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Lundi 12 Octobre 2009

BONNES FEUILLES DU LIVRE DE CHEIKH YERIM SECK : « Kéba Mbaye : Parcours et combats d’un grand juge »


Kéba Mbaye, c’était le grand juge mais aussi le père de famille modèle. Quelques extraits du livre « Parcours et combats d’un grand juge » de Cheikh Yérim Seck le démontrent encore. Ses amis n’ont vu le fils de Abdoul Bana et de Coura Mbengue s’emporter qu’une seule fois : quand en 1991, le journal satirique Le Cafard Libéré lui a consacré un article au vitriol intitulé « Kéba Mbaye : Une nomenklatura ».



BONNES FEUILLES DU LIVRE DE CHEIKH YERIM SECK : « Kéba Mbaye : Parcours et combats d’un grand juge »
« Un père de famille modèle »

Au cours des vacances scolaires de l’année 1950, Mariette Diarra, une belle Soudanaise à la peau claire, rend visite à ses parents établis à Kaolack où son père, fonctionnaire de l’administration coloniale, est en poste. Kéba Mbaye, qui vient d’obtenir son baccalauréat et prépare sa rentrée à l’université, passe ses vacances dans sa ville natale, aux côtés de sa mère adorée. Quand il rencontre Mariette, c’est le coup de foudre. Ils ne se quitteront plus. En 1951, le fils de Coura Mbengue, wolof à la noirceur d’ébène, musulmane et adepte de la confrérie tidjane, épouse la jeune fille au teint métissé, issue d’une famille de Bambaras de confession chrétienne. De leur union naîtront sept enfants. « Nous avons d’adorables enfants à l’éducation desquels j’ai sacrifié les tentations (politique, polygamie) qui attiraient les jeunes gens de ma génération. Je ne l’ai pas regretté », dira Kéba. Et à juste titre.(…) « Il avait un sens de la famille que ses ascendants n’avaient pas et que ses descendants n’ont pas non plus, témoigne Abdoul. Sur le plan familial, il se sentait fondateur de quelque chose, d’une « tribu » comme il aimait le dire. » Pour insuffler aux siens le sentiment d’appartenance à un groupe, il leur disait toujours qu’ils formaient « une tribu ». « C’était une tribu parce qu’il y avait un chef de tribu qui se trouvait être lui. C’était une tribu parce qu’elle ne s’arrêtait pas à sa descendance directe. Il y avait tous les alliés (beaux-fils et belles filles) qu’il intégrait totalement dans la famille. Mais également les petits-fils et les arrières petits-fils. Toutes les grandes cérémonies religieuses (Tabaski, Korité…) et autres (fête de fin d’année, Pâques…) étaient une occasion pour réunir la tribu, pour lui prodiguer des conseils et pour la remobiliser autour des valeurs du travail et de l’intégrité, renchérit Abdoul. Celui que dans la famille on appelait le « pater » exerçait son rôle de chef certes dans la concertation, mais également en décidant quand il le fallait. Instituteur, il prenait le temps de l’explication pour convaincre. Quand il voulait donner un conseil, il paraît d’exemples qu’il avait vécus ou constatés autour de lui. « Mais, coupe Abdoul, il décidait tout net quand il voyait que son argumentation se heurtait à un refus de comprendre ou à la moindre mauvaise foi de son interlocuteur. C’était une forte personnalité qui savait aussi s’imposer. Il prenait toutefois des positions raisonnables et mûrement réfléchies. La preuve, l’âge adulte venu, tous ses enfants ont continué à lui demander conseil avant de prendre une décision importante. La rétrospective montrait qu’on n’avait pas regretté de tenir compte de ses avis. Et, par-dessus tout, lui-même s’imposait en exemple de par son comportement et ses attitudes irréprochables. »

