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Désenclavement et électrification de l’Île-A-Morphil : « Cahier de remontrances, plaintes et doléances » du fou du village

Dans toute société il y a un « fou du village » c’est-à-dire quelqu’un qui a la tête suffisamment « dérangée » pour dire tout haut ce que la multitude pense tout bas. Ce type de personnage est nécessaire car il permet aux décideurs de rectifier leurs erreurs ou de se remettre salutairement en cause.


Rédigé par leral.net le Mardi 25 Août 2015 à 22:18 | | 9 commentaire(s)|

Monsieur le Président, ce rôle de « fou du village », je l’ai joué lors de votre tournée économique dans le nord du pays, au mois d’octobre 2014. J’avais en effet publié à cette occasion une sorte de lettre ouverte qui vous était adressée et qui s’intitulait Tournée économique du Président de la République : le rêve d’un natif de l’Île-À-Morphil.

Je me félicite des rectificatifs qui ont été apportés depuis à certains projets en cours dans la région : là où le projet initial prévoyait des voies de communication sous forme de pistes en latérite, il est actuellement question de routes goudronnées (dorsale traversant toute l’île et axe Doɗél/Siñcu) ; là où vous annonciez la construction de deux ponts, à Gede et à Ñaŋnga, la réalisation de nouveaux ponts a été décidée, dont notamment les deux prévus sur l’axe Doɗél/Siñcu et qui sont les seuls à pouvoir garantir un désenclavement permanent de la zone quelle que soit la saison ; nous y reviendrons.

Un grand merci pour ces réajustements que tout le monde apprécie ici à leur juste valeur. Il reste cependant la lancinante question de l’électrification de cette partie du département de Podor. À ce propos, il est incompréhensible que depuis cinq ans que la COMASEL est à pied d’œuvre dans l’Île-À-Morphil, elle ne soit pas encore arrivée à électrifier cette partie de sa concession, la première attribuée par le Sénégal alors que dans les autres concessions, les populations sont sorties des ténèbres depuis longtemps ! Les réseaux des villages ont été achevés depuis bientôt deux ans mais la ligne moyenne tension qui doit traverser toute l’île, est bloquée à Siiwre-Caamɓe depuis quelques années pour des raisons que nous ignorons.

Le dernier prétexte qu’on m’a servi au siège de Saint-Louis (21/8/2015), c’est la défaillance d’un sous-traitant et les lenteurs des procédures de réattribution du marché. Quelle que soit la nature des blocages rencontrés, rien ne saurait justifier cette électrification à pas de caméléon qui n’honore ni l’État, ni la COMASEL et encore moins les leaders politiques locaux qui ne semblent guère se soucier de ce sort peu enviable qui frappe leur région. En effet, que deviendront les étudiants de l’Île-À-Morphil orientés à l’université virtuelle, avec l’absence d’électricité ? Sans aucun doute possible des sacrifiés ! Comment imaginer la réussite du développement de la riziculture et des autres spéculations sans l’électricité ? La réponse est facile à deviner. C’est pour toutes ces raisons que vous devez secouer vigoureusement votre administration pour faire de l’électrification de cette zone, où se trouvent l’essentiel des terres irrigables de la vallée, la priorité des priorités.

Revenons maintenant à l’autre grande priorité : le désenclavement. Je rentre de de l’Île-À-Morphil où j’ai séjourné pendant une semaine pour des raisons familiales. Dans Le rêve d’un natif de de l’Île-À-Morphil, j’avais écrit que les ponts déjà construits ne régleraient pas le problème du désenclavement. La crue de cette année 2015 dont tout laisse penser qu’elle sera plus importante que celle médiocre de l’année dernière nous donne raison avant même l’atteinte de son pic : toutes les voies vers l’Île-À-Morphil sont déjà coupées. C’est notamment le cas pour celles desservies par le pont de Njum, inauguré avec faste par vous-même et celui de Tufnde-Baali déjà fonctionnel. Nous pouvons ajouter aujourd’hui que ceux de Ñaŋnga et de Gede, prévus dans votre programme prioritaire et qui doivent être réalisés sur les quarante milliards réservés au désenclavement de cette partie du pays, ne feront pas non plus l’affaire de sa zone centrale où se trouvent malheureusement les plus nombreux et les plus gros villages.

En effet, nous avons appris sur le terrain que les bacs qui y fonctionnent ne permettent plus l’entrée ni la sortie des populations sauf pour les villages directement desservis (Ñaŋnga et Gede). Tout cela s’explique par l’existence de cuvettes très basses et donc facilement inondables (comme c’était déjà le cas pour le pont de Madiina-Njaacɓe) à la sortie de ces ouvrages de franchissement. Autrement dit, au moment où j’écris ces lignes, la circulation en direction des parties centrale et orientale de l’Île-À-Morphil est impossible sur ces axes qu’on a pourtant privilégiés. La conséquence d’une telle situation est que toutes les populations des villages de Woowa, à l’ouest, à Waalalde, à l’est, se rabattent sur les deux bacs de Dóɗél et Wuro-Abuu Hamdu.

En effet, c’est le seul axe encore praticable du fait des atouts qu’il est le seul à posséder : hauteur des terres, absence de cuvettes trop basses. Il faut une crue exceptionnellement forte pour que le trafic y devienne difficile. Donc tout le trafic se concentre sur les deux vieux bacs qui permettent d’accéder aux parties centrale et orientale de l’Île-À-Morphil : ainsi, le samedi 15 août 2015, nous avons dû patienter pendant 3 heures au premier bac (sur le Duuye) avant de pouvoir enfin traverser, une durée qui pourrait nous ramener jusqu’à Saint-Louis, à 235 km.

