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Dimanche 14 Septembre 2008

Chapitre 6:L’offrande sacrificielle.


Samedi 15 mai 1993. La corniche longeant le flanc ouest de la ville de Dakar à cet endroit, où les eaux de l‘Atlantique viennent lécher les côtes, est peu fréquentée, comme d’habitude, en fin de semaine. Seuls quelques sculpteurs occupés à donner vie aux rochers abandonnés par la nature sur les rivages restés encore, étonnement, sauvages, troublent à peine la quiétude des lieux. On entend faiblement les coups des marteaux et des instruments des artistes s’ingéniant à donner forme aux pierres.



Ici, on perçoit, surtout, à partir de la chaussée asphaltée de l’Avenue Martin Luter King, le bruit des eaux se fracassant sur la côte. La marée haute les rend encore plus audibles. Les archives de la météo nationale enregistrent dans cet après-midi du samedi 15 ami une température de vingt neuf degrés à Dakar et indiquent une marée basse dans toute l’après-midi.

Le choix du jour et de l’heure est loin d’être fortuit. Il est un peu moins de quinze heures. Le Vice-président du Conseil constitutionnel, maître Babacar Sèye monte à bord de son véhicule de fonction, une Renault 25 immatriculée DK 9110….. Est-ce la dernière fois que le juge monte dans cette voiture, pour s’engouffrer dans cette avenue qu’il emprunte chaque jour, après son travail, pour rallier sa maison, sise dans le quartier de la Sicap ?
Ses collègues qu’il vient de quitter, en particulier, son collègue Amadou So et sa scrétaire qu’il appelle affectueusement Axa Cheikh-ce sont les dernières à lui avoir parler au Conseil Constitutionnel-, ne se doutent point que le juge ne reviendra plus jamais vers eux. Ils suffoquent littéralement à chaque fois qu’ils entendent les criminels plaider la thèse de la simulation et du meurtre impossible.

Mes confrères Tidiane Kassé et Abdourahmane Camara ont merveilleusement restitué les moments qui ont précédé la mort du juge :

« Quand Maître Sèye sort de son bureau, il était environ 14 heures 45 minutes. Juste où il passait devant le bureau de Amadou So, celui-ci ouvrait sa porte. Cette coïncidence fit sursauter le Vice-président du Conseil Constitutionnel. Au grand étonnement de son collègue à qui il ne peut manquer de confesser sa frayeur. Celui-ci lui prit la main et le ramena à son bureau. Un moment, ils discutèrent et échangèrent quelques plaisanteries, en présence de la secrétaire de Maître Sèye, qui mettait la dernière main à ses affaires. Tous ensemble, ils ressortirent (…). Apparemment, le moral lui revenait et lorsqu’ils retrouvèrent Madame Sy dans le couloir, un petit débat s’instaure entre les deux hommes pour savoir qui allait déposer la secrétaire, ainsi qu’elle l’avait demandé. [Emmène-la Amadou et prend bien soin d’elle. Et toi Awa Cheikh, il faut te mettre un foulard sur la tête (…) ». Les deux hommes et la femme empruntèrent le couloir de sortie ».
Finalement, la secrétaire de Maître Sèye laisse partir son patron et prend place dans le véhicule de son collègue, le juge Amadou So. Il était dit que Awa Cheikh Sy ne serait pas témoin de ce qui allait se passer sur la Corniche. Elle sera toute la dernière personne à qui Maître Sèye a parlé au Conseil, avant de diriger vers la mort, en lui disant :
« Awa, mets un foulard sur la tête et obéis » .

Maître Sèye était donc bel et bien vivant au moment où il quitte le Conseil constitutionnel, dans cet après-midi du samedi 15 mai 1993. Dire, comme l’ont osé affirmer certains, que Pape Ibrahima Diakhaté, Clédor Sène et Assane Diop, ont tiré sur un cadavre roulant à bord d’un véhicule, participe d’ un horrible mensonge.

Pape Ibrahima Diakhaté explique, aujourd’hui, que cette thèse est une construction de l’esprit qui le révolte au plus profond de lui-même et soutient à cet égard :

« Dès que le véhicule du juge s’est engagé, nous l’avons pris en chasse, je suis certain de l’avoir vu se retourner quand les premiers de feu tirés par Assane Diop ont retenti sur la vitre arrière de la voiture. Je l’ai vu assis quand nous avons approché sa voiture. C’est quand il s’est retourné que la balle qui l’a tué l’a atteint à la tempe. ET Assane Diop a crié à Clédor qui conduisait, avance, avance, je l’ai eu, je l’ai atteint, c’est fini.»

Nul ne disserte plus, autrement que de façon positive, sur la question de savoir, si le juge était vivant ou non au moment de l’attaque. Sauf ceux qui veulent faire croire le contraire, pour les besoins d’une défense trop tirée par les cheveux pour convaincre. Le juge était conduit, le jour du meurtre, par Abdou Aziz Ngom, alors que sa garde rapprochée était assurée par le brigadier chef de police, Momar Niang.

Ils ont été pris en chasse par une Peugeot 505. Le véhicule est à dix mètres de celui du juge, quand il est arrivé à l’intersection de l’Avenue Martin Luther King qui ceinture la côte ouest de la ville et de celle des Ambassadeurs qui sépare en parts égales le quartier de Fann-Résidence, que le drame a eu lieu. La voiture du juge s’apprette à tourner à droite, quand trois jeunes gens, préparés depuis fort longtemps à ce crime, criblent son véhicule de plusieurs balles. C’est l’horreur.


Maître Babacar Sèye est mortellement touché à la tempe gauche ainsi qu’au genou gauche. Blessé et affalé, sur la banquette arrière de sa voiture, le juge est transporté à « Hôpital Principal » de Dakar, où son décès sera constaté à quinze heures trente minutes. Du sang ! L’offrande sacrificielle, pour mettre fin à la turpitude de certains hommes politiques, mais aussi pour réfréner leurs ardeurs et leur faim insatiable du pouvoir et de ses dorures. Du sang, enfin, pour mieux faire voir à ces mêmes hommes politiques les conséquences dramatiques de leur irresponsabilité, leur faire surtout constater leur manque de jugement et de mesure dans la manière gérer les frustrations légitimes nées des défaites électorales accumulées, depuis des décennies.
Dès 16 heures, ce samedi 15 mai 1993, la mort de Babacar Sèye est annoncée dans un communiqué rendu public par le gouvernement et se concluant ainsi :
« Le décès de Maître Babacar Sèye, vice-président du Conseil constitutionnel a été constaté par les médecins qui l’ont reçu à l’hôpital à 15 heures 30 minutes (…). Les lois de la République seront appliquées dans toute leur rigueur aux auteurs et complices de ce crime, qui qu’ils soient, et quel que soit leur rang ou leur position sociale. Les services compétents sont à pied d’œuvre pour que l’enquête soit menée avec promptitude et efficacité. »

Le ton utilisé est suffisamment allusif, à l’époque, pour ne laisser aucun doute, quant aux intentions du pouvoir et sur les cibles qui sont prioritairement visées, compte tenu du contexte et du climat qui prévalent. Les soubresauts post-électoraux de l’opposition, pour reprendre une expression utilisée par l’ancien président, Abdou Diouf, qualifiant l’attitude de ses adversaires, au lendemain de sa victoire historique de février 1983, pouvent laisser penser que les commanditaires du crime se cachaient dans ses rangs de l’opposition. Les termes utilisés dans le communiqué gouvernemental trahissent un certain état d’esprit et met ainsi à nu l’apriorisme de ses auteurs.

