Leral.net - S'informer en temps réel

LE FMI N’A RIEN DÉVOILÉ, C’EST LE SÉNÉGAL QUI S’EST MIS À NU

Rédigé par leral.net le Mardi 18 Novembre 2025 à 00:25 | | 0 commentaire(s)|

EXCLUSIF SENEPLUS - Ce n’est pas un régime qui a échoué ; c’est un mode de gouvernance qui s’est effondré. Contrairement aux représentations nationalistes ou aux réflexes d’orgueil politique, la restructuration n’a rien d’un acte d’humiliation

On l’oublie trop souvent : dans l’univers impitoyable des finances, les États ne chutent pas lorsque les caisses se vident, mais lorsque la confiance se brise. Les marchés ne sanctionnent pas seulement les chiffres ; ils frappent d’abord les hésitations du pouvoir, les incohérences du discours, les micro-fissures qui annoncent un doute institutionnel. Quand ce doute s’installe tout en haut de l’exécutif, la confiance – cette monnaie sans visage mais essentielle – se délite à la vitesse d’une rumeur devenue certitude. C’est exactement ce qui se joue aujourd’hui autour du Sénégal depuis la révélation de la dette cachée. Contrairement au récit commode d’un FMI intrusif venant « dévoiler » une anomalie comptable, le scandale n’a exposé qu’une évidence longtemps tue : ce n’est pas le FMI qui a levé le voile, c’est l’État lui-même qui s’est retrouvé nu, pris dans les contradictions de sa propre ingénierie budgétaire. Dès lors, chaque prise de parole publique – gouvernementale ou institutionnelle – façonne désormais la perception du risque, non parce qu’elle serait fautive, mais parce que les marchés lisent dans chaque mot un signal de stabilité ou de tension, un indicateur de prévisibilité ou de désalignement institutionnel.

Il existe, dans la vie d’un pays, des moments où les récits protecteurs s’effondrent et où la nation doit affronter ce qu’elle refusait de voir. Le Sénégal est dans ce moment de vérité. Deux décennies durant, il s’est construit l’image rassurante d’un « modèle » ouest-africain – stabilité, institutions solides, orthodoxie budgétaire, démocratie prévisible. Mais ce récit ne résiste jamais à la comptabilité publique, où seuls les faits demeurent. La révélation d’une dette occultée de 7 milliards de dollars (environ 4 200 milliards de FCFA) a brisé l’illusion d’une gestion exemplaire, exposant les angles morts de l’État et une culture institutionnelle permissive qu’il faut désormais questionner.

La véritable question n’est donc pas « qui a fauté ? », mais qui aura le courage de regarder la réalité en face. La dette cachée n’est pas seulement un passif financier ; c’est un test institutionnel qui impose de choisir entre l’entêtement et la restructuration, entre l’orgueil politique et la lucidité économique, entre la perpétuation d’un système producteur d’angles morts et la refondation d’une gouvernance fondée sur la transparence et la cohérence. Derrière ce choc comptable se cache une interrogation plus décisive : le Sénégal peut-il se regarder sans maquillage politique, sans déni institutionnel, sans se réfugier dans les mythes qui ont longtemps tenu lieu de boussole ? Ce moment n’est pas seulement budgétaire ; il est existentiel. Il questionne la capacité du pays à affronter ses vulnérabilités, à repenser la gouvernance financière et à restaurer la lisibilité qui fonde toute crédibilité souveraine. Cette crise n’est pas un incident. C’est un tournant. De la manière dont le Sénégal le franchira dépendra la trajectoire politique, institutionnelle et macroéconomique de la décennie à venir.

I. Quand les illusions budgétaires ont rattrapé l’État

L’affaire de la dette cachée n’est ni un accident, ni un mystère. C’est l’aboutissement d’une mécanique institutionnelle bien rodée : celle qui consiste à fragmenter la responsabilité financière entre différentes entités publiques pour rendre le passif moins visible.

Pendant plus d’une décennie, plusieurs agences stratégiques ont contracté des emprunts massifs sans que ces engagements n’apparaissent dans les comptes consolidés de l’État. Dans le secteur de l’énergie, Senelec s’est engagée dans des programmes de modernisation et de contrats d’achats d’électricité d’un ordre de grandeur de plusieurs centaines de milliards de FCFA, avec un plan d’investissements de près de 700 milliards inscrit dans son plan stratégique 2016-2020 et des dettes récurrentes envers les producteurs indépendants et fournisseurs de combustibles. Du côté de Petrosen, la participation de la compagnie nationale aux projets GTA et Sangomar repose largement sur des prêts et arrangements financiers conclus avec BP, Kosmos et Woodside, pour un total de plusieurs centaines de millions de dollars. Quant à AIBD SA, le développement du hub aéroportuaire a mobilisé au moins plusieurs centaines de milliards de FCFA d’engagements, dont 470 milliards officiellement reconnus et 200 milliards de la (Redevance pour le Développement des Infrastructures Aéroportuaires (RDIA) consommés dans des contrats dont la justification reste à clarifier.

