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"Docteur Love", le mathématicien qui soigne le couple

Rédigé par leral.net le Mardi 14 Février 2012 à 11:25 | | 0 commentaire(s)|

A l'occasion de la sortie du webdocumentaire Amour 2.0 sur Francetv.fr, mardi 14 février 2012, Le Monde.fr vous propose de découvrir la "méthode Gottman", du nom de ce professeur américain dont les équations cherchent à percer le mystère des couples. Cet article a initialement paru dans "Le Monde magazine" et été enrichi d'extraits du webdocumentaire.


"Docteur Love", le mathématicien qui soigne le couple
Et si, un méchant coup du sort lui faisant perdre fortune et réputation, John Gottman en était réduit à chasser le pigeon avec ces marabouts qui pratiquent les formes les plus étranges de la thérapie conjugale ? Imaginons ce sexagénaire fragile, chassé de son laboratoire de l'université de l'Etat de Washington, à Seattle, expulsé de sa maison de l'île d'Orcas, un vaste cocon de beaux bois patinés et d'étoffes pudiquement hors de prix. Le voilà dans la rue, barbe à la Freud impeccablement taillée, gros yeux de hibou sage, forçant d'un sourire des passants maussades à prendre un de ses petits billets où il aura résumé sa carrière et ses talents.

Professeur John Mordechai Gottman. Authentique savant américain. Lit l'avenir du couple dans la sueur des mains, le plissement des lèvres et le roulement des yeux. Prédit la date du divorce, même pour les couples heureux. 95 % de réussite. Exorcise le mensonge dans le mariage. Dévoile les vraies pensées de l'être aimé. Comprend tout. Explique tout. Trois minutes suffisent. Envié par ses concurrents. Résultats garantis. Moins cher qu'un divorce raté.
Mais quarante ans de labeur acharné ont placé l'illustre docteur Gottman à l'abri des revers de fortune. Ses confrères et concurrents l'ont panthéonisé parmi les quatre meilleurs psychothérapeutes américains du siècle. Les trois autres étaient déjà morts quand on les a distingués. Gottman, lui, est un dieu bien vivant. Il a reçu l'hommage avec humour et modestie, ses marques de fabrique.

Pourtant, le zèle de ses adorateurs lui fait parfois perdre la tête. Dans ses moments-là, il se compare à Isaac Newton. En donnant une base mathématique à la science, l'imprévisible Anglais a permis l'essor de la physique moderne. De ses intuitions géniales est née notre capacité à appréhender l'univers. Gottman entend refonder la psychologie autour des outils et des raisonnements mathématiques. Newton a expliqué le phénomène de l'attraction universelle, Gottman élucide par le calcul les mystères de la répulsion conjugale. Il a défini les équations de la fission des atomes crochus et posé les bases d'une théorie générale du chaos amoureux.

La révolution gottmanienne a commencé au début des années 1970. L'Amérique est alors une grande pucelle que les réalisateurs de Deep Throat, Behind the Green Doors et The Devil in Miss Jones déniaisent en lui montrant toutes les variantes imaginables de l'acte d'amour. Mais pour John Gottman, rejeton brillant d'une stricte famille juive orthodoxe, il n'est pas question de se jeter à corps perdu dans la révolution sexuelle. Il s'est déjà fait assez remarquer en se déclarant objecteur de conscience pendant la guerre du Vietnam.

Mais l'amour l'obsède autant que les maths qu'il étudie au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Amant inconstant, il ne peut se résoudre à choisir entre le vertige de l'abstraction mathématique et l'étude méthodique - on peut dire talmudique - des lois de l'attachement d'un être à un autre. Gottman choisira la solution du libertin, celle du ménage à trois. De l'amour, dans sa déclinaison conjugale, il décide de faire un objet d'étude dont il exposera la complexe mécanique par de subtiles équations. Son ambition est de créer un modèle mathématique universel de la désintégration du noyau amoureux.

Ses premiers pas dans l'exploration du fait conjugal lui apprennent que les conjoints sont les moins aptes à donner des informations justes sur l'état de leur union. Le jeune chercheur trouve une solution à ce problème en se rapprochant du psychologue Paul Ekman. Celui-ci étudie l'expression des émotions sur le visage humain depuis le début des années 1960.