Si certains hommes politiques ont des raisons subjectives de pousser vers le Pds et ses responsables, les enquêteurs disposent, eux, de raisons objectives qui les ont conduits, dès l’annonce du crime, à frapper à la porte des principaux leaders du Pds.

Il n’empêche, le moment choisi par ces enquêteurs rend suspecte leur démarche. Ils se lancent à la recherche de commanditaires, alors que les auteurs du crime courent encore dans la nature. A ce sujet, un ancien haut fonctionnaire de la police nationale explique :
« Nous avions toutes les raisons de convoquer les responsables du Pds pour les entendre. Quand les deux témoins oculaires, en l’occurrence le chauffeur et le garde du corps, ont donné le signalement de la voiture qui les a pris en chasse, nous avons procédé à des recoupements qui nous ont permis de faire un constat majeur : la 505 a été repérée par nos agents le matin du 15 mai dans la cour de la permanence électorale du Pds, située à l’époque, en face de l’école nationale de police. Ce même véhicule s’était garé pendant au moins une quinzaine minutes devant cette même permanence dans l’après-midi du samedi. »

Ce même officier de police ajoute :

« Nous avions mobilisé une dizaine d’agents qui, depuis l’ouverture de la campagne électorale du scrutin présidentiel, surveillaient constamment les allées, les venues et les entrées dans tous les locaux fréquentés par les responsables du Pds, et en particulier, cette permanence électorale. Par ailleurs, tous les éléments impliqués dans les événements de 1988 et qui avaient été arrêtés faisaient l’objet d’une surveillance étroite, nous savions qu’ils étaient retournés, vers Me Wade depuis la sortie du Pds du gouvernement »

Dans ces conditions, les enquêteurs tentent de convaincre qu’il était opportun et nécessaire d’interpeller Me Wade et certains de ses « frères » de parti. Cette interpellation, s’inscrit, selon eux, dans une stratégie d’investigation parfaitement justifiée, car s’appuyant sur des éléments objectifs probants qui n’ont pas jamais été dictés aux gendarmes enquêteurs par les politiques.

On peut le croire en lisant les bulletins de renseignements rédigés par les éléments de la police affectés à la surveillance des milieux proches du Pds. Les services des renseignements généraux surveillent, en effet, depuis des semaines les allées et venues de plusieurs proches du leader du Pds. Ils sont particulièrement vigilants aux enlentours du quartier général de ce parti qui grouille de monde, depuis l’ouverture des campagnes électorales du scrutin présidentiel de février et des législatives de mai 1993. Le bulletin de renseignements rédigé dans cette journée du samedi 15 mai est édifiant:

« Au cours de la surveillance du Quartier Général du Pds dans l’après-midi du 15.mai 1993, les faits suivants ont été constatés : 15 heures à 16 heures- une affluence de militants (une trentaine environ), certains debout, d’autres assis devant le portail. L’agitation qui a régné à l’arrivée de la 505 de couleur sombre a attiré l’attention. Un homme habillé en chemise kaki et portant une casquette verte a guidé le véhicule qui faisait marche arrière.
La voiture en question est repartie du Quartier Général en empruntant la sortie « Bourguiba » en direction de l’avenue Cheikh Anta Diop A noter que le même véhicule portait une protection solaire sur le pare-brise avant de couleur verte. Vers 18 heures, les éléments de la Légion de Gendarmerie d’intervention (LGI) investissent le Quartier Général, dégageant tous les militants. »

L’opinion, elle, ne disposant pas, naturellement, de telles informations est donc fondée à nourrir de fortes suspicions à l’égard des enquêteurs. Leur démarche semblait téléguidée par les adversaires de Me Wade. Et cette même opinion se montre d’autant plus sceptique que lhistoire l’a déjà trop bien instruite. Rappelons que les responsables de l’opposition ont été arrêtés, en 1988, dès le lendemain du scrutin du 28 février. Pouquoi ne pas rééditer le coup ?
En tout état de cause, la piste du Pds est, aux yeux des enquêteurs, la plus crédible et est donc l’unique qui vaille d’être explorée. La machine judiciaire se lance alors à la recherche des commanditaires, en attendant de mettre la main sur ces criminels.
Les journalistes du quotidien Walf Fadjri titrent en première page, sur cinq colonnes, dans l’une de leur édition :
« L’étau se resserre autour de Wade. »1

Abdoulaye Wade est furieux et menace de porter plainte contre le journal. Il se rétracte. Ce fut un simple coup de bluff. En réalité Wade n’aurait jamais risqué une telle avanture judiciare car il avait trop besoin des média, pour tenter une opération susceptible de lui aliéner leur sympathie, en cette période-là. Il n’ira pas au-delà de ses vélléités, très vite remisées.

Le titre barrant la « Une » le journal est justifié par les premières déclarations de Clédor Sène qui venait de mettre en cause Me Abdoulaye Wade, en le désignant, lui et son épouse, comme étant les mains qui ont armé les bras de ses camarades. La déposition de Clédor Sène devant les enquêteurs de la Birgade régionale de la sureté de l’Etat (Bms) qui l’ont cueilli à Farafégné, est accablante contre les responsables du Pds. Nous avons relu et commenté cette déposition dont, nous avons obtenu copie, avec des officiers de police.
Un ancien membre des équipes d’enquêteurs nous explique, qu’après son arrestation en Gambie, Clédor Sène est immédiatement transféré à Kaolack par les éléments de la brigade régionale mobile de la sécurité d’Etat. Là, il a été interrogé une première fois par les policiers. L’un des gendarmes qui l’ont, ensuite, reçu a été particulièrement surpris par la disponibilité de Clédor Sène et sa propension à se confier et à s’épancher sans aucune réserve. Cette disponibilité a été telle, qu’il est rapidement devenu, moins de quarante huit heures après son arrestation, un « collaborateur » privilégié de l’enquête. Son élan a pu amener les enquêteurs à commettre quelques maladresses ou imprudences qui ont été d’ailleurs exploitées par les avocats de la défense lors du procès.

