il résulte de ce qui précède, que le « Dialogue National » initié par le président Macky Sall mettant aux prises partis politiques, chefs religieux, représentants de la société civile, syndicats, était bienvenu. Il contribuera sans doute à l’apaisement de la tension politique et sociale qui sévit dans le pays.

Le dialogue politique est donc un moyen efficace parmi d’autres, pour apaiser la tension politique dans la vie d’une Nation.

Recommandation n°3 : Apporter une réponse politique à la crise par une participation inclusive de l’ensemble des acteurs politiques à toutes les échéances électorales prochaines

Privilégier la participation de l’ensemble des acteurs politiques à toutes les échéances électorales à venir, s’inscrit d’emblée dans une démarche stratégique ayant objectif de raffermir les fondements de la démocratie sénégalaise.

Quoi de plus logique et démocratique que de permettre à tout Sénégalais qui remplit les conditions fixées par le code électoral et la Constitution, de participer au jeu politique s’il le souhaite.

La décrispation du paysage politique sénégalais implique donc, qu’on le veuille ou non, l’élargissement des candidats aux compétitions électorales à venir. C’est tout le sens du multipartisme qui donne la chance à tous les candidats pour participer au jeu électoral.

En conséquence, la participation de l’ensemble des acteurs politiques, y compris Macky Sall, Khalifa Sall, Karim Wade, Ousmane Sonko (sous certaines conditions en raison de sa condamnation récente) et bien d’autres, encore est souhaitable.

Exclure un de ces acteurs politiques, c’est raviver encore la tension politique dont le pays n’a absolument pas besoin. La participation de tous les acteurs politiques désireux de concourir à l’expression du suffrage universel, doit être facilitée.

Recommandation n°4 : des réponses juridiques adaptées à la crise actuelle permettant au président de la République d’utiliser le droit de grâce. Dans le même temps, un besoin de justice s’impose pour éviter toute impunité. Une enquête indépendante sous la houlette de l’Autorité judiciaire permettra de situer les responsabilités des acteurs impliqués dans toute la chaîne des violences issues des évènements du 1er juin 2023.

Le Sénégal demeure un Etat de droit malgré certains manquements dénoncés ici et là, aux gouvernements d’Abdou Diouf, Abdoulaye Wade et Macky Sall.

Le professionnalisme des magistrats sénégalais ne peut faire l’objet de contestation. C’est un acte salutaire pour notre pays et qu’il faudra renforcer et préserver !

Toute décision de justice rendue par les magistrats au nom du peuple sénégalais, a vocation à s’appliquer sur toute l’étendue du territoire national.

La crise profonde actuelle que connaît le modèle démocratique sénégalais, exige une réponse juridique adaptée à la situation en cours. La voie de sortie privilégiée ici, est l’utilisation du droit de grâce par le président de la République, qui permettra à Khalifa Sall, Karim Wade de recouvrer tous leurs droits civiques et politiques.

Quant au cas d’Ousmane Sonko, dont la situation est un peu différente des deux premiers cas, en raison des évènements de ce mois de juin 2023 résultant de sa condamnation récente, le président la République peut le gracier dans l’immédiat ou après l’application de la décision de justice.

Dans le même temps, un besoin de justice s’impose pour éviter toute impunité concernant les évènements du 23 juin 2023. Face aux nombreuses victimes (16 selon le gouvernement, 23 selon Amnesty International), la destruction de biens publics et privés, la dégradation de l’image du Sénégal, l’implication ou pas de nervis dans les rangs des forces de défense et de sécurité, la présence d’éléments étrangers parmi les manifestants, la présence de « forces occultes », une enquête indépendante et approfondie sous la houlette de l’Autorité judiciaire, devra permettre de situer les responsabilités des acteurs impliqués dans toute la chaîne de la violence issue des évènements de ce mois de juin, car les familles endeuillées, tout comme l’Etat, les entreprises privées, attendent des réponses fermes de la Justice.

Toute la complexité réside dans le fait que l’Etat devra apporter des réponses juridiques adaptées aux différents problèmes qui viennent d’être cités.

Le Sénégal peut ainsi s’inspirer des modèles démocratiques nigérian, kenyan, ghanéen et nigérien.


