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Enquête: Qui est Robert Montoya, l’ex gendarme français au cœur d’une enquête à Dakar, pour trafic d’armes en Côte d’Ivoire ?

Dans un son édition du lundi (hier), le journal « Libération » révélait que les juges français Stéphanie Tacheau et Vincent Raffray du tribunal de Grande instance de Paris, avaient envoyé à Dakar une commission rogatoire dans le cadre d’une information judiciaire ouverte pour complicité de crimes contre l’humanité commis en Côte d’Ivoire et blanchiment de capitaux mettant en cause Frédéric Lafont et Robert Montaya. Les magistrats français enquêtaient dans le cadre d’une demande d’entraide judiciaire formulée par le Procureur de la Cour pénale internationale relative aux poursuites engagées contre l’ancien Président ivoirien Laurent Gbagbo pour crimes contre l’humanité. D’après le journal, il a été établi que ce dernier avait des liens avec Lafont et Montaya ainsi que leurs sociétés respectives, notamment aux fins de fourniture d’armes ayant servi au bombardement de la base militaire française de Bouaké. Et si les autorités judiciaires sénégalaises ont été sollicitées, c’est qu’une partie de ces armes a transité à Dakar par l’intermédiaire d’un célèbre armurier dakarois, associé à Robert Montaya.

Mais qui est véritablement Robert Montaya ? Pour en savoir plus, Leral vous propose les bonnes feuilles du livre de Laurent Léger : « Trafics d’armes : EnQuête sur les marchands de mort », édition Flammarion . Dans le chapitre 5 de l'ouvrage, l’auteur présente l’ex gendarme français comme un personnage atypique, impliqué dans plusieurs dossiers et scandales en France, au Togo et en Côte d’Ivoire...


Rédigé par leral.net le Mardi 10 Septembre 2019 à 15:49 | | 0 commentaire(s)|

Enquête: Qui est Robert Montoya,  l’ex gendarme français au cœur d’une enquête à Dakar, pour trafic d’armes en Côte d’Ivoire ?
Robert Montoya, le gendarme vendeur de bombes

« Robert Montoy a appartenu aux unités d'élite de la gendarmerie, le GIGN et le GSPR, le groupe de sécurité du président de la République. Ami de juges (Frédéric N'Guyen, un magistrat qu'il a connu en Corse) et de flics connus à Paris - Charles Pellegrini, ancien patron de l'Office central de répression du banditisme, Joël Cathala, ex-responsable de la police de l'Air et des Frontières - il a infiltré des filières de drogue et collabore avec la fameuse cellule de l'Élysée. Cela ne lui a pas apporté que des satisfactions : en 1992, il est jugé et condamné dans l'affaire dite des « plombiers » de l'Élysée, pour avoir tenté de mettre sur écoutes un employé du conseil supérieur de la Magistrature. Ledit employé s'amusait à piquer le courrier et à le faire fuiter, probablement pour le compte de la droite.

Bref, une affaire de coups tordus comme la France en voit apparaître régulièrement et disparaître rapidement, étouffée, classée. Montoya le lampiste s'est retrouvé avec un autre pandore sur le banc des accusés. Évidemment aucun politique n'a pris ses responsabilités...

Sur le continent noir, où il s'est installé en 1987, il n'a plus rien du lampiste de base. Finie la petite vie de fonctionnaire... Basé au Togo, à Lomé, Montoya a bâti au fil des ans un petit Empire dont les frontières vont jusqu'en Biélorussie, en Lettonie, en Afrique du Sud, bientôt en Algérie.