Un ancien enquêteur déclare :

« Le colonel Diedhiou, je crois, avec l’accord des autorités de l’époque avaient décidé de l’installer dans le logement de son adjoint à Thiong, le colonel Coly Ndiaye Cissé qui assume aujourd’hui les charges de commandant en chef de la gendarmerie territoriale nationale. Ce dernier ne semblait pas d’ailleurs d’accird avec cette approche de la collaboration voulue entre l’enquête et le suspect. Le colonel dont la famille était encore restée à Mbao à la Légion de gendarmerie d’intervention (Lgi) n’occupait pas son logement de fonction à Thiong. Clédor y était installé et bénéficiait de soins particuliers. Il avait droit à une nourriture de choix qui lui était livrée par un traiteur. »


L’enquêteur souligne la verve avec laquelle Clédor déclinait son identité et expliquait, dans les détails, l’opération ayant conduit à l’assassinat de Me Sèye. A la première question des enquêteurs lui demandant de décliner son identité, Clédor Sène répond :

« Je me nomme Amadou Clédor Sène. Je suis né le 3 avril 1963 à Dakar, de Abdoulaye et de Khady Guèye. Je suis informaticien, moniteur de collectivités éducatives et comptable en chômage. Je suis domicilié Route du Front de Terre, en face de la caserne de Gendarmerie. Je suis célibataire sans enfant. Je suis de religion musulmane, de nationalité sénégalaise. Je suis de l’ethnie ouolof, que je parle couramment. Je suis titulaire du baccalauréat de la série B que j’ai obtenu en 1982, alors que j’étais élève au Lycée Limamoulaye de Guédiawaye. »

Après, révèlent nos sources, le suspect n’a pas arrêté. Il anticipait même dans ses réponses les questions des enquêteurs. Un brin vantard, Clédor Sène, expliquent nos interlocuteurs, se plaisait à se présenter, en laissant l’impression qu’il désirait que les gendarmes le prennent pour un révolutionnaire sérieux, n’ayant rien à voir avec les jeunes désoeuvrés casseurs de bus et cabines téléphoniques. Il expliquera aux enquêteurs qu’il était assez bien né et vivait dans une famille heureus et harmonieuse :

Je m’exprime couramment en anglais, langue que j’ai apprise au British Institut de Dakar. J’ai séjourné 5 ans au Togo où mon père, fonctionnaire international de l’Unicef, était en poste, plus précisément à Lomé. D’ailleurs, je m’exprime couramment en leur langue nationale togolaise, le mina. Je sais conduire les voitures automobiles. Je suis titulaire du permis de conduire de la catégorie applicable aux poids légers (B). Je suis titulaire d’un passeport sénégalais SN 185 281/SN délivré le 26 juillet. Avec ce document, j’ai séjourné pendant 15 jours aux Etats-Unis d’Amérique dans le courant du mois d’août 1991.
Je ne suis titulaire d’aucune décoration ou distinction honorifique. Je ne souffre, à ma connaissance de maladie contagieuse ou affection psychiatrique. »

Clédor Sène poursuit ses explications et en vient au véhicule qui a servi à commettre le crime. Et là, il fait des révélations aux enquêteurs et commence à établir un lien « heureux », en tous les cas, des liens espérés par les gendarmes enquêteurs, guêtant le moindre indice susceptible de le rattacher à Me Wade :

Comme j’ai déjà indiqué, je dispose d’une voiture de marque Peugeot, de type 505, que j’ai achetée en République de Gambie, le 24 février 1993. Cette voiture immatriculée sous le numéro G2 A 6129 m’a été vendue par le sieur Ibrahima Ndiaye, officier de police gambien. C’est donc avec ce véhicule, que j’allais me rendre, dans la journée du 18 du mois courant, à Banjul. Pour la circonstance, j’ai voyagé avec mon ami, Pape Ibrahima Diakhaté, dans le but de faire renouveler mon passavant. Ce titre m’avait été délivré le 21 avril 1993, à la suite du « laissez-passer », que la douane gambienne m’avait octroyé. Ainsi, le délai étant dépassé, je me devais d’obtenir de la douane sénégalaise, son renouvellement.
S’agissant de ce véhicule, le vendeur me l’a cédé à 45 000 dallasis, soit près d’un million deux cent mille francs que j’ai payé comptant. L’acquisition de cette 505, dans ce pays, m’a été dictée par un souci d’économie. En fait, une telle voiture à ce prix, apparaît intéressante comparé à son prix sur le marché sénégalais. C’est la raison essentielle qui m’a amené à me payer ce véhicule en République de Gambie et non dans mon pays.
J’avoue que c’est le nommé Samuel Sarra que j’ai connu par le biais de Maître Abdoulaye Wade, qui m’a débloqué la somme de 2 000 000 Frs Cfa, montant avec lequel j’ai pu acheter la voiture en question. Je précise que ces fonds m’ont été remis au domicile, et en présence de ce dernier. Revenant sur ce voyage que j’étais en train de faire, je me dois de préciser qu’il n’a pu être effectif, parce que interpellé à mi-chemin par les Services de police gambiens et sénégalais».

Un ancien enquêteur, soutient que Clédor Sène a confirmé, sans réserves, ce que leurs équipes d’enquêteurs savaient déjà, compte tenu des recoupements auxquels la police avait procédés, avant l’arrestation de cet élément-clé. Il ajoute : « Clédor Sène n’a eu aucune difficulté, devant nous, à établir de façon formelle la relation avec maître Wade et pour situer la responsabilité de ce dernier dans l’achat du véhicule qui a servi pour commettre le crime ». Il a aussi fait aux enquêteurs un récit précis de la journée du mardi 18 mai 1993, soit trois jours après le crime, journéa au cours de laquelle, lui et son ami Pape Ibrahima Diakhaté, se rendaient en Gambie :