Recommandation n°5 : Des réponses économiques et sociales à la hauteur de la crise s’impose

Les émeutes du 1er juin 2023 ont entraîné des pertes humaines inacceptables dans une démocratie. Ces pertes humaines ont été accompagnées de destruction de certaines archives de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, le joyau du temple du savoir sénégalais, la fermeture prématurée des universités et d’établissements scolaires.

Sur le plan économique, la dégradation de la situation économique du Sénégal résultant du vandalisme des manifestants, n’a fait que participer à la destruction de l’emploi et de la richesse. Les pertes économiques sont énormes et se chiffrent déjà en plusieurs milliards de francs Cfa par les acteurs du secteur privé, dont les chiffres seront sans doute revus à la hausse.

En pillant et en brûlant des biens publics et privés, les évènements du 1er juin 2023 ont négativement contribué à la détérioration de l’image du Sénégal et à l’exode des capitaux et des investisseurs étrangers.

Mais il serait donc illusoire de penser qu’une réponse politique et juridique suffira de résoudre les problèmes résultant de cette crise politique, d’une exceptionnelle gravité.

Il est de notoriété publique que le chômage endémique des jeunes dont certains sont tentés par l’émigration clandestine, sont un des éléments explicatifs de l’explosion sociale du 1er juin 2023.

Toute stratégie de décrispation de la situation politique actuelle implique une batterie de mesures économiques et sociales fortes, à la hauteur de la crise. Il appartient aux pouvoirs publics d’apporter des solutions de nature économique et sociale, en actionnant certains leviers tels que l’incitation, la réglementation, la réduction de charges sociales et fiscales des entreprises du secteur privé, des mesures en faveur de l’entrepreneuriat des jeunes, etc.

Recommandation n°6 : Une réponse sécuritaire doit être apportée à la hauteur de la crise du 1er juin 2023

Avant les évènements du 1er juin 2023 et ceux de 2021, les forces de défense et de sécurité (FDS) jouissaient d’une bonne réputation au sein de l’opinion publique. En raison de ces derniers évènements, sa cote de popularité a été écornée du côté de l’opposition, en raison d’une possible présence de nervis dans la répression des manifestants, alors que du côté du gouvernement, le professionnalisme des FDS est mis en avant.

Quoi qu’il arrive, une enquête indépendante sous l’Autorité judiciaire devra apporter des réponses, en situant les responsabilités et sanctionner les coupables.

Il est important de rappeler que la sécurité est un droit premier des citoyens et une mission fondamentale de l’Etat stratège sur l’ensemble du territoire national. Un Etat stratège est un Etat qui réorganise ses forces de défense et sécurité, recrute, forme le personnel, le dote de moyens matériels à la hauteur des enjeux en cours, pour plus d’efficacité sur le terrain face aux troubles multidimensionnels : troubles à l’ordre public, présence d’étrangers dans les manifestations, de « forces occultes », menaces terroristes, etc.

Recommandation n°7 : Une réponse éthique à la hauteur de la crise est indispensable

Les évènements du 1er juin 2023 posent clairement la question des valeurs et des comportements dans l’espace public et, plus largement, dans la vie politique sénégalaise.

Ces évènements ont réellement montré que les comportements politiques se sont bien éloignés du « Ngor », du « Jom », du « Kersa », etc., écornant l’image du pays de la téranga.

En parallèle, le fossé existant entre certains hommes politiques arrogants et peu modestes bénéficiant de moyens financiers importants face à une partie de la jeunesse abonnée au chômage et qui ne trouve pas d’issue heureuse à leur sort, n’a fait qu’augmenter leur colère dans les rues.

Les comportements violents inacceptables observés au Sénégal ces derniers jours, consistant à tuer des civils, piller, vandaliser et brûler les biens publics et privés, doivent interpeller tous les Sénégalais pour engager une réflexion sérieuse sur la refondation de nos valeurs éthiques et comportementales.

Favoriser un discours modéré par un usage de mots privilégiant le « juste milieu », pour exprimer sa propre pensée, contribuerait sans doute à l’apaisement de la tension politique. Mais cela est un autre débat.





Maître Mohamadou Lamine Tirera
Avocat au Barreau de Paris
Docteur en Droit
Enseignant en droit public à l’Université Paris Nanterre La Défense
tirera.avocat@gmail.com