Armes, entraînement de troupes, aéronautique, sécurité, secteur bancaire (début 2004 il a acquis en Lettonie 0,4 % du capital de la principale banque du pays, la Parex), télécommunications, produits tropicaux, édition : l'ex-fonctionnaire français cumule les business. Il frappe directement à la porte des chefs d'État. Son groupe, il l'a édifié avec des collaborateurs qui ont, eux aussi pour la plupart, appartenu à l'armée française. C'est ce qui ressort des nombreux rapports et synthèses, dont certains estampillés « secret défense », que le ministère de la Défense et le ministère de l'Intérieur ont consacré à l'ex-gendarme Montoya. Ils ne sont qu'une poignée de Français sur plusieurs centaines d'employés locaux, mais ce sont les principaux cadres, flirtant à peu près tous avec la cinquantaine, l'âge du capitaine.
Anciens colonels et membres de la sécurité de l'Élysée Le plus ancien, le général Jeannou Lacaze , n'est plus de ce monde. Cet ex-chef d'état-major des Armées a aidé Montoya à s'implanter en Afrique. Lui et tout le petit monde d'anciens militaires français se retrouvaient régulièrement au Da Claudio, le restaurant fréquenté par les figures pittoresques de la capitale togolaise, tel le Français Charles Debbasch , qui fut conseiller du général-président Eyadéma et a été embauché par le nouveau chef de l'État togolais, avec rang de « ministre » s'il vous plaît. L'établissement à l'enseigne de corsaire, où l'on déguste langoustes et pizzas, appartient à Lionel Ganne. Responsable de Gypaele, une des sociétés de Montoya chargée du contrôle des documents d'identité et de voyage pour les voyageurs d'Air France et d'Air Togo dans certains pays d'Afrique, c'est un ancien militaire qui a participé, en 1979, à l'opération ayant renversé Bokassa, le dictateur centrafricain. Un colonel à la retraite des services spéciaux a été salarié pendant deux ans de cette même société : Georges Nieto. Quant à Alain Benoit, qui fut longtemps colonel de l'année française, il occupa le poste d'attaché de défense à Lomé avant de se mettre au service du président togolais, puis de Robert Montoya.
D'autres cadres de l'armée française ont été recrutés par ce dernier. Philippe Desmars, qui a quitté le groupe Montoya en 2004, a été membre du GSPR, la sécurité de l'Élysée. Responsable de la société Sofrecap, spécialisée dans la fourniture de vêtements militaires et de matériels de sécurité, Daniel Taburiaux est un ancien colonel à la retraite. Guy Pouzou a été chef d'escadron de la gendarmerie, avant de prendre la direction de la société de gardiennage SAS Togo. Avant son embauche par Montoya, il était encore en activité et affecté à la coopération gendarmerie... auTogo. Un sacré mélange des genres.

Mais depuis qu'une juge française a mis le nez dans ses dossiers, à la fin de l'année 2005, Montoya est dans l'œil du cyclone et ses collaborateurs ont été convoqués par la justice. Ce vieux pilier de la « Françafrique » a vendu des avions de combat et des roquettes à la Côte d'Ivoire, qui ont été utilisés, à son corps défendant il est vrai, pour bombarder les soldats français du camp de Bouaké. Quant aux techniciens et pilotes slaves, « prêtés » par ses soins à Laurent Gbagbo, le président ivoirien contesté dans son pays, ils étaient aux commandes des appareils. Le campement de Licorne, simple force d'interposition entre l'armée fidèle au régime et les milices années des rebelles, a littéralement explosé sous l'impact des roquettes. Il a fallu relever dix tués, dont neuf Français. Trente-trois ont été blessés, dont certains très gravement. « Je suis français, patriote, ancien gendarme... Je n'aurais jamais accepté que l'on prenne pour cible des militaires français » , assurera plus tard Montoya.