« Hier, mardi 18 mai 1993, j’ai quitté Dakar aux environs de 14 heures pour me rendre à Banjul. Ayant calculé par la suite que le bac de Bara allait effectuer sa dernière traversée à 19 heures 30 minutes, j’ai préféré passer par Farafégnié dont le ferry de Soma effectue sa dernière liaison à 21 heures. Dans la précipitation, arrivé à Keur Ayib, je ne me suis pas arrêté au poste de police, non pas que je voulais me soustraire aux formalités d’usage, mais plutôt par ignorance, croyant que c’est à la douane gambienne que j’avais affaire.
Ainsi, une fois de l’autre côté de la frontière que j’avais traversée vers 20 heures, les éléments de la police sénégalaise de Keur Ayib m’ont rejoint au poste de douane de Farafégnié. Pendant ce temps, les Gambiens me reprochaient de conduire une voiture à l’immatriculation de leur pays avec un permis sénégalais. Je signale au passage que j’ai pu régler ce problème en leur offrant comme dessous de table, la somme de 10 000 francs Cfa. Je tiens à préciser que mon compagnon et ami Pape Ibrahima Diakhaté était dans la voiture. »

C’est Clédor Sène, lui-même, qui indique aux enquêteurs comment Pape Ibrahima Diakhaté qui était avec lui en territoire gambien a pu échapper aux mailles des filets des policiers sénégalais et de leurs collègues gambiens qui ont procédé à son arrestation. Et il leur révèle, en même temps, le nom de l’assassin avec qui Diakhaté a opéré, en l’occurrence Assane Diop. La police avait déjà identifié Pape Ibrahima Diakhaté et Ousmane Sène dit « Tenace » comme d’éventuels suspects, compte tenu de leur implication dans les événements de 1988.

« Quant à Assane Diop, son nom était encore totalement inconnu des fichiers de la police. Il n’était impliqués des casses de 1988 », soutient un ancien membre de la Division des investigations criminelles de la plolice. Clédor confirme cela dans sa déposition :

« (…) Sur ces entrefaites, pendant que les policiers gambiens, à leur tour, me posaient un problème de procédure sur mon permis qu’ils voulaient transmettre au Tribunal, leurs collègues Sénégalais sont arrivés. Je tiens à relever que presque au même moment, des responsables de la Police de Farafégnié, habillés en civil, m’ont intimé l’ordre d’immobiliser le véhicule. Cette injonction a été réitérée par leurs collègues sénégalais. Ces derniers étaient au nombre de trois. Cette attitude des policiers a éveillé en moi, un sentiment de crainte, voire d’une arrestation. C’est ainsi, ayant ce pressentiment, que j’ai demandé à mon ami de se sauver.
Il est évident que vous êtes en droit de vous poser la question de savoir ce qui m’a poussé à alerter Pape Ibrahima Diakhaté. La raison est bien simple. Je tenais à limiter les dégâts dès lors que nous étions trempés dans l’assassinat de Maître Babacar Sèye. Cet évènement est survenu dans l’après-midi du 15 mai 1993. D’ores et déjà, je précise qu’au-delà de Pape Ibrahima Diakhaté et moi, il y a l’ancien militaire des Forces Armées Sénégalaises, Assane Diop. Il habite à Rufisque, dans le quartier Thiawlène, chez ses parents. Toutefois, il a loué une chambre à Bargny, près de la gare ferroviaire. Son épouse, Woré Fall y vit avec lui. Dès l’abord, je tiens à préciser que je ne suis membre d’aucune formation politique. Je n’ai jamais milité dans un parti et je ne le ferai jamais. Je tiens à ma liberté d’opinions et de jugement pour me soumettre à une discipline de Parti, ni même me soumettre à une idéologie donnée. Cette conception de voir les politiques pour ma part, a rencontré les mêmes sentiments que chez mes amis Pape Ibrahima Diakhaté et Assane Diop. »

La bande des trois suspects s’est formée dans des circonstances particulières, que Clédor Sène dit se « garder de révéler dans leurs détails aux enquêteurs. Il n’en explique pas moins que :

« Voilà comment je les ai connus. C’est dans des conditions et circonstances particulières que je me garde de révéler, que j’ai noué amitié avec le nommé Assane Diop. A cette occasion, il m’a fait comprendre qu’il avait déjà effectué son service militaire et disposé d’une bonne instruction en la matière. A mon niveau, j’ai réussi à lui faire épouser ma perception des choses tels :
- le pillage de nos ressources halieutiques avalisé par les autorités du pays ; l’absence de justice sociale dont l’exemple le plus frappant fut le détournement des fonds de la Croix Rouge sénégalaise, qui a subi un préjudice de plus d’un milliard et demi qui avait pourtant fait l’objet d’un rapport de l’Inspection Générale d’Etat. »

Le récit que Clédor Sène livre aux enquêteurs, révèle un homme qui semble adhérer à un projet politique et décidé à prendre les armes pour assurer son triomphe. Etonnement, ce projet épouse dans ses grandes lignes le discours de l’opposition de l’époque et reprend, pour l’essentiel, dans sa partie où il critique le régime en place, les griefs formulés par les grands responsables politiques et adversaires, de l’époque, du Président Abdou Diouf. Clédor explique comment il comptait, lui, et ses amis faire pour arriver à leur fin : le changement de régime:
« Pour ce faire, nous avons obtenu des armes automatiques achetées au lieu dit « Keur Serigne », 74, Avenue Blaise Diagne à Dakar. Il s’agit :
- de 2 pistolets automatiques de marque soviétique, de calibre
9 mm « court ». Il est aisé de constater sur la crosse de ces deux armes, une étoile de couleur rouge bordeaux. Ces deux armes ont été achetées par le sieur Modou Kâ, militant du PDS, originaire de Ndande, dans le courant du mois de Janvier 1993. Chaque arme était dotée d’un chargeur muni de huit cartouches au prix de 80 000 F Cfa
- d’un pistolet automatique, de calibre 7,65 mm de la manufacture d’arme de Chatellerant (Mac). C’est moi-même qui l’ai acheté au prix de 80 000 F Cfa avec son chargeur garni de huit cartouches au même endroit. C’était vers la fin du mois de Février 1993
- d’un pistolet automatique de calibre 9 mm « Long » Mac. Il m’a coûté 90 000 F Cfa avec son chargeur. C’est la même personne qui me les a vendues avec quelques jours d’intervalle. Sans connaître son nom, je suis en mesure de le reconnaître et de vous conduire à l’endroit sus-évoqué.
Je précise que c’est le même individu qui a également vendu les deux armes de marque soviétique à Modou Kâ, en ma présence. Pour la première fois que je me suis allé vers lui pour acheter les pistolets, la même personne m’a vendu un paquet contenant 25 cartouches de 7,65 mm « long ». J’y suis retourné au mois de mars 1993 pour acheter 10 cartouches de 9 mm « court » au prix de 1000 Frs l’unité et 9 mm « long » au prix de 500 francs l’unité. Je précise que les 9 mm proviennent de la Guinée Bissau ; d’ailleurs on en trouve difficilement sur le marché local.
C’est le nommé Modou Sy qui m’a remis au courant du mois de janvier 1993, la somme de 500 000 F Cfa, destinée à l’achat des armes. Cette remise a eu lieu au domicile de sa sœur ou sa cousine à Derklé. Je ne connais pas le nom de cette dernière, mais je suis en mesure de la reconnaître de même que son domicile. Mody Sy est candidat député sur la liste nationale du PDS. Nous avons longtemps discuté d projet en question : avant, pendant et après les élections. Pendant les campagnes électorales, nous nous en servions pour assurer et renforcer la protection rapprochée de Maître Abdoulaye Wade. Chacun de nous trois détenait une arme et la quatrième était gardée par Assane Diop. »

