C'est Charles Quint, Empereur des Romains, roi de Jérusalem, roi de Germanie, de Castille, de Léon, de Grenade, d'Aragon, de Navarre, de Naples, de Sicile, de Majorque, de Sardaigne, des îles Indes et terres fermes de la mer Océane, archiduc d'Autriche, duc de Bourgogne, de Brabant, de Limbourg, de Luxembourg et de Gueldre, comte de Flandres, d'Artois, de Bourgogne palatin, de Hainaut, de Hollande, de Zélande, de Ferrette, de Haguenau, de Namur et de Zutphen, prince de Souabe, marquis du Saint-Empire, seigneur de Frise, de Salins, de Malines, d'Asie et d'Afrique, roi de la Nouvelle-Espagne, du Pérou, de la Nouvelle-Grenade et du Rio de la Plata, suzerain des vice-rois de ces mêmes pays, prince de la maison des Habsbourg, fils de Philippe Le Beau et de Jeanne La Folle, arrière-petit-fils de Charles le Téméraire, petit-fils d'Isabelle la Catholique.
Bref, le gars a du pedigree, de la branche et du chrome. Il règne sur un empire immense, sur lequel le soleil ne se couche jamais. Fugger est impératif, cependant: «Vous donnerez ordre que l'argent par moi prêté me soit remboursé, avec intérêts afférents, sans délai». Il s'adresse au souverain le plus puissant du monde, mais baste! On ne rigole pas avec les picaillons. Charles, tout Quint qu'il soit, paie.
C'est que Fugger, à l'époque, dort sur un tas de pognon inimaginable. Il finance les Habsbourg, prête des sous au Pape, a monté une organisation commerciale internationale, a inventé une double comptabilité, a créé un service de renseignements à l'échelle continentale (pour être à l'affût de coups financiers), et possède 2% de tout l'argent européen.
Il a débuté en achetant des mines, puis s'est intéressé aux reliques sacrées (échardes de la Vraie Croix, ossements des saints), avant de vendre des drogues pour guérir les maladies vénériennes, de faire commerce de textiles et d'épices. Mais - c'est la morale de cette histoire racontée par Greg Steinmetz dans «The Richest Man Who Ever Lived» - l'argent ne fait pas le bonheur: Jacob Fugger est mort à 66 ans, tout seul dans son beau lit décoré. Sa femme, au même moment, était chez son amant.
"Jacob, c'était pas un demi-sel"
Le grand-père de Jacob, Hans Fugger, était un simple paysan de Souabe. Cherchant fortune, il s'établit dans le commerce du textile, se déclara en mairie sous le nom de «Fucker» (oui!), apprit à lire et le reste suivit. Le fils reprit le business, le petit-fils améliora l'ordinaire en achetant la livre de minerai d'argent pour huit florins en Autriche et en la revendant douze florins à Venise. Puis il se lança dans le commerce du cuivre, en Slovaquie. Le petit voyait loin.
Il fréquenta Paracelse, la star des alchimistes (et modèle du baron Frankenstein), manipula les cours des métaux précieux, se mit à prêter de l'argent (à des taux léonins, mais bon), parvint à obtenir le droit de battre monnaie, choqua tellement Luther que celui-ci, en réaction, pondit les 95 thèses qui déclenchèrent la Réforme, finança les voyages de Magellan et inspira Engels. À côté de Fugger, les Rothschild sont des traîne-savates, les Astor des loquedus, les Vanderbilt des déchards, les Rockefeller des raclures de gamelle. Même la peinture que Fugger a commandé à Dürer, «La Vierge de la fête du Rosaire» (1506) suffirait à rembourser les dettes d'un petit état africain, aujourd'hui. Jacob, c'était pas un demi-sel, je vous le dis.
Le livre de Greg Steinmetz, journaliste du «Wall Street Journal», est passionnant (1). D'abord, parce que des masses de pognon pareilles, vous ne le verrez jamais (moi non plus, rassurez-vous). Ensuite, parce que c'est l'invention du capitalisme moderne qui est ici décrite. Enfin, parce que le bouquin démontre qu'on peut être cousu d'artiche et être cocu. C'est des trucs qui arrivent.
François Forestier
L'Obs