Après le vote d'un embargo sur les armes contre la Côte d'Ivoire, les enquêtes des Nations unies et des juges togolais et français ont mis à jour les conditions dans lesquelles un Français a pu livrer de l'armement qui a été utilisé à frapper ses compatriotes. Pour cela, il faut revenir en 2002, quand les rebelles ivoiriens tentent un coup d'État et s'emparent de la base aérienne où étaient stationnés quelques appareils de l'armée ivoirienne, en mauvais état. A partir de cette date, le chef de l'État réarme à tour de bras et relance une campagne d'acquisition d'avions et d'hélicoptères de combat. En quelques mois, les Ivoiriens constituent une vraie petite armada : huit avions russes, deux avions légers d'appui au sol, ainsi que neuf hélicos Puma et Mi 24. Et aussi des drones, les avions sans pilotes, et un avion-cargo de transport ; l'armée va également louer des hélicoptères Mi 8 et d'autres cargos. Une partie de cette flotte est dénichée grâce à des hommes d'affaires israéliens dans des usines roumaine12, israélienne13 et biélorusse ; l'autre est livrée à Abidjan par l'indispensable gendarme français.

Montoya, le VRP de l'armement biélorusse

Pour faciliter son rôle de fournisseur d'armements, l'ancien pandore tricolore, nommé conseiller « militaire et diplomatique » du président Laurent Gbagbo, a été doté d'un passeport diplomatique ivoirien. Parallèlement, Montoya est représentant attitré d'une entreprise d'armement d'un pays peu démocratique, la Biélorussie. Méconnu jusqu'à peu du grand public, cet ancien confetti du bloc soviétique est allié de toujours de Moscou. Contaminée sur une bonne partie de son territoire par l'explosion de la centrale nucléaire de Tchernobyl, située en Ukraine, non loin de sa frontière, la Biélorussie peut sans nul doute être surnommée la « dernière dictature d'Europe ». Le pays a fait couler un peu d'encre en ce début d'année 2006 : lors de l'élection présidentielle qui a vu en février se représenter pour un troisième mandat le « nouveau Staline »,

Alexandre Loukachenko, des milliers d'opposants avaient manifesté sur la place d'Octobre, à Minsk, la capitale. Une « révolution orange » maîtrisée suffisamment rapidement pour l'empêcher de voir le jour : neuf cents contestataires ont été arrêtés, dont l'un des candidats à l'élection.

Émanation de cet État autocrate et corrompu, l'entreprise publique BSVT17 est dirigée par le général Kolesnikov. Ce dernier s'appuie sur les talents de Robert Montoya pour vendre ses armes en Afrique. Interrogé par les gendarmes togolais, le 7 décembre 2005, l'ex-pandore français détaille ses livraisons d'origine biélorusse à Abidjan et souligne l'aide technique apportée par ses soins : « Ce matériel comprend deux hélicoptères de combat Mi 24, quatre avions Sukhoï 25, un avion de transport Antonov 12, des camions de transport de troupes et de commandement de marque Oural, des jeeps de marque UAZ, ainsi que l'armement individuel et collectif et les munitions. La coopération technique a aussi suivi avec l'envoi en Côte d'Ivoire d'une vingtaine de techniciens chargés de mettre en oeuvre les avions et d'en faire le suivi. Toutes ces transactions se sont faites officiellement et régulièrement. » Ces transactions sont, il est vrai, intervenues avant l'adoption de l'embargo contre la Côte d'Ivoire par le conseil de sécurité des Nations unies, en novembre 2004. Le doute subsiste pourtant sur deux hélicos, en réparation dans les hangars de Montoya, appartenant visiblement à l'armée ivoirienne. L'ex-gendarme assure qu'il en est le propriétaire, mais n'arrive pas à produire les documents qui le prouvent. Les enquêteurs, eux, se demandent si le Français répare, en dépit de l'embargo qui le lui interdit, les engins de guerre ivoiriens. Concernant les munitions vendues, l'ancien gendarme n'en dresse pas la liste mais, selon des documents publiés en 2003, il y avait de quoi remplir quelques belles armureries : 5000 obus de différents types, 1000 roquettes, 4000 grenades, 5 millions de cartouches, 100 mortiers, 2000 kalachnikovs...