Le projet porté par Clédor Sène et ses amis, doit, nécessairement, triompher avec l’avènement du « Sopi » au pouvoir. Mais voilà, le Conseil constitutionnel, mais non les électeurs sénégalais à leurs yeux, a contrarié leur objectif, d’abord à l’élection présidentielle en février, et ensuite, aux élections législatives de mai. Et Clédor Sène d’expliquer qu’il fallait alors agir pour l’arrêter:

« Par la proclamation des résultats de l’élection présidentielle et face à la contestation de celle-ci par le Pds, nous avons pensé aux législatives, pour que les choses se passent normalement. Nous en voulions au Conseil Constitutionnel dans sa globalité. A nos yeux, on en voulait surtout à Youssou Ndiaye dont l’élimination physique avait été envisagée en un moment donné.
Maître Wade, informé de ce projet, nous a indiqué que « ce serait une bonne chose ». Toutefois, nous avons fini par changer de cible. L’objectif était difficile à réaliser du fait de la localisation de son domicile situé à côté du Palais et de l’itinéraire défavorable, puisque se trouvant en zone à forte circulation automobile. Nous l’avons suivi pendant trois jours avec un véhicule pris en location à Touba Location de voitures, au 11 Rue Raffenel angle Faidherbe, pour la période du 2 au 5 mars 1993. Il s’agit d’une Citroën Ax immatriculée DK 6585 F. C’est moi-même qui conduisais. C’est Diakhaté qui m’a tenu compagnie et qui devait tuer Youssou Ndiaye. Nous l’avons suivi une fois à l’aller et une fois au retour. Nous avons rendu la voiture. C’est Maître Wade en personne qui m’a remis en mains propres la somme de 300 000 F Cfa. J’ai payé 97 000 F Cfa, un peu moins de 100 000 F Cfa.

Clédor se veut sans nuances, sur le choix de leur cible du 15 mai 1993 :

« Devant l’impossibilité de réaliser cet objectif, Maître Wade nous a orientés. C’était pendant la campagne électorale des législatives, à son domicile. Au cours de l’entretien, il nous a demandé de cibler Maître Sèye qu’il fallait liquider avant la proclamation des résultats. A ses yeux, celui-ci était le personnage le plus influent du Conseil Constitutionnel et était entièrement acquis à la cause du Ps, dont il fut le militant pendant cinquante ans (50 ans). C’est Maître Wade en personne qui nous a indiqué son domicile sis à Dieuppeul. Ce jour là, j’étais avec Diakhaté autour de lui. Avec mon véhicule, j’ai fait la reconnaissance. »

Après la désignation de la cible, le reste n’est plus qu’une question de jour et d’organisation de la filature et du guet-apens qui conduisentt à la mort du juge. Clédor raconte tout aux enquêteurs dans son procès verbal d’audition d’une manière détaillée :
« Pendant la journée, nous l’avons pris en filature dans les deux sens, du Conseil Constitutionnel à son domicile. Dès le premier jour, nous avions identifié son véhicule de marque Renault 25 immatriculé DK 9110 G. Comme il avait l’habitude de quitter à 9 heures, on se pointait dès 6 :30 minutes, soit sur l’avenue Bourguiba, avant son domicile en allant vers le rond-point, soit sur une rue adjacente à partir de laquelle on pouvait voir sa maison. Pendant les deux premiers jours, les filatures n’ont rien donné parce que le véhicule déposait les enfants à l’école.
Par la suite, nous avons su que c’est vers 9 heures qu’il sortait pour le Conseil Constitutionnel qu’il quittait vers 14 heures. On n’a pas réussi à trouver un moment favorable à l’exécution de notre projet, soit parce que c’est l’intéressé empruntait un itinéraire trop fréquenté, soit il prenait une autre direction. Malgré ces obstacles, nous n’avons pas désarmé. Le samedi 15 mai 1993, nous avons quitté Dakar vers 11:00 heures pour nous rendre à bord de mon véhicule à Sébikhotane, au verger de mes frères Idy et Fallou Sène pour y chercher des mangues. En quittant chez moi, je suis passé prendre Pape Ibrahima Diakhaté chez lui à Derklé, puis Assane à Bargny. Vers 14 heures, nous avons quitté le verger pour nous renter à Dakar, dans le but de réaliser le forfait. »

L’heure fatidique approche. Me Sèye travaille, comme à l’accoutumée au Conseil constitutionnel sans se douter naturellement de rien. La crainte autour des juges du Conseil Constitutionnel est telle que chaque membre de ce Conseil était en permanence accompagné d’une garde rapprochée. Celle de Maître Sèye ne servira à rien dans cet après-midi du 15 mai 1993. Elle n’a même pas eu le temps de réagir. Les deux assassins et leur conducteur l’attendent sur le chemin du retour. Ils étaient et se sont dans une position pour ne pas surtout rater leur cible désignée. Clédor Sène explique :

Ayant toujours nos armes avec nous, nous avons fait un tour au Conseil Constitutionnel où nous avons aperçu son véhicule au niveau du parking intérieur. Nous nous sommes plaqués d’abord à côté de l’Ambassade du Brésil sur le Boulevard Martin Luther King. Une heure de temps après, ne voyant pas venir, on a pensé qu’il avait emprunté une autre voie et nous sommes retournés au Conseil Constitutionnel où se trouvait son véhicule. Nous avons changé d’emplacement pour nous mettre sur la rue menant vers l’ENSUT.
Aux environs de 15 heures 20 minutes, sa voiture est passée et nous l’avons aussitôt pris en filature. C’est moi-même qui conduisais, Assane Diop qui était à mes côtés avait deux armes un PA 9 mm long et un PA 9 mm court. Quant à Pape Ibrahima Diakhaté, il était assis juste derrière Assane Diop et détenait un PA 7,65 mm et un PA 9 mm court. Toutes les armes étaient en position de tir. Un écart de 4 à 5 mètres nous séparait de son véhicule qui roulait à 80 kilomètres/heure environ. Maître Sèye avait pris place sur le siège arrière, côté droit, et devant lui, était assis son garde-corps. Je précise qu’ils étaient trois à bord. »