Pieux, sportif et dévoué au travail

Dans sa vie de tous les jours, réglée comme une horloge, Kéba Mbaye enseigne en effet à son entourage des valeurs comme la prière, l’attachement au sport, le culte du travail… À entendre Mariette, « il se lève tous les jours très tôt le matin, se soumet à des exercices de gymnastique, fait ses ablutions pour préparer sa prière, honore son devoir religieux, prend son petit-déjeuner et rejoint son bureau pour travailler. À 7 h 30 mn, il est déjà à la Cour suprême qu’il ne quitte qu’à 20 h passées, lorsque tout le monde est déjà rentré chez lui. Il n’interrompt son travail que pour prier. C’est son attachement à la religion qui m’a convaincue, catholique de naissance, de me convertir à la religion musulmane. Les deux après-midis du week-end, il laisse tout pour s’adonner au sport. D’abord au tennis. Plus tard, quand il a eu des problèmes de dos, il s’est converti au golf, qui est devenu sa grande passion. » Après, bien sûr, celle qui venait avant toutes les autres : l’éducation de sa progéniture. C’est un euphémisme : Kéba Mbaye aimait ses enfants et tenait par-dessus tout à ce qu’ils réussissent. Né dans une famille pauvre, élevé dans l’indigence, il a fait ses études dans des conditions de privation dont il a toujours eu l’obsession de protéger ses enfants. Sa vie professionnelle n’a pas toujours été prospère. Il a connu des tensions de trésorerie, mais sa progéniture n’en a jamais rien senti. Ainsi des dures années qu’il a passées à l’Enfom, à Paris. « J’y ai précédé Mariette qui m’y a rejoint avec nos quatre premiers enfants, raconte-t-il. J’y ai mené une vie dure. Je n’avais comme revenu que la solde d’instituteur de laquelle je devais défalquer la somme destinée à mes parents à Kaolack. J’ai passé les hivers avec un imperméable. Mariette n’avait que deux robes et deux paires de chaussures. Par contre, les enfants n’ont manqué de rien. »

La seule fois où Kéba Mbaye a perdu son sang-froid

Kéba Mbaye s’est « saigné » pour mettre ses enfants dans les meilleures conditions, afin de mettre toutes les chances de réussite de leur côté. Quand il quittait son travail, il se convertissait en répétiteur, obsédé que ses rejetons maîtrisent toutes leurs leçons. Voilà pourquoi il n’a jamais pu tolérer la moindre accusation de piston pour expliquer la réussite exceptionnelle de sa progéniture. Cet homme au calme olympien, imperturbable devant l’Eternel, impossible à déstabiliser, a, une seule fois, de mémoire de tous ses amis, perdu son sang-froid. Nous sommes à l’aube des années 1990. Une semaine après son retour à Dakar, après un séjour de neuf ans à La Haye, il est accueilli par un article au vitriol, paru dans le numéro 158 du 13 février 1991 du Cafard Libéré, un journal satirique très lu à l’époque. Intitulé « Kéba Mbaye : Une nomenklatura », l’article en cause est une charge d’une rare violence contre un homme que son parcours et ses qualités ont jusqu’ici placé à l’abri de toute critique. »(…) « L’article de votre journal m’a blessé, lance Kéba à son hôte. On ne nous a rien donné à mes enfants et à moi-même. J’allais à l’école pieds nus. Atteint de gale, je me grattais le corps jusqu’à saigner. C’est le week-end qu’on me lavait l’unique caftan que je portais tous les jours de la semaine pour aller en classe. Arrivé à la vie active, je n’ai jamais appartenu à un réseau, ni à un parti, ni à un syndicat ni à aucune coterie d’aucune sorte. J’ai progressé par mon travail et par mon intégrité. Mes enfants ont fait les meilleures écoles du monde parce que je me suis « saigné » pour tout consacrer à leurs études. Et ils ont brillamment réussi. Si le fait d’être fils d’un ancien président de la Cour suprême de ce pays ne leur donne pas plus de droits, il ne leur en impose pas moins pour accéder aux postes de responsabilité. Je comprends le désarroi de ceux que leur ascension gêne. D’autant qu’Abdoul a trouvé une BHS mal en point qu’il a redressée. Cheikh Tidiane a sorti la Sonatel du trou pour en faire aujourd’hui l’une des plus fortes entreprises du Sénégal. Les chiffres et les résultats sont là. Quant à mes filles, elles ont relevé le défi d’avoir fait de bonnes études qui leur ont ouvert de beaux horizons professionnels. Elles sont aujourd’hui suffisamment autonomes pour ne pas courir derrière une dot. Les attributs des hommes qu’elles ont choisis importent peu. Elles ont épousé ceux qu’elles m’ont dit qu’elles aimaient. Et c’est l’essentiel à mes yeux ».

A ses enfants : « « On est ce qu’on décide d’être et de faire de sa vie. Vous pouvez être les seigneurs du Sénégal de demain comme vous pouvez en devenir les valets… »