À Lomé, la capitale togolaise, il faut se lever tôt pour trouver dans la communauté française quiconque un peu curieux des activités de Robert Montoya et de ses collaborateurs. Ces anciens militaires qui fraient, côtoient, fréquentent jour après jour leurs collègues toujours en activité, personne n'y trouve rien à dire ou presque. Oh, il y a bien un gendarme, chef du détachement de gendarmerie de l'Air de Lomé, qui n'est pas resté complètement insensible à la situation. Ce dernier a pondu un rapport assez chagrin. Dommage, un peu tardivement : la transmission à Paris de ce document est intervenue après les premiers articles concernant l'implication du matériel vendu par Montoya dans le bombardement de Bouaké : « Malgré son retrait définitif de notre arme depuis plusieurs années, Robert Montoya est systématiquement désigné comme "l'ancien gendarme français trafiquant d'armes" par la presse togolaise, qui n'oublie à aucun moment d'édifier ce statut de nature à porter atteinte au renom de notre arme d'élite même si le but principal officiel est de débarrasser le pays togolais des trafiquants basés sur son territoire. ». Mais le maréchal des Logis conclut en mettant du baume au cœur des pandores : « Malgré la diffusion régulière de ces informations, les militaires de la gendarmerie de l'air en poste au Detair [Détachement Air] de Lomé ne sont nullement interpellés à ce sujet lors de leurs patrouilles au sein de la population togolaise qui reste chaleureuse et accueillante. » Ouf !

L'audition explosive d'un ancien ministre togolais

Personne au Togo n'a donc envie d'en savoir trop sur les affaires de Robert Montoya. N'a-t-il pas été durant de longues années le protégé du président-dictateur Eyadéma ? N'a-t-il pas bénéficié, lorsqu'il crée sa société SAS, de la présence dans la structure de membres de poids, notamment le tout puissant général Mémène, alors directeur de la Sûreté nationale togolaise, et Saibou Samarou, futur ministre ? « C'est le général Mémène, un homme de réseau qui sera aussi ministre de l'Intérieur, qui a introduit Robert Montoya à la présidence togolaise », se souvient Saibou Samarou, qui vit aujourd'hui entre Paris et Lomé et vient de mettre un terme à trois ans d'exil.

Seule une petite poignée de hauts responsables togolais et le représentant local de la DGSE, les services secrets français, le lieutenant-colonel Frédéric Verselder, scrutent les activités de l'ex gendarme. En octobre 2004, quelques jours avant le bombardement sur le camp de Licorne en Côte d'Ivoire, un étrange manège sur l'aéroport militaire de Lomé les interpelle. C'est ce qu'a raconté un ancien ministre togolais, François Boko. L'homme a longtemps baigné dans les eaux peu claires du régime Eyadéma. Aux commandes du ministère de l'Intérieur de décembre 2002 à avril 2005, il démissionne ensuite et se réfugie à Paris. Questionné comme témoin le 9 février 2006 par la juge d'instruction aux Armées Brigitte Raynaud, chargée d'enquêter sur les responsabilités dans le bombardement de Bouaké par les familles des victimes françaises, l'ancien ministre répond mais n'en mène pas large. Fait rarissime, il n'a pas signé son procès-verbal d'interrogatoire, promettant de repasser plus tard dans le bureau de la juge pour y apposer son paraphe. Ce qu'il n'a jamais fait ! Pour atténuer ses déclarations, il a pris soin d'y mettre les formes : « Mon souci est de témoigner de ce que j'ai vécu en tant que ministre de l'Intérieur afin de donner un éclairage mais sans esprit aucun de polémique ou de volonté de régler des comptes avec un gouvernement auquel j'ai appartenu. Je tenais à donner cette précision pour éviter toute suspicion qui serait facile... » L'ancien ministre aurait-il des craintes ?
Son témoignage, dont les principaux passages n'ont jamais été publiés, constitue une pièce à charge. À le lire, il s'avère évident que les autorités françaises ont laissé le régime ivoirien se réarmer et préparer une offensive d'envergure dans les dernières semaines de 2004. Avec l'aide d'un ancien gendarme français. Voilà les extraits majeurs du procès-verbal de l'ex-ministre togolais : « Dans les semaines qui ont précédé le 6 novembre 2004 [date du bombardement de Licorne par l'armée ivoirienne], mes services avaient eu leur attention éveillée par des mouvements et une agitation inhabituelle sur l'aéroport de Lomé et sur l'aéroport de Niamtougou, au nord du Togo. En effet, nous avons vu arriver sur la partie militaire de l'aéroport de Lomé un certain nombre de matériels aériens, en particulier l'arrivée des deux avions Sukhoï qui ont été montés sur place, dans cette zone militaire, par des soldats biélorusses, en tenue biélorusse, ce qui était inhabituel. [...] M. Montoya était omniprésent au niveau de l'aéroport de Lomé avec ses personnels biélorusses et s'affairait de façon à la fois inhabituelle et choquante suscitant une certaine inquiétude au sein des services de renseignements togolais. Il faut préciser que le Togo n'a aucun accord de coopération ni d'assistance militaire avec la Biélorussie et cette emprise de M. Montoya sur la partie militaire de l'aéroport de Lomé n'avait aucun cadre légal. De la même façon, mes services avaient remarqué depuis le mois d'octobre 2004 sur l'aéroport de Niamtougou, essentiellement utilisé pour les affaires privées du président Eyadéma, des mouvements d'avion nocturnes et des déchargements de matériels militaires.»