Toutes ces dettes n’ont pas été contractées dans le secret. Ce qui est resté obscur, en revanche, c’est leur classification. Elles n’étaient pas considérées comme des dettes souveraines, mais comme des engagements « autonomes », échappant aux normes de consolidation exigées par les standards internationaux. Une zone grise comptable s’est créée, révélant un décalage entre la réalité des engagements publics et leur traduction dans les tableaux officiels.

Lorsque les audits – appuyés par le Fonds monétaire international (FMI) – ont recalculé la dette selon le cadre du Government Finance Statistics Manual (GFSM 2014), la réalité est apparue sans filtre. Le Sénégal n’avait pas une dette maîtrisée : il avait une dette sous-estimée. Une fois consolidés, les engagements publics font grimper la dette à des niveaux supérieurs à 100 % du PIB, rapprochant le pays des trajectoires observées au Ghana ou au Sri Lanka avant leurs crises respectives. Dans le même temps, les eurobonds sénégalais ont vu leurs rendements s’envoler à près de 14 %, la signature financière du pays a été affaiblie, et le programme du FMI a été provisoirement suspendu. Le Sénégal est ainsi entré dans cette zone grise où un État n’est pas encore en défaut, mais où les marchés commencent sérieusement à douter de sa capacité à l’éviter.

II. Le mythe des coupables : sortir de la bataille des narratifs

Comme dans toute crise systémique, la tentation immédiate est celle de la simplification. À mesure que la réalité s’impose, deux lectures rapides se sont installées dans le débat public. La première accuse les institutions financières internationales d’avoir construit une mise en scène punitive. La seconde, adoptée par le régime en place, consiste à faire de l’ancien pouvoir le coupable unique, comme si la totalité des dysfonctionnements relevait d’une seule gouvernance.

Ces narratifs sont politiquement efficaces, mais analytiquement fragiles. La dette cachée n’est pas née d’un événement soudain. Elle est le produit d’une pratique institutionnelle prolongée, où la fragmentation de la gestion publique a permis d’occulter des engagements massifs. Le FMI n’a pas inventé la multiplication des dettes fournisseurs de Senelec, ni l’opacité des garanties d’État dans les partenariats gaziers. L’ancien régime n’a pas inventé la pratique, sous-régionale, d’entasser les arriérés dans les hôpitaux publics ou de multiplier les agences autonomes sans consolidation budgétaire. De 2014 à 2023, les dettes fournisseurs du secteur énergétique ont été recyclées en arriérés, les hôpitaux publics ont accumulé des déficits équivalant parfois à deux années de fonctionnement, et plusieurs PPP ont été conclus sans que la contrepartie de l’État ne soit comptabilisée comme dette. Pendant ce temps, les institutions internationales félicitaient le Sénégal pour sa discipline budgétaire, sans exiger une consolidation exhaustive.

La vérité est donc structurelle, pas circonstancielle. Ce n’est pas un régime qui a échoué ; c’est un mode de gouvernance qui s’est effondré. Un mode de gouvernance qui confond performance politique et opacité comptable, qui valorise les annonces plus que les évaluations, et qui fait des bilans publics des espaces de communication plutôt que de vérité. Le problème n’est pas la politique. Le mal se dissimule dans la culture institutionnelle qui a permis à la dette de devenir un angle mort.

III. Restructurer ou s’entêter : la vraie décision politique

Le Sénégal se trouve à un carrefour stratégique où deux voies s’offrent à lui : assumer la nécessité d’une restructuration ou persister dans un déni aussi coûteux que périlleux. Contrairement aux représentations nationalistes ou aux réflexes d’orgueil politique, la restructuration n’a rien d’un acte d’humiliation. C’est une opération de gestion, presque chirurgicale, à laquelle ont eu recours des économies très différentes : l’Argentine en 2020, la Zambie en 2021, le Ghana en 2022, le Sri Lanka en pleine implosion en 2022, et le Mozambique entre 2016 et 2020. Tous ont restructuré non par faiblesse idéologique, mais parce que les chiffres les y avaient contraints. Même les régimes qui se posent en parangons de souveraineté, comme celui du capitaine Ibrahim Traoré au Burkina Faso, négocient discrètement des financements concessionnels avec le FMI pour éviter la paralysie budgétaire.

Ce que montre l’expérience internationale est limpide. Un pays ne restructure pas par manque d’honneur, mais parce qu’il refuse de s’enfoncer dans une spirale où le service de la dette absorbe l’essentiel de ses marges de manœuvre et compromet la soutenabilité économique. La restructuration est donc une méthode : elle réduit le stock de dette, allonge les échéances, baisse les taux d’intérêt et libère des ressources indispensables pour l’éducation, la santé, l’énergie ou les infrastructures. Refuser cette option serait un pari risqué. Le Sénégal ne peut durablement financer une dette consolidée à près de 130 % du PIB sans sacrifier ses priorités sociales et sans compromettre sa stabilité financière. Le véritable défi n’est donc pas technique ; il est psychologique et politique. Il consiste à dépasser les narratifs d’honneur blessé pour admettre que la rationalité économique impose un réaménagement de la dette. À défaut, le pays se trouve contraint de recourir à des financements locaux ou sous-régionaux de plus en plus coûteux, au risque de provoquer un effet d’éviction qui assèche le crédit destiné aux entreprises et aux ménages. La question centrale est alors la suivante : le pays a-t-il la maturité institutionnelle pour choisir la lucidité plutôt que l’orgueil ?

