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L'Europe est capable de créer son propre réseau social


Rédigé par leral.net le Jeudi 21 Août 2025 à 00:00 | | 0 commentaire(s)|

Lorsque j’ai créé mon premier site web en 1998, Internet suscitait chez moi l’impression d’un espace infini. Vous pouviez publier quelque chose à Berlin, que d’autres à Boston ou à Belgrade pourraient consulter quelques secondes plus tard. Aujourd’hui, un petit nombre de monopoles technologiques accaparant l’attention et entravant l’innovation, ce sentiment de lien entre les individus n’existe plus.
L'Europe est capable de créer son propre réseau social
Grâce à leurs puissantes plateformes, les géants des médias sociaux contrôlent la majeure partie de l’architecture sous-jacente du monde numérique. Meta (qui possède Facebook et Instagram), X et plusieurs autres fonctionnent en vase clos, et leurs algorithmes dissuadent les utilisateurs de quitter leurs plateformes, en rendant moins visibles les publications qui contiennent des liens sortants. C’est ainsi que les individus se retrouvent coincés sur une seule plateforme, et qu’ils continuent de scroller sans réfléchir – un résultat diamétralement opposé à la vision originelle d’Internet, celle d’un réseau de communautés et de sites interconnectés.

L’Europe doit prendre conscience de ce phénomène de dépendance systémique, qui menace la souveraineté numérique du continent. De la même manière que l’Union européenne s’efforce de réduire sa dépendance à l’égard des fournisseurs extérieurs en matière de semiconducteurs, de cloud computing et d’IA, elle doit en faire de même en ce qui concerne les médias sociaux. Les plateformes dominantes génèrent des profits grâce aux utilisateurs européens, en captant leur attention et en vendant leurs données, tout en payant peu d’impôts  et en contournant les réglementations. Leur infrastructure propriétaire façonne de plus en plus nos vies, qu’il s’agisse des actualités qui nous sont présentées, ou de la manière dont nous nous exprimons sur Internet.
Bien que les responsables politiques européens s’inquiètent depuis longtemps d’une concentration du pouvoir d’entreprise entre les mains des grandes sociétés de médias sociaux, ainsi que de l’influence de celles-ci sur la société et la politique, il est indispensable que l’élection présidentielle américaine de l’an dernier alerte l’ensemble des Européens. Le milliardaire de la tech Elon Musk n’a en effet pas hésité à user de X comme d’une arme, après avoir racheté en 2022 cette plateforme anciennement connue sous le nom de Twitter, pour aider Donald Trump à se faire réélire, en promouvant des contenus qui lui étaient favorables. Musk menace par ailleurs depuis d’interférer dans les élections européennes.

Une solution consiste à investir dans des alternatives européennes. Seulement voilà, les dirigeants politiques européens formulent systématiquement la même excuse, selon laquelle il n’existerait pas d’option viable. La nouvelle stratégie numérique internationale  de la Commission européenne témoigne de ce scepticisme quant à la capacité de l’Union européenne à s’émanciper des Big Tech, les dirigeants politiques européens préférant appeler à une collaboration avec les États-Unis pour remédier à ce problème de dépendance.

Or, cette position néglige l’émergence depuis quelques années de sites de médias sociaux fondés sur des protocoles ouverts  décentralisés. Dans leur principe comme dans leur conception, ces nouvelles plateformes diffèrent profondément des mastodontes américains tels que X et Instagram. Elles restituent en effet le contrôle aux utilisateurs, réduisent la hiérarchisation des contenus, et incitent à l’innovation.

Le meilleur exemple réside sans doute dans le protocole AT, qui sous-tend Bluesky, plateforme qui affiche une croissance rapide avec aujourd’hui près de 36 millions d’utilisateurs. Conçu pour l’interopérabilité, le protocole AT permet aux utilisateurs d’être propriétaires de leurs données, et de contrôler les algorithmes qui alimentent leurs fils d’actualité. N’importe qui peut développer des applications sur le système décentralisé – ce qui signifie qu’aucune entreprise ne peut être dominante – et les utilisateurs peuvent facilement passer d’une plateforme à une autre, en emportant avec eux leurs followers et leurs contenus, sans jamais avoir à repartir de zéro.
Cet attachement au pluralisme contribue à briser le monopole des Big Tech dans le domaine des médias sociaux, qui entrave l’innovation européenne depuis des dizaines d’années. Plusieurs entreprises européennes ont d’ores et déjà utilisé le protocole AT pour créer des plateformes telles que SkyFeed  et Graysky.

D’autres s’efforcent de protéger et de développer cet écosystème social loin de l’emprise des géants technologiques. La campagne « Free Our Feeds  » entend veiller à ce que l’infrastructure sous-jacente demeure régie dans l’intérêt des citoyens. Enfin, la nouvelle initiative Eurosky, menée par un groupe de technologues européens bénévoles dont je fais partie, vise à créer des outils (tels qu’une modération des contenus intégrée et alignée sur les lois de l’UE) ainsi qu’une infrastructure sur le protocole AT, permettant aux développeurs européens de bâtir et de faire évoluer des plateformes capables de rivaliser avec les géants des médias sociaux.
Les protocoles ouverts ne constituent pas un projet utopique. Ils sont voués à bouleverser le statu quo des médias sociaux, pour créer un monde numérique plus démocratique. Il est par conséquent nécessaire que les dirigeants politiques européens considèrent ces cadres de médias sociaux comme des infrastructures critiques, et qu’ils investissent dans leur développement.

Les médias sociaux doivent s’inscrire au cœur de l’agenda de souveraineté numérique de l’Europe. Le développement de plateformes européennes fondées sur un cadre en open source contribuerait à protéger le discours démocratique contre les manipulations étrangères, à créer de la valeur économique pour le continent, ainsi qu’à permettre aux utilisateurs européens de médias sociaux de contrôler les algorithmes qui façonnent les contenus qu’ils visionnent. Les pays extérieurs à l’UE pourraient par ailleurs bénéficier de ces efforts de remise en cause de la domination des Big Tech.

L’univers d’Internet s’est égaré. C’est aujourd’hui le secteur technologique américain qui décide en grande partie de la manière dont ce monde numérique est développé et utilisé. L’Europe peut nous permettre de retrouver l’Internet originel, en promouvant un écosystème de médias sociaux fondé sur le pluralisme, pas sur la polarisation. Il faudra néanmoins pour cela que les dirigeants politiques soient prêts à se battre pour une nouvelle infrastructure numérique véritablement sociale.
Sebastian Vogelsang est le développeur de Flashes, une application de partage de photos et de vidéos, basée sur le protocole AT.
© Project Syndicate 1995–2025



Source : https://www.lejecos.com/L-Europe-est-capable-de-cr...

La rédaction