Le ministre va alors évoquer le sujet avec le chef d'État togolais et avec la DGSE : « Nous avions pour certains des états d'âme face à ces arrivées de matériels par rapport à la ligne de conduite du Togo au regard de la situation en Côte d'Ivoire et par rapport au fait que nous mettions côte à côte sur l'aéroport de Lomé des militaires français avec des mercenaires biélorusses qui n'entraient dans aucun cadre de coopération et de défense puisqu'ils s'inscrivaient dans des missions privées. On constatait ainsi à côté des deux jaguars français la présence des avions de guerre sur lesquels s'affairaient les soldats biélorusses. C'est le représentant local de la DGSE, le lieutenant-colonel Frédéric Verselder, qui a attiré notre attention sur ce point. Je lui avais demandé, car il était en même temps conseiller du président Eyadéma, de sensibiliser ce dernier sur cette difficulté comme je l'ai fait moimême en tant que ministre de l'Intérieur. Le président Eyadéma, visiblement gêné, m'a expliqué que le dossier était géré par l'armée togolaise et qu'il évoquerait cette affaire avec l'ambassadeur de France à Lomé. Ce qui a été effectivement fait en présence de M. Riccardo Ghiazza, un associé de Robert Montoya, ce qui a choqué. »

Riccardo Ghiazza, c'est l'homme à qui revient la tâche de s'occuper des animaux du président. Ce qui fait de lui, on l'imagine, un proche parmi les proches du général Eyadéma. Suffisamment pour assister aux entretiens confidentiels du chef de l'État togolais et de l'ambassadeur de France.
Cet homme d'affaires italien est un ancien de la nébuleuse... des Brigades rouges. Depuis, fâché avec l'Italie, il a été naturalisé togolais et s'active en Afrique du Sud : il y a investi dans le business animalier, à tel point que la justice lui a cherché noise pour les mauvaises conditions de traitement de ses éléphants. Versé dans les armes, il projette également de créer dans le nord du Togo une immense réserve façon Out of Africa.

Le jeu passif de la France
Tout le monde est au courant de ces mouvements aériens et de ces arrivages d'armements mais, visiblement, ordre est donné de ne pas bouger le petit doigt. La France voit sous ses yeux se préparer l'offensive du régime ivoirien contre les rebelles des Forces nouvelles, mais laisse faire.