Selon Ekman, la colère, le mépris, le contentement, l'envie provoquent une contraction des muscles faciaux identique chez un chasseur de rennes lapon ou un physicien nucléaire indien. L'affichage des émotions sur le visage n'a rien de culturel, affirme Ekman. Il s'agit d'un mouvement inné totalement incontrôlable qui exprime la réalité pure des émotions et des intentions d'un individu.

BIENVENUE AU "LOVE LAB"

Ce moment de sincérité absolue est très fugitif. Il ne s'écoule qu'une fraction de seconde avant que le mécanisme d'expression des émotions ne soit de nouveau contrôlé par celui qui les ressent. Selon Ekman, il n'y aurait sur terre qu'une cinquantaine d'individus disposant naturellement du don de saisir ces "micro-expressions".

John Gottman ne fait pas partie de ces êtres d'exception. Pendant vingt ans, il a dû regarder, image par image, les centaines de bandes vidéo sur lesquelles il avait enregistré les conversations de couples pour apprendre à lire sur les visages. Le scientifique n'a rien changé à ses méthodes d'investigation depuis les années 1970, même s'il dispose d'infiniment plus de moyens depuis que les médias ont fait de lui le fascinant "docteur Love". Il travaille au Relationship Research Institute situé sur le campus de l'université de Washington.

Le "Love Lab" n'est qu'un alignement de bureaux anonymes bourrés d'équipements électroniques. La routine des expériences n'a rien de spectaculaire. Deux conjoints sont assis face-à-face dans des fauteuils truffés de senseurs et de détecteurs de mouvements. D'autres capteurs sont fixés sur la poitrine, le lobe des oreilles, les doigts des deux cobayes. Leurs visages sont cadrés très serré dans l'objectif des caméras du laboratoire. Sur un signe de Gottman, ils commencent à discuter d'un aspect de leur vie de couple. Ce qu'ils vont se dire ne présente que peu d'intérêt pour l'expérience. Les couples peuvent parler de leur chien, d'un ami encombrant ou de l'addiction du mari aux films pornographiques, cela n'influera pas vraiment sur les résultats obtenus. Pour Gottman, seules sont véritablement significatives les micro-expressions que les cobayes affichent involontairement sur leurs visages.

A la fin de l'entretien de quinze minutes, chaque seconde de l'enregistrement est codée selon une grille d'analyse à vingt entrées qui correspondent à toutes les émotions - dégoût, mépris, tendresse, colère, enthousiasme, indifférence... - que des conjoints peuvent ressentir pendant une conversation.

Une fois le décryptage achevé, la prestation du couple s'exprime en une suite de 1 800 chiffres qui donne aux chercheurs du Love Lab une image très précise de l'état de la relation conjugale et de son évolution. Ce premier résultat est complété par les informations physiologiques qui sont également recueillies pendant l'entretien. L'ensemble de ces données est rassemblé dans une équation aussi complexe que celle que les météorologues utilisent pour établir leurs prévisions.

John Gottman affirme que ses calculs lui permettent de prédire si un couple va se séparer et à quelle date se fera la rupture, bien avant que ne se forment les premières turbulences. Le taux de réussite de ses prévisions, faites sur les 3 000couples qui sont passés au Love Lab ces vingt dernières années, varie de 90 à 95 %. Le docteur Sybil Carrere, la plus proche collaboratrice de John Gottman, affirme qu'il suffirait aux techniciens du Love Lab de fractionner une conversation de trois minutes en données chiffrées pour identifier celui des deux conjoints qui provoquera la rupture et prédire la date de la séparation.

La méthode est désormais parfaitement rodée. Elle pourrait bientôt être exploitée sur tout le territoire américain. Dans quelques années, les couples se rendront peut-être au Love Lab le plus proche de chez eux pour une prise de sentiments. En une heure, ils pourraient mesurer leur indice d'estime mutuelle ou de frustration aussi sûrement qu'un taux de cholestérol.