Les tueurs ont leur cible à portée de balles. Celle-ci vit ses derniers moments. Rien ne semble pouvoir arrêter cette machine infernale de la violence qui semble s’enclencher avec une rare intensité dans son mouvement. La bande de trois jeunes gens est-elle consciente de ce qu’elle est en train de faire ? En tous les cas, elle en est arrivée à commettre l’irréparable. Comme l’explique, si bien, dans sa déposition faite aux enquêteurs le 19 mai 1993, Clédor Sène, lui-même :

« A l’approche de l’Avenue des Ambassades son chauffeur a ralenti et a signalé pour indiquer son changement de direction à droite. C’est en ce moment précis qu’Assane qui était devant a tiré sur la lunette arrière en tentant d’atteindre Maître Sèye. J’ai ralenti à hauteur de sa voiture dont le flanc gauche était à notre portée. Assane a continué à tirer de même que Diakhaté qui a utilisé simultanément les deux armes qu’il avait. Assane et Diakhaté ont vidé chacun leur chargeur. L’une des armes détenues par Diakhaté s’est enrayée dès le troisième coup. Assane était convaincu d’avoir atteint l’objectif. J’ai accéléré pour continuer sur le Boulevard Martin Luther King en direction de la stèle Mermoz, en passant l’étude de Atépa Goudiaby. Nous avons traversé le quartier Mermoz pour nous engager sur la Voie de Dégagement Nord (Vdn). Arrivé à hauteur du Camp Leclerc, nous avons stationné sous un manguier. »

Ainsi naquit l’ « affaire maître Sèye ». Elle plonge le pays dans l’émoi et la stupéfaction. Personne, jusqu’ici, ne croyait que le Sénégal, qui a toujours voulu s’offrir en exemple en Afrique, pouvait en arriver-là. Même dans les pays africains où les élections ont souvent drainé des violences extrêmes, on en était jamais arrivé à une telle cruauté, en tuant un juge, parce qu’il a été simplement suspecté de partialité dans le traitement des contentieux électoraux. Le modèle présente, un hideux visage au continent. Le forfait commis, les tueurs s’emploient à faire disparaître tous les éléments qui peuvent les compromettre. Clédor Sène explique :

« Nous avons remis les plaques d’immatriculation que nous avions enlevées aussitôt après nous être assurés de la présence du véhicule de Maître Sèye. Nous avons profité de ce moment pour jeter les trois douilles retrouvées dans le véhicule. De là, j’ai déposé Diakhaté à Derklé puis Assane à l’avenue Bourguiba pour qu’il prenne le bus vers la Cité des Eaux. Juste à côté, j’ai déposé le véhicule chez un laveur et j’ai pris un taxi pour aller dans un télécentre situé sur la Route du Front de Terre vers Khar Yalla. J’ai appelé à la rédaction du journal Sud Quotidien pour revendiquer l’attentat au nom de « l’Armée du Peuple ». . Il s’agit d’un message improvisé qui a été intégralement reproduit par ledit journal. Je me rappelle avoir, auparavant, tenté le même appel au niveau d’un télécentre situé à Dieuppeul, non loin de l’école Saldia. Mais celui qui m’avait reçu m’avait invité à patienter, le temps de mettre en rapport avec un journaliste. J’ai raccroché en lui promettant de rappeler. Pour changer le timbre de ma voix, j’ai pris un mouchoir qui m’a servi de tampon. J’ai également appelé le journal Wal Fadjri pour passer le même message ainsi que l’agence Française de presse dont la ligne était inaccessible. Après avoir passé les messages, je suis retourné chez Diakhaté et, ensemble, nous sommes allés dans un bar à l’enseigne « chez Niouky » sis au quartier Derklé, en face de l’école Voltaire pour prendre un pot. J’ai pris un double Pastis et Diakhaté une bière Flag. Nous avons quitté le bar vers 18 :20 minutes pour aller chez moi. Je l’ai laissé dans ma chambre pour récupérer mon véhicule. A mon retour, nous sommes restés ensemble à la maison et c’est là que nous avons appris, par la radio, la mort de Maître Babacar Sèye. Nous avons senti une satisfaction intérieure d’avoir réussi notre objectif. »

C’est le moment de rendre compte aux commanditaires de l’assassinat. Dès sa première audition, Clédor Sène explique aux enquêteurs, comment ils ont procédé et à quel moment ils ont rencontré Abdoulaye Wade, chez lui, la nuit-même du crime, au-delà de vingt deux heures, pour lui dérouler le film des événements et les circonstances dans lesquelles sa bande et lui ont assassiné maître Sèye.
« Diakhaté est parti vers 19 :30 minutes et vers 21 :00, je suis allé le chercher. Ensemble, on s’est rendu chez Maître Abdoulaye Wade. A notre arrivée, l’un des gardes de corps, Lamine Faye, que nous avons rencontré, nous a dit que Maître Abdoulaye Wade était absent et quand nous avons insisté, il a fini par dire qu’il était là, mais qu’il ne pouvait pas m’introduire. Il en a parlé à son épouse. Viviane qui nous a conduits auprès de Maître Wade. Nous lui avons rendu compte alors qu’il était seul. Il semblait visiblement satisfait, mais n’a rien dit de plus. Nous avons quitté pour nous rendre en ville, au night club Africa, sis rue de Thiong, où nous sommes restés à consommer jusqu’à deux heures du matin. Puis, nous sommes allés nous coucher.
Après le forfait, Assane Diop est parti avec les deux armes qu’il avait utilisées. Quant à Diakhaté, il en avait fait de même avec les deux autres qu’il avait gardées je ne sais où. Quand nous avons appris l’arrestation de Maître Abdoulaye Wade, on a décidé de nous séparer des armes, pour éviter toute compromission. Assane Diop les aurait jetées en mer

Le suspect principal, Clédor Sène, jusqu’ici, considéré comme le cerveau du complot fait aussi aux enquêteurs l’historique de ses relations avec celui qu’il désigne, dans son procès-verbal d’audition, comme étant le commanditaire de l’assassinat, en l’occurrence, Abdoulaye Wade.