Il y avait en effet sept véhicules et de nombreuses charrettes devant nous. Il faut préciser ici que chaque rotation fait 1 heure (30 minutes à l’aller et 30 au retour) car c’est un bac tiré à la corde, le moteur étant le plus clair du temps en panne ou pas du tout utilisé pour permettre au personnel de maximiser ses gains ! Arrivé au bac à 13 heures, ce n’est qu’à 16 heures que je suis entré à Siñcu-Daŋɗe qui n’est qu’à… 17 km de Dóɗél ! Le dimanche, jour de marché hebdomadaire de Dóɗél, le temps d’attente est beaucoup plus long du fait du nombre de voitures et de charrettes dont certaines viennent de la frontière sénégalo-mauritanienne. Une mission du ministère de tutelle confirmerait amplement ces faits ainsi que nos analyses et remarques.

Les deux ponts prévus sur cet axe n’entraient pas (c’est peut-être toujours le cas) dans votre programme prioritaire qui ne prend en charge que ceux de Ñaŋnga et de Gede qui, objectivement, ne méritaient pas cette priorité. En effet, une fois construits, ils ne changeront rien à la situation qui prévaut actuellement. Monsieur le Président, souffrez ici que le fou du village que j’ai décidé d’être, pas par caprice mais par devoir à l’endroit des sans voix de cette région déshéritée, mette les pieds dans le plat : objectivement, la priorité aurait dû être accordée aux ponts qui sont les seuls à pouvoir assurer le désenclavement de l’Île-À-Morphil quelle que soit la hauteur de la crue et votre intérêt bien compris milite en faveur d’une telle réorientation.

En effet, tous ces gros villages privés de ponts, plus d’une bonne dizaine, comptent beaucoup d’électeurs qui, bien que n’étant pas inscrits localement, sont très sensibles au sort réservé par les autorités politiques à ces localités et accordent leurs suffrages en tenant compte de ce sort. Que représentent deux villages moyens (c’est le cas des deux choisis pour la construction des deux ponts prioritaires) face au nombre et au poids démographique des autres ? Certes, il faut servir le village du père ou du grand-père ou faire une fleur à son marabout ; c’est dans nos mœurs politiques, donc compréhensible mais pas au prix d’une inversion de priorité et d’un traitement de faveur qui heurtent les consciences et bafouent toutes les règles de bonne gouvernance.

Ce choix qui installe la majorité dans l’inconfort et la minorité dans le confort est loin d’être politiquement rentable même si on vous a fait croire le contraire. Le pouvoir mystique de nos marabouts est sans doute impressionnant mais certainement insuffisant pour assurer la réélection d’un président : la mésaventure de vos deux prédécesseurs, tous deux sous l’aile protectrice de puissants marabouts, est à méditer. En effet cela ne les a pas mis à l’abri de la déferlante populaire qui les a emportés avec leurs marabouts !

Quant au traitement de faveur accordé à une minorité, surtout dans le cas précis qui nous préoccupe ici (un pont, donc un équipement collectif), il est simplement suicidaire au moment où les populations, toutes politiquement conscientes, disposent de l’équivalent de la dissuasion nucléaire : le bulletin de vote et elles sont loin d’avoir la mémoire courte !
Le fou du village que je suis pense qu’il est encore temps de rectifier le tir en ajoutant aux priorités qui vous sont chères celles qui vous sont nécessaires et de ménager ainsi la chèvre et le chou. Cette solution aurait comme avantage la conformité de vos actions avec le bon sens, l’équité et la bonne gouvernance.

Ce conseil du fou du village vaut aussi dans le redécoupage à venir de certaines communes de l’Île-À-Morphil. Des rumeurs qui nous sont parvenues lors de notre séjour assurent que certains leaders locaux auraient déjà reçu la promesse d’un découpage plutôt clientéliste qui les favoriserait. À ce propos, les découpages doivent respecter les principes de cohérence, de bonne gouvernance, tenir compte du désir des populations et s’inscrire dans la volonté de travailler pour leur intérêt bien compris. Les manœuvres politiciennes et l’autoritarisme doivent être bannis des opérations. Partout où existent une volonté de partager un destin commun et des solidarités anciennes qui ont résisté à l’épreuve du temps, l’État doit les consacrer à travers la création d’une commune et se garder de se lancer dans des combinaisons artificielles qui ne serviraient pas le développement des collectivités.

Autrement, l’Acte III de la décentralisation serait vidé de tout son contenu progressiste et vous serez vous-même exposé au ressentiment légitime des populations lésées ; lequel pourrait trouver comme exutoire le vote-sanction que personne ne vous souhaite dans cette zone. L’administration territoriale et les responsables APR, s’ils veulent vous servir, doivent consulter les populations et tenir compte de la volonté de la majorité plutôt que de reconduire le schéma qui a donné naissance à des choix prioritaires dont les limites ne sont plus à démontrer et qui appellent encore bien des correctifs. Il n’est donc pas étonnant que vous ayez ici l’image d’un président partial et très peu soucieux de l’intérêt général ; image qu’il vous faut corriger au plus vite à travers de nouveaux correctifs dans vos priorités, en évitant de nouvelles erreurs dans les découpages à venir mais surtout avec un bilan concret et crédible, lequel passe nécessairement par un désenclavement plus équitable, une électrification complète et, enfin, la réalisation de toutes les quatre cuvettes que le Millenium challenge américain n’a pu achever.



Aboubacry Moussa LAM
Professeur titulaire de classe exceptionnelle
Commandeur de l’Ordre du Lion
Chevalier de l’Ordre des Arts et Lettres