Cela pourrait passer pour une anecdote amusante : alors que le très conservateur Etat américain de l’Utah rejetait récemment un projet de loi permettant aux parents d’inscrire leurs enfants à des cours d’éducation sexuelle, le site pornographique xHamster renvoyait tous ses utilisateurs locaux (on dit les Utahains) sur sa plate-forme d’éducation sexuelle. Pardon ? Une chaîne Youtube d’éducation sexuelle… accolée à l’un des plus énormes diffuseurs de porno bourrin ? On se croirait dans un cauchemar de Christine Boutin, pourtant on ne rêve pas. Outre le coup publicitaire (en pornographie comme ailleurs, sans surprise : plus c’est gros, plus ça passe), xHamster est la deuxième plate-forme à utiliser cette stratégie en deux semaines.
Nous apprenions ainsi, début février, que Pornhub ouvrait son Centre de bien-être sexuel (heureusement qu’ils ont rajouté « sexuel », j’allais m’allonger sous mon clavier pour attendre l’arrivée du masseur suédois) au contenu gentillet, où les jeunes peuvent poser leurs questions à des docteurs – dites-moi, les experts en gang-bang, comment on fait les bébés ?
Guerre pour la suprématie et la renommée
Alors, que se passe-t-il au royaume du porno ? Déjà, une guerre pour la suprématie et la renommée : xHamster, XVideos et Pornhub luttent avec acharnement pour la première place du classement mondial des plates-formes de diffusion pornographiques – difficile de savoir qui exactement se trouve en tête, mais dans un marché ultra-compétitif, tout le monde voudrait être calife.
La deuxième bataille est éthique : ces diffuseurs sont régulièrement accusés de sexisme, d’homophobie, de racisme, de piratage (complètement hors de contrôle, comme le montrait le récent documentaire de la réalisatrice Ovidie), et bien sûr de corruption morale. On blâme la pornographie pour tout, parfois pour n’importe quoi.
Si certaines conséquences sont discutables (l’addiction à la pornographie n’existerait pas – ou du moins ne suivrait pas les circuits de récompense propres aux addictions scientifiquement démontrées comme la cocaïne), d’autres sont sans appel : les filles se sentent obligées de s’épiler intégralement ou d’accepter des pratiques qu’elles ne désirent pas, les garçons ont la pression, trouvent leur pénis trop petit et leurs éjaculations misérables.
Ce sont les jeunes de moins de 25 ans qui subissent les pires effets d’une exposition trop intense, ou trop exclusive, ou trop prématurée, à la pornographie. Il est donc parfaitement logique que cette dernière prétende les « aider » plutôt que les enfoncer dans des spirales de vulnérabilité.
Un imaginaire d’adolescentes « bousculées »
Les grandes marques de fast-food ou de soda suivent la même stratégie : les enfants en première ligne. C’est simple, efficace. Tout le monde aime les enfants. Personne ne contestera la cause des enfants (alors qu’on contestera peut-être le réchauffement climatique ou les droits des femmes).
On sait que l’éducation sexuelle manque, qu’elle a peu de moyens. Alors pourquoi pas les sites pornographiques ? Si les jeunes s’y « instruisent » de toute façon, pourquoi n’y trouveraient-ils pas une éducation sexuelle adaptée à leurs besoins ?
Pour le dire clairement : parce que c’est une arnaque. Il n’y a aucun lien visible sur la page d’accueil de xHamster vers sa chaîne éducative (judicieusement nommée The Box – la boîte de quoi ? De Pandore ?). En revanche, voici le descriptif de la première vidéo qui m’est proposée ce matin : « teenageuse ethnique violemment baisée par la bouche ». En image ? Une jeune Noire en train de se faire étrangler.
Même logique chez Pornhub: des liens emmènent les internautes depuis les vidéos éducatives vers des pages d’accueil mettant volontiers en scène un imaginaire d’adolescentes « bousculées » (pour le dire poliment)… sans qu’on puisse faire la démarche inverse, qui permettrait de passer du hard au soft, de la représentation à l’explication. Les concepteurs ont oublié ! C’est pas de chance, quand même !
Disqualification d’office
Il n’y a pourtant pas de raisons d’opposer pornographie et éducation. La pornographie n’est qu’une mise en scène explicite de ce qu’habituellement, on tient caché. Elle peut être photographique, littéraire, auditive. Et si les jeunes se sentent mal à l’aise lors des apprentissages en groupe et qu’ils préfèrent un support vidéo, il n’y a aucune raison de s’en priver.
Visualiser ne suffit pas, certes, mais cela peut combler la curiosité et compléter une information. Des sites comme LoveMatters ou MakeLoveNotPorn prouvent que c’est possible. Du moins, si deux conditions sont respectées : un contenu de qualité et une bienveillance dans les intentions.
Du côté du contenu, rien de bien compliqué : donner des faits, des cadres, apprendre à questionner les savoirs par soi-même – si on y arrive en philo, on y arrivera en porno.
Du côté de la bienveillance, au contraire, ça coince. Les grosses plates-formes du X sont disqualifiées d’office : on ne peut pas éduquer au respect de la main gauche et présenter de la main droite une ado noire attrapée par la gorge avec comme sous-titre « abuse de moi, s’il te plaît » (non qu’on doive interdire les fantasmes de viol, mais là, il va falloir un minimum de contextualisation).
Instrumentalisation du filon éducatif
Au-delà de cet aspect spécifique, c’est aussi notre bienveillance collective qu’il faut interroger. Nous ne sommes pas toujours convaincus qu’il faille éduquer à la sexualité (« c’est naturel », « tu sauras quoi faire le moment venu »), surtout si cet apprentissage dépasse les questions purement vitales de reproduction et de protection (transmettre la vie, garder la sienne intacte).
Notre paternalisme nous pousse à protéger les jeunes de toute exposition aux nœuds du problème : le désir, le plaisir, le rapport aux corps, la multiplicité des orientations sexuelles, les imbrications et contradictions propres à la condition humaine… et la frustration, bien sûr. Ces débats ne sont pas seulement non consensuels : ils sont chronophages. Invendables.
C’est pourquoi il n’est pas envisageable, en l’état actuel, de proposer une pornographie éducative commerciale de masse. Les institutions publiques seraient incapables de se mettre d’accord sur un programme. Il faudrait produire des vidéos différentes pour chaque classe d’âge. Pas mal de parents sauteraient au plafond. On se retrouverait avec un service minimum hypocrite, insatisfaisant.
Et pour leur part, comme l’actualité le démontre, les groupes privés se contenteraient d’instrumentaliser le filon éducatif pour recruter leurs futurs clients. Combien d’argent peut-on gagner avec du X raisonnable, impeccable, avec port systématique du préservatif, acteurs de tous âges et toutes ethnicités, dialogues sur le consentement, pénis de 14 centimètres et orgasmes réalistes – donc, parfois, pas d’orgasmes ? Soyons sérieux.
Pour résumer, proposer des vidéos pornographiques comme ressource éducative (parmi d’autres) n’a rien d’impossible. Le problème, c’est que l’Etat ne peut pas s’en charger, et que les intérêts privés ne devraient surtout pas s’en charger. Divertir et instruire ? Ce n’est pas pour demain.
Maïa Mazaurette (Journaliste au Monde)