Ainsi, elle donne un coup de pouce au régime de Gbagbo qui peut préparer sans encombre sa riposte. Elle ne se doute pas que les armes qu'elle a laissé se déployer vont se retourner contre ses propres soldats et faire couler le sang français. François Boko, l'ancien ministre, continue son récit devant la juge : « Malgré cette sensibilisation des autorités, la situation n'a pas été modifiée jusqu'au bombardement du 6 novembre 2004. J'ai eu un entretien avec le président Eyadéma sur cette affaire vers le 25 octobre. Après mon entretien avec le chef de l'État dont j'avais fait une synthèse au lieutenant-colonel Verselder, j'avais demandé à ce dernier de "remonter à la charge" auprès du président. Au moment de l'attaque aérienne du 6 novembre, j'étais aux États-Unis et je me souviens de l'avoir appelé pour en savoir plus et évoquer les conséquences de ce que nous avions remarqué et pressenti. Je lui ai demandé s'il avait évoqué comme convenu cette affaire avec le président Eyadéma et il m'a répondu que sa direction parisienne ne l'avait pas autorisé à le faire.»

Quel jeu joue la France en Côte d'Ivoire ? Passive au moment où le régime d'Abidjan s'apprête à mettre en oeuvre son offensive contre les rebelles, elle rechigne à faire la lumière lorsque ses militaires se font tuer par les bombes ivoiriennes. Car après une réaction forte - la destruction immédiate de la flotte aérienne de Gbagbo -, Paris ne cessera de louvoyer. D'un côté, on veutsavoir qui a ordonné le bombardement des Français. Officiellement du moins. À la demande de Michèle Alliot-Marie, qui suit les plaintes des familles des victimes, une enquête est ouverte au tribunal aux armées et confiée à la juge Raynaud.

Mais en fait, l'enquête de la magistrate va montrer la lenteur, voire l'inaction de la France pour faire la lumière. Et dès que la juge va s'approcher de la vérité, on va vouloir la lui cacher.
Reprenons. Les investigations révèlent qu'à deux reprises, les services secrets français se voient « proposer », quasiment sur un plateau, l'équipe slave qui oeuvre sur les avions ivoiriens.

Immédiatement après le bombardement du camp de la force Licorne, un premier groupe de ces mercenaires slaves se retrouve piégé dans l'enceinte de l'aéroport d'Abidjan, encerclé par les Français. Quinze hommes, principalement ukrainiens, mais aussi russes et biélorusses, chargés de l'armement et de la maintenance des avions et hélicoptères russes de Gbagbo ; ils seront retenus « en un lieu sûr, isolé et sécurisé », comme l'assure un rapport estampillé « confidentiel défense ». En fait, après avoir été dûment identifiés et photographiés, ils vont être débriefés par un officier du COS, les forces spéciales, et non par les hommes de la DGSE, qui suivent les affaires de trafics d'armes et de mercenaires.

Michèle Alliot-Marie refuse de déclassifier les auditions des mercenaires

Mais ce qu'ils révèlent doit visiblement rester secret. La juge Brigitte Raynaud va voir au cours de ses investigations les obstacles se dresser devant elle. Le pouvoir politique et la haute hiérarchie militaire ont le droit de savoir; pas la justice, ni les victimes, encore moins l'opinion... La magistrate réclame-t-elle la déclassification des auditions des mercenaires ? Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense, oppose son veto. Seules les photos et les identités de ces mercenaires, ainsi que leur nationalité, ont été remises à la magistrate. De même que d'abondantes pages blanches, barrées d'un trait, signe que de nombreuses informations doivent rester occultées. C'est la première fois qu'un ministre ne se range pas à l'avis de la commission chargée de conseiller le gouvernement sur la levée du secret défense. Concernant ces documents sur les mercenaires, la commission a dit oui à leur déclassification ; la ministre, non. Pourquoi tant de mystère ? D'ailleurs, au cours de cette enquête, de nombreux autres documents ne seront déclassifiés qu'au dernier moment, juste avant la mutation de la juge vers un autre poste, en février 2006...