« Je me suis rapproché de Maître Abdoulaye Wade à la suite des évènements de 1988, au cours desquels, j’ai été arrêté en même temps que mes amis Ameth Guèye et Ousmane Sène, Pape Ibrahima Diakhaté ayant réussi à prendre la fuite. »
A notre sortie de prison en 1991, sans que je sache que mes poursuites constituaient pour lui une préoccupation, il m’a reçu à son domicile. J’étais avec Ousmane Sène et Amath Guèye. Au terme de l’entretien, il accepté de nous aider financièrement sur notre demande pour la création du Groupement d’intérêt économique (Gie). Nous étions intéressés par la pêche. Je puis vous dire que faute d’études de faisabilité et de financement, ce projet n’a jamais vu le jour. Je précise que Maître Abdoulaye Wade était alors Ministre d’Etat. La plupart de nos rencontres se déroulaient à son domicile ou à son Cabinet ministériel. S’agissant du même projet, Maître Abdoulaye Wade a eu à confier personnellement son étude à un de ses conseillers, dénommé Camara. Pour des problèmes de divergences, le projet a été retiré des mains de ce dernier et confié à un Cabinet spécialisé, la Panafricaine de Consultations et de Conseils, sis Rue Tolbiac. C’est toujours Me Wade qui m’a mis en rapport avec ce cabinet. L’autre facette de nos relations s’est dessinée à l’approche des élections présidentielles et législatives de cette année. Sans que je ne me souvienne exactement du jour et du mois, mes deux amis Assane Diop et Pape Ibrahima Diakhaté et moi, sommes allés au domicile de Maître Abdoulaye Wade sis au Point-E. C’est aux environs de 19 :00 heures. Dans son bureau, nous lui avons demandé s’il pouvait avoir besoin de nos services. En clair, il s’agissait de savoir si le Parti Démocratique Sénégalais voulait, par notre entremise, avoir un bras armé. Je précise plutôt que c’est Maître Wade même et non le PDS en tant qu’entité qui nous l’avait demandé. Encore une fois, il n’y avait aucun témoin autre que lui et nous-mêmes. Avant de le quitter, Maître Wade nous a invités à réfléchir sur la question et de lui faire des propositions. Dans le cadre de cette affaire, aucun écrit ou rapport n’a été établi, tout se faisait verbalement. Plus tard, nous sommes revenus avec des propositions. Elles visaient l’acquisition d’armes automatiques et de logistiques pour renforcer d’abord sa sécurité et pour réaliser nos activités séditieuses au besoin. »

Les relations de la bande des trois assassins avec Madame Viviane Wade, sont également évoquées devant les enquêteurs, par Clédor Sène qui se montre, sans aucune contrainte, très disponible pour collaborer, précise l’ancien membre des équipes d’enquête que nous avons interrogé. C’est Clédor qui affirme :
« Le mercredi 3 février 1993, Madame Viviane Wade, conformément aux instructions de son mari, m’a remis la somme de 500 000 F Cfa. Cette remise de fonds s’est déroulée dans leur salle de séjour sans témoin. Je signale que Maître Wade était absent de Dakar, pour avoir commencé sa tournée électorale à l’intérieur du pays. Ces 500 000 F Cfa viennent s’ajouter aux 500 000 F Cfa que nous avions reçus du nommé Mody Sy quelques jours auparavant. C’est avec les 500 000 F Cfa remis par Mody Sy, que j’ai acheté les quatre pistolets déjà évoqués. Par la suite, et seul pendant la campagne des Présidentielles, Maître Wade m’a présenté à son ami Samuel. Je ne connais pas le nom de ce dernier ni son adresse exacte à Paris en France. Je précise que Samuel était Sénégalais travaillant dans une multinationale ayant son siège à Paris, sans autre précision. Je sais que Samuel a une tante qui habite la Sicap Amitié 2 où je pourrais vous conduire. C’est Samuel qui, en présence de Maître Abdoulaye Wade m’a remis 2 000 000 F Cfa destinés à l’acquisition d’un véhicule de service, c’est-à-dire pour nos besoins de nos déplacements. »

Tout juste après l’assassinat de Me Sèye, certaines informations qui se révèlent, par la suite erronées, laissent entendre que le véhicule qui a servi aux tueurs a été exclusivement, payé à cet effet. Cela est inexact, comme le confirment les propos de Clédor Sène :
« C’est moi-même qui ai entrepris les démarches en Gambie pour l’achat du véhicule dont l’acte de vente est établi au nom du Gie ACROPOMER (Agence de Commercialisation des Produits de la Mer). L’entretien du véhicule et l’achat du carburant sont supportés par les montants reçus des personnes citées plus haut. Chaque fois que nous avions besoin d’argent, nous nous adressions à Maître Wade où à ses mandataires. Je tiens à préciser que c’est nous qui déterminions le montant. Contrairement à ce que l’on peut penser, les autres membres du Pds ou plutôt responsables, en dehors de ceux que je viens de citer, ne sont pas au courant de nos différents projets. Par conséquent, Maître Ousmane Ngom et Jean Paul Dias ne sont en rien impliqués dans cette affaire.
S’agissant des autres formations politiques, mon groupe n’entretient aucun rapport avec elles. Notre groupe a été baptisé « Armée du Peuple », le jour où le domicile de Youssou Ndiaye, Président du Conseil Constitutionnel a été déclaré attaqué. Ces propos d’attentat à ce domicile ont été véhiculés par la presse. En réalité, il n’y a pas eu d’attaque contre le domicile de Youssou Ndiaye. Aucun coup de feu n’y a été tiré. Il s’agissait beaucoup plus pour mon groupe, de créer la psychose de l’attentat, que de viser des vies. Le journal Sud Quotidien qui s’en est fait l’écho, s’est basé sur mon appel téléphonique du 15 mars 1993 à minuit, quinze minutes. J’ai sonné à leur numéro 22 53 93 pour leur annoncer la nouvelle à partir d’une cabine à cartes située sur l’Avenue du Président Lamine Guèye en face de l’ex Bata. »

Comme le souligne Clédor Sène, les membres d’un mystérieux mouvement, dénommé l’Armée du peuple, appellent à la rédaction de Sud quotidien, à laquelle j’appartiens depuis une vingtaine d’années, pour revendiquer le crime du 15 mai 1995. Cette revendication semble peu crédible. La rédaction a, en effet, un sérieux doute sur l’existence d’une organisation de cette nature au Sénégal. Une organisation, de surcroît, assez structurée et capable de mener des activités soutenues et d’envergure sur le long terme comme le prétendent les auteurs des appels. Elle pense qu’il s‘agit, ni plus ni moins, d’un bluff émanant d’un groupuscule qui veut donner de l’éclat et de l’envergure à ses actions. Clédor confirme les sentiments que les journalistes de la rédaction ont, quand il déclare aux enquêteurs qui l’interrogent ce 19 mai 1993 que:

