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Talla Sylla, président du Jëf Jël : “Le courage n'était pas digital”


Rédigé par leral.net le Lundi 13 Octobre 2025 à 16:21 | | 0 commentaire(s)|

“Ce matin, une lueur dans la pénombre de l'aube naissante, mon téléphone a vibré. Ce n'était pas un message anodin, mais une mémoire ravivée, un écho d'un autre temps : « Joyeux anniversaire d'arrestation ».

Cette date, le 13 octobre 1998, est gravée en moi. C'est le jour où l'aube a perdu son innocence, pour prendre le visage de geôliers. Le jour où ma vie a basculé dans le bruit des verrous. Les chefs d'inculpation résonnent encore, comme un funeste refrain : « Offense au Chef de l’Etat, diffusion de fausses nouvelles, provocation à l’insurrection ». Des mots lourds, des accusations destinées à briser un homme, à étouffer une voix. Et puis, le mandat de dépôt.

Rebeuss. Pour moi, ce n'était plus seulement une prison, mais une « seconde résidence » sous l'ère d'Abdou Diouf, un lieu familier et pourtant, si hostile. Nil novi sub sole, disait Salomon. Rien de nouveau sous le soleil. Je n’en suis sorti que six mois plus tard, le 13 avril 1999, après une dernière étape à la prison du Camp pénal.

Mais la prison n'est pas qu'un lieu de privation, c'est aussi un creuset de rencontres et de luttes insoupçonnées. Au secteur 5, j'ai partagé le quotidien du regretté Mademba Sock, emprisonné avec ses frères du Sutelec. Ce n'était pas une simple cohabitation ; c'était la naissance d'une connexion profonde avec le monde du travail sénégalais, une fraternité scellée derrière les barreaux. Je me souviens encore de l'étonnement du régisseur découvrant dans la presse, la lettre ouverte que j'avais adressée à Mademba, mon voisin des cellules 35 et 38. Déjà, dans l'ombre de la détention, nous pensions l'avenir, son entrée en politique, car nous savions que certaines contradictions ne se résolvent qu'au niveau central, au cœur du pouvoir.

Notre combat ne s'arrêtait pas à nos propres cas. Un autre fut mené, acharné et méthodique, pour une liberté fondamentale : celle de prier, de chanter sa foi. Pour que les Zikrulaas et les Khassaïdes puissent s'élever des différents secteurs de la prison, sans que les prévenus en subissent les conséquences. Chaque victoire, même la plus petite, était une brèche dans les murs de l'oppression.

Puis vint le procès, celui que l'on nomma le procès de la « jeunesse malsaine ». Une ironie mordante, car nous portions fièrement cette étiquette que le pouvoir nous avait accolée en 1988. Face à nous, une phalange d'avocats qui étaient plus que des défenseurs : ils étaient nos frères de génération, nos camarades de combat. Feu Maître Bassel, Maîtres Elhadji Diouf, Souleymane Ndéné Ndiaye, Samba Bitèye, et le coordonnateur de ce collectif héroïque, feu Maître Khassim Touré. Ils furent les artisans d'une magnifique bataille judiciaire qui, un jour, devra être racontée aux nouvelles générations.

Dans la salle du Tribunal du Cap Manuel, des visages amis témoignaient par leur seule présence. Des journalistes courageux, venus couvrir l'événement, étaient là pour porter la voix de ceux qu'on voulait faire taire : Souleymane Niang, Souleymane Jules Diop… et un certain Aliou Sall, qui deviendrait plus tard, maire de la ville de Guédiawaye.

Je n'ai jamais demandé de liberté provisoire. J'avais invité mes amis du Jëf Jël à s'abstenir de toute manifestation, tant que la loi était, en apparence, respectée. Je me suis toujours perçu comme un citoyen devant se soumettre à la Justice de son pays. Mon choix était d'aller au procès, de me tenir debout et de prouver que je n'avais pas tort. Je me contentais de « vivre ma prison », Tëdd sama cachot, comme on dit chez nous.

Aujourd'hui, alors que le mot « patriote » est brandi comme un étendard par ceux qui nous gouvernent, je ressens le devoir de rappeler ces temps. Ont-ils conscience que le chemin qu'ils empruntent a été pavé par les sacrifices silencieux de leurs aînés ? Que la liberté dont ils jouissent, a été arrosée de la sueur et des larmes de ceux qui ont connu les cachots ?

Le patriotisme n’était pas numérique et le courage n’était pas digital.

J'ai voulu partager ces fragments de mémoire, en attendant de livrer l'intégralité de ce chemin dans mon livre à paraître : Entre le marteau et la clé, un destin sénégalais.
Pour que nul n'oublie.”

Talla Sylla

Ousseynou Wade