De toute façon, Paris tient à se débarrasser rapidement de ses hôtes encombrants. L'État-major des Armées ordonne au général Poncet, alors patron de Licorne, de confier les quinze Slaves à l'ambassade de Russie à Abidjan. Témoignant le 9 décembre 2005 devant la juge, le général raconte : « Dès le surlendemain il y a eu intervention de l'ambassadeur de Russie pour les libérer. L'ordre qui m'a été donné était de libérer la quinzaine de Slaves, plus exactement de les remettre aux représentants de l'ambassade de Russie qui représentait les intérêts des différents pays slaves. » Poncet craint la liquidation des types et convoque un membre de la Croix-Rouge à l'heure du rendez-vous. « J'ai voulu me couvrir, car on peut tout imaginer et je ne voulais pas avoir le moindre souci si un jour on les avait retrouvés morts ou brutalisés... » À la juge, le haut gradé fait part de la rumeur qui a couru ensuite dans Abidjan, visiblement sans fondement, selon laquelle deux cadavres de Blancs qui auraient pu être les pilotes des Sukhoï auraient été retrouvés dans la lagune... Le 11 novembre, cinq jours après leur capture, les Slaves sont relâchés et, selon un général, ont été exfiltrés.

Les investigations des services de renseignements, en particulier de la DGSE qui suit habituellement les activités sulfureuses des mercenaires, rebondissent quelques jours après le bombardement des Français. Le 16 novembre 2004, un nouveau groupe de Biélorusses est interpellé au poste frontière d'Aflao, sur la route qui relie la Côte d'Ivoire, le Ghana et le Togo.
Arrivant cahin-caha, le minibus est stoppé pour contrôle à la frontière entre le Ghana et le Togo, à l'entrée de la capitale togolaise. Les huit hommes, accompagnés de deux Ivoiriens, sont de bien méchante humeur et se présentent du bout des lèvres comme « mécaniciens agricoles », « ingénieurs » ou « planteurs », employés dans l'Ouest ivoirien. À l'ambassade de France au Togo, c'est le branle-bas de combat. À lire les notes « très urgent » transmises à Paris, les attachés de police et de défense remuent le ban et l'arrière-ban : l'ambassadeur, les responsables de Licorne, les services de renseignements, l'État-major des armées, le ministère de l'Intérieur, le cabinet de Michèle Alliot-Marie, la ministre de la Défense, tous sont alertés dans les heures qui suivent. « Ces huit Biélorusses sont retenus par les autorités togolaises aux fins de vérification d'identité et, il convient de le souligner, pour permettre aux autorités françaises de se prononcer sur leur éventuelle arrestation s'il s'avérait que ces derniers étaient impliqués dans l'affaire de Bouaké», signale l'attaché de police de l'ambassade à Lomé, le 16 janvier, dans un fax à la place Beauvau. En clair : on met les hommes à disposition des autorités françaises. La mission s'avère aisée : interroger ces Biélorusses, tenter de leur arracher les noms des pilotes qui étaient à bord des deux avions meurtriers et, surtout, l'identité et le mobile des commanditaires... Est-ce le président Gbagbo en personne, un ministre ivoirien, des conseillers à la présidence d'Abidjan, de hauts responsables de l'année ivoirienne qui ont donné l'ordre d'attaquer la caserne française ? Quelle en est la raison ?