Gottman n'est pas un charlatan. Il a refait ses calculs, amélioré sa méthode pendant vingt-cinq ans avant de se faire connaître. Docteur Love surgit dans le paysage médiatique au milieu des années 1990 alors que les Etats-Unis connaissent un taux de divorces exceptionnel. C'est également l'époque où la télé-réalité donne de la vie en couple une image effrayante. L'autre, celui ou celle avec qui l'on partage ses jours et ses nuits, est présenté comme un ennemi par nature qui ne peut survivre psychiquement qu'en provoquant la perte de son conjoint. L'animateur Jerry Springer fait exploser les records d'audience de son show en exhibant des désespérés qui vivent les formes d'union les plus grotesques, les plus obscènes. Des millions d'Américains voient dans le divorce leur seule chance de salut. Face à cette vague de désamour pour la vie à deux, les thérapeutes conjugaux sont dépassés. En 1995, une enquête révèle que les couples américains ne leur font plus confiance.

C'est dans ce contexte que Gottman choisit de se faire connaître en publiant un article dans The Journal of Marriage and Family. Il y explique son approche mathématique du divorce et révèle que les projections qu'il a faites plusieurs années auparavant sur des couples de nouveaux mariés se sont avérées à 83 %. Depuis, Gottman est un invité permanent de tous les plateaux de télévision.

LE POISON DU MÉPRIS

Dans un pays où les gens ne semblent plus savoir comment vivre à deux, il est devenu la référence absolue en matière de gestion de la relation conjugale. Du haut de l'Olympe où les médias l'ont hissé, Gottman ne rate jamais une occasion d'égratigner les psychothérapeutes auxquels il reproche de faire perdre beaucoup de temps à leurs clients. Selon lui, il ne sert à rien d'imposer de nombreuses séances de thérapie à un couple pour déterminer à quel moment le délicat mécanisme de leur vie commune s'est enrayé. Les gens qui sont sur le point de divorcer n'ont pas besoin de revivre leur histoire, ce qu'ils veulent, c'est savoir s'il y a un espoir de sauver leur mariage. Confronté quotidiennement à cette attente, Gottman ne fait pas de sentiment. La compassion fausse ses équations.

Il n'apaise pas. Dans son Love Lab, Gottman analyse objectivement des échantillons de vie à deux pour en déterminer l'ADN conjugal. Il revendique une attitude eugéniste. Pour lui, tous les mariages ne méritent pas d'être sauvés. Dès que la violence physique ou psychologique est identifiée dans les gènes d'une relation, le couple doit se séparer. Quand la ligne rouge de la brutalité n'a pas encore été franchie, il suffit, pour savoir si une union qui suffoque va survivre, de mesurer son taux d'empoisonnement au mépris, au déni, à la critique et au repli défensif systématiques.
Parmi les vingt attitudes et émotions que Gottman peut identifier au Love Lab, seuls ces quatre toxiques sont mortels pour une relation conjugale. Gottman accorde une place particulière au mépris. Il affirme qu'aussitôt qu'il repère une certaine façon de lever les yeux au ciel par lequel un conjoint exprime instinctivement un grave défaut d'estime pour celui ou celle qui partage sa vie, il sait qu'un mariage est condamné. Le mépris est un mal incurable, même traité dès l'apparition des premiers symptômes. C'est un sentiment particulièrement destructeur car il annihile le désir des couples à défendre des intérêts communs quand surgissent des problèmes sérieux.

Il n'y a pas d'union sans problème, martèle Gottman à chacune de ses apparitions à la télévision. La plupart de ces difficultés - 69 % selon ses calculs - ne seront jamais résolues aussi longtemps que le couple durera. Ce qui fait la différence entre les couples qui restent unis et ceux qui se séparent, c'est la solidité du front qu'ils opposent aux difficultés récurrentes de la vie.

Pour tenir, il faut que les conjoints soient moins amants qu'amis. Le résultat ultime de tous les calculs du docteur Love est là. L'amitié, qu'il définit comme un mélange de respect, d'estime et d'humour cimentés d'intimité, est l'énergie conjugale la plus sûre. L'amour n'est qu'une condition nécessaire, mais certainement pas suffisante pour vivre heureux, longtemps. Et ensemble. CQFD.
source lemonde.fr