« Cette « Armée du Peuple » est composée de 5 membres, Mody Sy, le pourvoyeur de fonds, Modou Kâ, qui s’occupe de l’armement, Pape Ibrahima Diakhaté, Assane Diop et moi-même. Nous l’avons baptisé ainsi pour donner plus de poids à nos messages. Il s’agit là d’une armée psychologique plutôt que d’une organisation structurée. Je n’ai jamais visité l’Algérie. Cependant, j’ai séjourné au Maroc comme vous pouvez le constater à la page 30 de mon passeport où son apposés les cachets d’entrée et de sortie de ce pays. J’ai visité ce pays dans le cadre des activités socio-éducatives, comme encadreur de colonies de vacances en 1991. J’ajoute qu’un autre mouvement baptisé « Front de Libération du Peuple Sénégalais » a également revendiqué le même attentat. En ma qualité de porte-parole de « l’Armée du Peuple », je puis signaler que ce n’est pas notre organisation qui a donné ces différentes appellations de groupes armés. Dans mon esprit, les fossoyeurs tentent soit de multiplier les pistes, soit d’exploiter l’évènement en leur faveur. A la lumière des révélations que je vous ai faites tout au long de l’enquête, vous pouvez dès lors savoir la paternité de cet attentat. Il vous est loisible de vérifier, tout ce que je vous ai dit. Je suis bien informé de l’existence du journal « Telex confidentiel International » qui est une société comme le journal « Jeune Afrique ». Cependant, notre organisation ne l’a jamais saisi pour revendiquer la paternité de l’attentat. »

Clédor qui se présente, dès le départ de l’affaire, comme le cerveau et le chef militaire de cette mystérieuse organisation, finalement, peu crédible n’a jamais subi de formation militaire. A cet égard, il avoue :
« Je n’ai subi aucune formation militaire. Mais par intérêt, j’ai su profiter de l’expérience militaire de mes amis Assane Diop et Pape Ibrahima Diakhaté. Ce dernier est reconnu de son unité d’origine (le groupement Commando) comme ayant de bonnes dispositions aux tirs de fusil. Par ailleurs, il était dans une section spéciale. Quant à Assane Diop, il fut transmissionnaire et s’était signalé dans les compétitions de tirs au pistolet. C’est eux qui m’ont appris à manier les armes du genre pistolet. Je sais démonter et remonter un pistolet. Je me suis entraîné à trois reprises en compagnie de mes amis.
Il s’agissait plus spécialement de tirs effectués sur un baobab où nous précisions nos cibles, dans la forêt classée de Mbao, dont les arbres sont constitués pour la plupart d’anacardiers. C’est par mes propres recherches que j’ai obtenu le numéro d’immatriculation de la voiture de Maître Babacar Sèye. Il s’agit d’une Renault 25 de couleur marron. Quant aux adresses domiciliaires, c’est Maître Wade qui me les a communiquées. C’est aux environs de 21 heures30 minutes que je suis allé au domicile de Maître Wade, en compagnie de Pape Ibrahima Diakhaté. Abdoulaye Wade était habillé d’une tenue traditionnelle de couler bleu clair. Il s’agit d’un « diam pout » et de son pantalon indigène aux rayures verticales brillantes. Je n’ai pas prêté attention à la tenue vestimentaire de Madame Viviane Wade. Quant à Lamine Faye, il portait un ensemble « jean » de couleur sombre, mais pas noire. »

Pape Ibrahima Diakhaté se demande jusqu’à aujourd’hui comment ils ont pu aussi vite, tomber dans les filets des policiers. Il a au moins une idée. Il pense, en effet, qu’un homme, en fait, le garde pénitentiaire qu’ils ont pris sur la route, entre Mbour et Kaolack, au moment où ils se rendaient en Gambie, a alerté les policiers sénégalais qui se sont, ensuite, lancés à leur trousse. C’est Clédor qui donne aux enquêteurs le nom de celui que Pape Ibrahima Diakhaté désigne comme leur mouchard probable, selon Diakhaté :

« En cours de route, j’ai pris au passage un agent de l’administration pénitentiaire qui se rendait à Kaolack. Il c’était un nommé Insa Sagna en service au camp pénal de Kaolack. Je précise qu’il a pris place sur le siège arrière de la Peugeot 505 à la sortie de Mbour. J’ai séjourné à trois reprises à l’hôtel Kantora, à Banjul (Gambie) et une fois à l’hôtel Cariton. Je n’y suis jamais allé avec Pape Ibrahima Diakhaté et Assane Diop. Seulement, je sais que ce dernier a séjourné dans l’un des deux établissements hôteliers de Soma. Assane Diop est élancé (1,90m environ). De corpulence moyenne, il est de teint noir. Il s’habille généralement en « jean ». Concernant Pape Ibrahima Diakhaté, il est de taille moyenne (1,75 m environ). Il est de teint noir et ne porte aucun signe particulier sur le visage. Toutefois, il a une cicatrice sur l’une de ses cuisses. Il doit être âgé de 30 ans. Après le coup, toutes les armes devaient se retrouver avec Assane Diop, qui avait la charge de les planquer. Je sais que celui-ci m’a déclaré par la suite, les avoir jetés en mer, sans autre précision. Je n’ai pas la conscience troublée de cet acte, parce que m’y étant préparé. Donc, je savais d’avance les conséquences éventuelles que cet acte pourrait entraîner de mon côté. C’est en connaissance de cause que je me suis résolu à aller jusqu’au bout. »

Clédor Sène assume, ainsi, toutes ses responsabilités et ne regrette rien, devant les gendarmes enquêteurs. Cette première audition de l’enquête de police et le contenu global de la déposition subséquente, sont, aujourd’hui, largement confortés par le récit que nous fait Pape Ibrahima Diakhaté. Ce dernier décrit, à quelques nuances près, la préparation et de l’exécution du crime du 15 mai 1993, comme l’a fait Clédor Sène dans sa première déposition à la police.

Tous deux, Clédor Sène, hier, et Pape Ibrahima Diakhaté, aujourd’hui, insistent sur un élément essentiel : Abdoulaye Wade est le commanditaire du crime. Même s’il demeure vrai, que Clédor Sène était largement revenu, devant le juge instructeur, sur ses premières déclarations, blanchissant maître et pour accuser l’ancien Premier ministre, Habib Thiam. Pures affabulations, soutient, aujourd’hui, Pape Ibrahima Diakhaté. Il explique que cette dernière accusation qui repose sur l’idée de simulation est un mensonge grossier qui leur a été dicté en prison par leurs avocats, en particulier par maître Khoureysi Bâ, précise-t-il.


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