La France ne doit pas savoir

Mais rien ne se passe ; Paris ne réagit pas. Pourtant les Biélorusses vont être gardés deux longues semaines, dans le plus grand secret, à la disposition de la France. Le temps qu'un neuvième mercenaire leur rende même visite et soit interpellé à son tour. Evgueni Omelgavko, un Ukrainien, « semblait bien connaître les huit autres et a déclaré être employé par M. Robert Montoya ». C'est ce que révèlent des documents de la DGSE remis à la juge. Le Togo finit donc par renvoyer dans la nature l'équipe de Biélorusses. Simple ratage ? Impossible. Visiblement, les Français ne veulent toujours pas en savoir plus. Ni permettre à la justice, pourtant saisie par le ministère de la Défense, de faire toute la lumière. On le comprend en lisant l'audition d'un patron d'un service de renseignements, le général Michel Masson, à la tête de la Direction du renseignement militaire (DRM), entendu le 17 janvier 2006 par la juge chargée de l'enquête. « À ma connaissance, parmi les mercenaires qui ont passé la frontière du Togo, un Blanc était présumé être l'un des pilotes des avions Sukhoï. De mémoire ce renseignement venait de la DGSE », raconte le haut responsable de la DRM.
La DGSE en sait même beaucoup plus. Dans ce groupe de mercenaires se cachaient les deux pilotes, et non pas un seul... Selon les documents des services, qui évoquent néanmoins des informations « non recoupées », Yury S. et Barys S. étaient aux commandes des deux Sukhoï ivoiriens qui ont bombardé les soldats de Licorne. Quoi qu'il en soit, eux et les autres ont été relâchés, sans même avoir été photographiés, encore moins interrogés par les Français. Reste seulement la copie des passeports des uns et des autres. Ainsi qu'une photo26, prise par une main anonyme dans un vague jardin non identifié, sur laquelle figure un groupe de Slaves et de militaires ivoiriens, remise par les services secrets à la juge. Une fois relâchés, les fameux mercenaires ont été pris en charge par une jeune femme qui les a conduits à Lomé, au Novela Star, un hôtel en bord de mer. Il s'agit de la secrétaire de Robert Montoya, le Français qui a livré les avions Sukhoi à l'armée ivoirienne.

L'ancien gendarme a donc organisé après le bombardement le rapatriement de son équipe de Slaves. Était-il trop proche des militaires tricolores toujours en activité ? La juge d'instruction se demande carrément si la personnalité de Montoya n'est pas de nature à peser sur le bon déroulement des investigations. Elle n'hésite pas à poser la question aux généraux qui défilent dans son cabinet. Est-ce à cause de « la personnalité et des antécédents de M. Montoya » que les Slaves n'ont pas été formellement arrêtés à la frontière togolaise, « d'autant plus que l'un d'eux est identifié comme étant un des pilotes des deux avions Sukhoï », demande-t-elle ainsi au patron de la DRM, le 17 janvier 2006. Devant le général Poncet, la magistrate s'étonne, comme le retranscrit le procès-verbal : « Pour quelles raisons, alors que les familles des militaires décédés sont invitées à aller déposer plainte, y a-t-il une "réserve" qui empêche l'identification des pilotes au niveau judiciaire ? » Prudemment, Poncet, qui a été suspendu par la ministre de la Défense suite au meurtre du « coupeur de routes » ivoirien Firmin Mahé, botte en touche. Avant son départ pour la Délégation interministérielle à la Ville et son remplacement par une autre magistrate, la juge Raynaud a écrit à la ministre de la Défense, Michèle Alliot-Marie, pour s'étonner des obstacles qu'elle a rencontrés au cours de ses investigations. À quoi bon d'une main saisir la justice et de l'autre bloquer son enquête ? Depuis le changement de juge, le dossier n'a pas progressé sur ce point. L'affaire du bombardement de Bouaké a causé bien des ennuis à Robert Montoya. Après des années passées à l'ombre du pouvoir de feu le dictateur Gnassingbé Eyadéma, protégé par le clan familial, voilà le ministre de la Défense togolais qui le soupçonne de trafic d'armes et dépose plainte27. Dans le marigot franco-africain, on se dit désormais : si le Togo lâche Montoya, c'est que Paris en a assez de le voir faire n'importe quoi. L'ancien gendarme français est perquisitionné par...les gendarmes togolais. Ses bureaux, son domicile sont ratissés de fond en comble. Quatorze ordinateurs, plusieurs centaines de disquettes sont saisies, des collaborateurs entendus.
La « Françafrique » des belles années n'est plus ce qu'elle était. Mais Montoya vit toujours au Togo.