IV. La confiance, nouvelle monnaie salvatrice du Sénégal

La crise de la dette révèle une vérité fondamentale. Les finances publiques ne reposent pas seulement sur des chiffres, mais sur un actif immatériel bien plus fragile : la confiance. Dans l’économie mondialisée, la confiance circule comme une monnaie : elle s’apprécie lentement, s’effondre vite, et possède un pouvoir de transformation bien supérieur à celui du franc CFA ou des recettes d’exportation. Ce n’est pas le niveau absolu de l’endettement sénégalais qui inquiète les marchés – de nombreux pays vivent avec des ratios supérieurs – mais l’impression d’un État dont la parole chancelle, dont la stratégie semble mouvante, et dont les chiffres paraissent instables.

L’incertitude, aujourd’hui, est devenue la première menace macroéconomique. Incertitude sur la véracité des comptes publics après la révélation de dettes consolidées. Incertitude sur la gouvernance des entreprises publiques et la qualité de leurs bilans. Incertitude sur la cohérence des messages délivrés par l’Exécutif, oscillant entre prudence technique et impulsions politiques. Incertitude, enfin, sur la trajectoire budgétaire réelle du pays. Or les marchés ne fonctionnent ni à l’émotion, ni au patriotisme, ni à l’espoir. Ils fonctionnent à la clarté. Ils ne demandent pas l’euphorie : ils demandent un plan. Une ligne de conduite stable, un calendrier crédible, une méthode assumée. Ils sanctionnent l’improvisation bien plus que la difficulté, et ils récompensent la cohérence même en période de turbulence.

Restaurer la confiance exige donc un effort systémique : transparence totale des engagements publics, discipline budgétaire soutenue, gouvernance resserrée des entreprises publiques et un leadership politique capable de produire un discours unifié. Le Sénégal n’est pas dépourvu d’atouts. Sa stabilité institutionnelle, son capital humain et son prestige diplomatique restent solides. Mais ces ressources ne produisent leurs effets que lorsqu’elles s’accompagnent d’une gestion rigoureuse. La confiance est un capital invisible, mais vital. Le Sénégal devra le reconstruire, centime par centime.

Conclusion

La crise de la dette cachée n’a rien d’une fatalité tombée du ciel. Elle agit comme un miroir implacable, renvoyant au Sénégal l’image réelle de ses fragilités institutionnelles. Ce miroir oblige à dépasser les réactions émotionnelles pour aborder la question sur son véritable terrain : celui de la crédibilité de l’État, de la solidité de ses mécanismes de contrôle, et de la maturité collective d’une nation confrontée à la vérité de ses chiffres. Les crises ne détruisent pas les États. Ce qui les détruit, c’est l’aveuglement volontaire, l’incapacité à regarder la réalité en face et à assumer la responsabilité des décisions difficiles. Le Sénégal ne basculera pas parce qu’il choisit de restructurer sa dette ; il sombrera au contraire s’il persistait dans la dénégation, dans l’orgueil mal placé ou dans les narratifs commodes qui l’empêchent d’affronter la situation avec lucidité. Ce moment n’annonce ni un effondrement ni une déchéance. Il ouvre un seuil, celui où le pays peut passer de la gestion approximative à la gouvernance méthodique ; d’une vision fragmentée à une stratégie cohérente ; d’une économie sous tension à un modèle plus robuste et mieux ancré dans les réalités contemporaines.

La dette cachée peut devenir un gouffre si elle continue d’être perçue comme une anomalie à dissimuler ou un héritage à instrumentaliser. Mais elle peut également se transformer en tremplin si elle est reconnue comme un catalyseur de réforme, une opportunité d’assainissement, un point de départ pour rebâtir la confiance et repenser l’architecture financière de l’État. Au fond, le choix est d’une simplicité redoutable : persister dans l’illusion ou franchir le cap de la maturité institutionnelle. La trajectoire future du Sénégal dépendra de ce choix.

Dr Mamadou Akila Bodian

Laboratoire des Études Sociales

Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN-UCAD)

Université Cheikh Anta Diop de Dakar

Alternate Headline: 
LE FMI N’A RIEN DÉVOILÉ
Alternate Subheadline: 
EXCLUSIF SENEPLUS - Ce n’est pas un régime qui a échoué ; c’est un mode de gouvernance qui s’est effondré. Contrairement aux réflexes d’orgueil politique, la restructuration n’a rien d’un acte d’humiliation - PAR MAMADOU AKILA BODIAN
Primary Section: 
Secondary Sections: 
Archive setting: 
Unique ID: 
Farid


Source : https://www.seneplus.com/economie/le-fmi-na-rien-d...