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« Cheikh Bâ, « hos éti ménei », « celui qui demeure encore » ou l’amitié plus forte que l’absence », Par Hamidou Sall


Rédigé par leral.net le Lundi 15 Décembre 2025 à 16:57 | | 0 commentaire(s)|

Le tombeau des morts, c’est le cœur des vivants. Le jour où mon frère et ami Cheikh Bâ était rappelé à Dieu, j’étais loin de la terre qui le recevait. J’étais à Paris lorsque, au cimetière de Yoff, une foule recueillie confiait son corps à la Miséricorde du Très-Haut.

Je n’y étais pas par la présence, mais j’y étais par l’âme. Car nul éloignement ne sépare ceux que l’amitié a unis dans la profondeur, et Cheikh Bâ demeure — et demeurera — dans cette part la plus intime de moi-même, cette part profonde qu’il a habitée de son vivant et qu’il continue d’illuminer de son absence même.

Sans vaine prétention, je puis dire de Cheikh Bâ des choses que seul le compagnonnage de toute une vie autorise à dire.

Nos adolescences se sont mêlées très tôt dans un lien qui, né de la parenté, s’est élevé jusqu’à l’amitié la plus exigeante, la plus fidèle, la plus indéfectible. Nous avons été ensemble dans les élans, dans les errances, dans les découvertes.

Ensemble, nous avons parcouru des terres lointaines et rencontré des visages innombrables, comme on feuillette le grand livre du monde. Nous avons « bourlingué », comme nous disions, sur toutes les mers et par tous les temps, jusqu’à Broadway, à New York , jusqu’au Mont Ngaliéma, à Kinshasa, sur les bords du majestueux fleuve Congo, ou jusqu’à Franceville, le cœur battant du Gabon et bien ailleurs.

Nos années parisiennes furent d’une densité rare, presque brûlante. Rue Paul Gervais à Corvisart, rue du Cherche-Midi, avenue Félix Faure, rue des Fossés Saint-Bernard, rue Dunois, avenue Matignon, rue de La Boëtie, et j’en passe…

À Paris, tandis que je m’engageais dans la voie des lettres et des sciences politiques, Cheikh, à Jussieu, entrait avec une aisance souveraine dans le royaume des mathématiques, discipline de rigueur et de beauté, où son esprit trouvait naturellement sa demeure.

Mais voici que le destin, dans sa brusque rigueur, l’arracha à cette trajectoire : la disparition soudaine de son père, Mohamed Bocar Bâ — homme de vision, bâtisseur d’une œuvre immense — le contraignit à déposer les livres pour assumer l’héritage, à quitter la jeunesse pour entrer, d’un seul pas, dans la gravité des responsabilités.

Être appelé au devoir à vingt ans, c’est voir son âme se forger dans le feu ; c’est apprendre que la vie, parfois, exige avant d’accorder.

Cheikh était un homme de savoir et de sagesse. Son intelligence ne se laissait enfermer dans aucune discipline. Scientifique par formation et vocation, humaniste par inclination profonde, il avait conservé le goût des lettres, de la philosophie, de l’art, de tout ce qui élève l’homme au-dessus de lui-même et l’oriente vers la lumière de la connaissance.

Et remonte à ma mémoire, ce jour, pas lointain, juste quelques mois, où, dans mon appartement dakarois aux Almadies, après un repas partagé entre amis, alors que nous buvions le thé, il fit jaillir de sa mémoire vive, « La Mort et le Bûcheron » de Jean de La Fontaine, puis « La Mort du loup » d’Alfred de Vigny, comme on offre une libation aux dieux anciens. Ainsi savait-il, avec une grâce naturelle, faire dialoguer les siècles, les cultures et les âmes.

Avec Cheikh, la conversation était une ascension. Du profane, nous montions vers le sacré, du sourire vers la gravité et de l’anecdote vers l’essentiel. Ses amis étaient toujours portés par sa gaieté lumineuse et son esprit finement taquin, « gareur », nous disions, mais surtout par une loyauté sans faille à l’amitié, qu’il considérait comme une vertu cardinale.

Cheikh Bâ était un homme de prière. Habité par la prière, il était façonné par la prière.
Le Saint Coran — Livre de sa respiration intérieure — l’accompagnait dans la constance des jours. Il y puisait la paix, l’humilité et cette générosité profonde qui le portait naturellement vers les autres. Sa largesse n’était pas seulement matérielle, elle était aussi intellectuelle, spirituelle et fraternelle. Il donnait son savoir comme on partage une lumière, sans jamais en mesurer l’éclat.

Avec lui, avec notre fraternité d’amis, à Dakar, à Paris, et ailleurs encore, nous avons embrassé la vie dans son ampleur et l’avons croquée à pleines dents. Nous avons navigué, affronté les vents, goûté les soleils et les tempêtes, conscients que l’existence est une traversée, dont l’amitié est l’un des plus sûrs gouvernails.

Aujourd’hui, sa disparition laisse en nous une blessure silencieuse. Une part de nous s’est retirée avec lui. Et désormais, comme disaient les Sages de l’Antiquité grecque, « es to loipon », c’est-à-dire « pour le temps qui reste à vivre », nous avancerons amputés de cette courtoisie exquise, de cette présence unifiante, de ce pont vivant qu’il était entre les êtres. Cheikh fut un artisan de fraternité, un pèlerin de l’amitié, un homme de lien et de bien.

À son épouse éprouvée, à ses enfants meurtris, à ses frères et sœurs dignes dans la peine, j’adresse mes condoléances les plus profondes, en leur redisant que mon attachement viscéral et indéfectible demeure entier, fidèle et priant.

Puisse le Très-Miséricordieux accueillir Cheikh Bâ dans Sa Lumière, l’envelopper de Sa paix, et faire de son souvenir, une bénédiction vivante dans le cœur de ceux qui l’ont aimé et qu’il a aimés, jusqu’à ce que son cœur se rompît.





Hamidou Sall
Écrivain

« Cheikh Bâ, « hos éti ménei », « celui qui demeure encore » ou l’amitié plus forte que l’absence », Par Hamidou Sall

Ousseynou Wade