Kéba ne détestait rien tant qu’on touchât injustement à sa famille. Il adorait ses enfants, comme en témoigne cette anecdote qu’un de ses enfants raconte avec beaucoup de pudeur. Un jour, sa fille aînée, Aminata, descend de l’école en pleurs. Elle sort d’une altercation violente avec une de ses camarades de classe, fille d’un des chauffeurs de la Cour suprême. « Elle m’a méchamment dit que mon père est un griot », rapporte-t-elle à ses parents. « Rétorque-lui que son père est le chauffeur de ton père », s’emporte Kéba. Avant de ressaisir : Tu vois, ma fille, pourquoi je te dis toujours de bien travailler à l’école. Il faut que tu sois toujours première de ta classe. Demain, tu auras un bon travail. La fille qui t’insulte travaillera sous tes ordres. Elle verra que tu travailles bien et que tu es honnête. Elle te respectera. Comme son père me respecte. » Kéba Mbaye était convaincu d’une chose : les notions de gueer(noble), guéweul(griot), teug(bijoutier ou forgeron), woudé(coordonnier)…survivances de la division sociale du travail dans le Sénégal précolonial, ne sont convoquées que par des gens qui ont des handicaps à combler dans le Sénégal d’aujourd’hui. Tous ses enfants sont unanimes : chaque fois qu’il leur prodiguait des conseils, il leur martelait : « On est ce qu’on décide d’être et de faire de sa vie. Vous pouvez être les seigneurs du Sénégal de demain comme vous pouvez en devenir les valets. Ne vous arrêtez pas à des considérations dépassées. Construisez votre vie sur des valeurs d’excellence et d’intégrité. Soyez les meilleurs. N’acceptez pas que quelqu’un de votre génération vous devance. Le jour où vous serez en position de commander d’autres, offrez-vous en exemple par votre compétence et votre sens de l’éthique. Vos subordonnées vous aimeront et vous révèreront, car ces deux qualités forcent le respect et l’estime. « Comme nombre de gens brillants, Kéba Mbaye est élitiste et déteste les médiocres. Un après-midi qu’il revient du sport, il s’arrête en face de la rue du 18 juin où son fils est en train de jouer au football avec ses amis, et l’interpelle. « Tu es en année d’examen, Pape. Et tu ne peux pas avoir un petit bac. N’as-tu pas des exercices à faire ? »(…)

Le film de sa démission en 1993

« Au lendemain de l’élection présidentielle du 21 février 1993, le dépouillement des résultats s’enlise. Saisi dans un premier temps par la Commission nationale de recensement des votes, le Conseil constitutionnel lui retourne sa copie. Les jours passent et amplifient les protestations au fil des comptages et recomptages. (…)L’opposition entame une contestation du résultat du scrutin avant l’heure. Alors que les barons du Parti socialiste(PS, au pouvoir) le pressent de proclamer le verdict avant qu’il n’y voie clair, Kéba Mbaye réunit le Conseil constitutionnel qui rend un arrêt, lequel dit, en substance : « en cas de blocage, il revient aux magistrats membres de la Commission nationale de recensement des votes de trancher la question sur laquelle porte ce blocage. » Cette précaution prise, il se sent soulagé, convaincu dorénavant de pouvoir partir sans laisser le chaos derrière lui. A 2 h 30 du matin, dans la nuit du 1er au 2 mars 1993, il se lève, rédige une lettre de démission, demande à son épouse, Mariette, de la lui lire à haute voix. Avant de lui dire : « Il faut, dès 4 h du matin, que le chauffeur t’emmène à Kaolack. Donne à ma mère la primeur de la nouvelle avant qu’elle ne panique en l’apprenant à la radio. Rassure-la, dis-lui que c’était la meilleure décision à prendre. Et que j’en ai informé au préalable mon guide spirituel Abdoul Aziz Sy, khalife général des tidjanes, qui n’a pas trouvé d’objection. » Dans sa lettre parvenue très tôt le matin à Abdou Diouf, portée en main propre par Famara Ibrahima Sagna, le juge écrit : « J’avais quitté, de mon propre gré, la Cour internationale de justice de La Haye(fonction la plus honorifique et la plus rétribuée à laquelle un juriste puisse rêver) pour me reposer. (…) Tel un séisme, l’annonce de la nouvelle jette un trouble sur une élection présidentielle déjà fort discréditée. Abdou Diouf et Kéba Mbaye se parlent au téléphone en début de matinée. Quand celui-ci joint ensuite son fils aîné, Abdoul Mbaye, il lui dit : « Pape, je t’informe que j’ai démissionné. » « Papa, est-ce que c’est le moment, avec tous les problèmes en suspens du processus électoral ? », objecte son fils.(…)Plus tard dans la journée, il confie à son aîné : « J’ai eu ce matin au téléphone Abdou Diouf à qui j’ai exposé mes raisons. Nous devons nous rencontrer pour de plus amples explications. Je te tiens au courant. » Diouf ne le verra pas de si tôt. Dès après sa conversation du matin avec le juge démissionnaire, son entourage réussit à le convaincre que ce dernier a posé un acte de sabotage sciemment calculé : assommer le processus électoral, créer le vide institutionnel afin de se positionner comme un recours. Abattu par l’effet de surprise, désemparé, Diouf y croit et se braque. »

Source : Lasquotidien.com
Alio Informatique






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