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Juppé : "Pour l'instant, pas d'option militaire" en Syrie

Rédigé par leral.net le Vendredi 16 Mars 2012 à 19:46 | | 0 commentaire(s)|

Le ministre français des affaires étrangères, Alain Juppé, insiste sur une transition politique en Syrie et met en exergue la fermeté de Paris sur la question nucléaire iranienne. Et, en exclusivité sur Lemonde.fr, il développe ses idées pour l'Europe. Voici la version intégrale de l'entretien qu'il a accordé au "Monde".


Juppé : "Pour l'instant, pas d'option militaire" en Syrie
Le sénateur américain John Mc Cain demandait récemment : "Combien faut-il de morts en Syrie, 10 000 ? 20 000 ?, pour enfin agir ?". Qu'en pensez-vous ?

Naturellement, c'est un cauchemar. Ce régime est devenu fou. Nous soutenons Kofi Annan pour mettre en oeuvre son mandat, mais nous ne serons pas dupes des manoeuvres syriennes. Le régime de Damas s'est lancé dans une fuite en avant sanguinaire. Je continue à penser qu'il n'y a pas pour l'instant d'options militaires. Il est exclu que nous nous lancions dans une telle opération sans un mandat des Nations unies, et les conditions pour un tel mandat ne sont pas rassemblées.
Alors quel autre type d'intervention du Conseil de sécurité peut-on envisager ? J'ai cru percevoir dans le langage de Sergueï Lavrov (ministre des affaires étrangères russe) une légère évolution. Mais pour l'instant, cela n'a pas amené la Russie à changer véritablement de pied et à accepter une résolution qui nous donnerait la base juridique pour une intervention de l'ONU.

J'ajoute que la situation, objectivement, est assez différente de celle que l'on a connue en Libye. Il y a des opposants dont l'attitude affaiblit gravement l'opposition - tant qu'ils continueront à se déchirer et à s'opposer les uns aux autres, l'intérieur et l'extérieur. Nous faisons tout pour essayer de les rassembler autour du Conseil national syrien (CNS), et les convaincre d'être plus inclusifs, d'accueillir des Alaouites, des chrétiens. Ils n'y parviennent pas assez.

Peut-on envisager ce que suggérent les Russes, c'est-à-dire de renoncer à l'exigence d'un transfert du pouvoir en Syrie, pour obtenir un arrêt des violences ?

Le plan de la Ligue arabe ne prévoit pas le départ de Bachar Al-Assad du pouvoir. C'est sa mise à l'écart, et plus exactement, la désignation de son vice-président pour négocier et engager la transition. C'est vraiment le minimum.

Je reconnais qu'il y a un vrai dilemme. Peut-on bloquer une résolution qui ne serait qu'une résolution humanitaire sans aucune dimension politique au risque de laisser se poursuivre les massacres ? Ou faut-il accepter ce compromis peu glorieux au risque de pérenniser le régime ? C'est extrêmement difficile. C'est pour cette raison qu'il y avait une forte pression, lundi, à l'ONU, pour aller dans ce sens, de Ban Ki-moon, des Britanniques, des Américains.

Vous laissez entendre que la France a refusé de se contenter d'une sorte de demi-mesure...

J'ai deux lignes rouges. Je ne peux pas accepter que l'on présente les oppresseurs et les victimes sur le même plan. L'initiative de la cessation des hostilités doit donc venir du régime. La seconde : on ne peut pas se contenter d'une déclaration humanitaire et d'un cessez-le-feu - il faut absolument faire référence à un processus de règlement politique fondé sur la proposition de la Ligue arabe.

A-t-on sous-estimé la capacité de résistance du régime syrien ?


Sans doute. On pensait qu'il y aurait davantage de défections et plus rapides. Cela commence à se craqueler. Il faut voir que ce régime ne recule devant aucune espèce de barbarie. Les familles des ambassadeurs ou celles des généraux sont prises en otages, purement et simplement. On les menace, si jamais ils font défection, de représailles. On a peut-être mal mesuré la férocité de ce régime. Et de la personnalité même d'Assad.

La France est-elle favorable à ce que des armes soient livrées - par quiconque - à l'opposition ?

Non. Cela me rappelle, malheureusement, un débat que nous avons eu, en d'autres temps, sur l'ex-Yougoslavie. Fallait-il maintenir l'embargo sur les armes ? Au risque de pénaliser les Bosniaques face aux Serbes ? Nous avions tranché en disant : ne facilitons pas une escalade militaire et donc ne livrons pas d'armes. Là, nous sommes un peu dans le même schéma : livrer des armes, c'est précipiter la Syrie dans une guerre civile qui risque d'être épouvantable, car nous voyons bien la détermination de chacune des communautés.

Je suis navré de voir que la hiérarchie chrétienne, catholique ou orthodoxe, continue à lier son sort à Bachar Al-Assad. Nous comprenons les craintes des chrétiens, mais leur avenir sera meilleur dans une Syrie démocratique.

Avec la Syrie, sommes-nous face aux limites de la politique d'interventionnisme mise en oeuvre dans d'autres dossiers ?

D'une certaine manière, à cause du blocage imposé par deux membres permanents du Conseil de sécurité. Mais nous allons persévérer. En Côte d'Ivoire, en Libye, cela a marché. Quoi qu'on dise de la situation en Libye aujourd'hui, je suis fier de ce que l'on a fait. Il le fallait, sinon Kadhafi aurait massacré le peuple de Benghazi et continuerait à opprimer. Il y a des circonstances où le Conseil de sécurité est efficace, comme au Timor, où l'on a arrêté une guerre.

"LA SÉCURITÉ D'ISRAËL" FACE À L'IRAN

Vous avez évoqué l'Iran au Conseil de sécurité. Avez-vous eu le sentiment, à l'issue de la visite de Benyamin Nétanyahou aux Etats-Unis, début mars, que le risque de scénario militaire israélien avait reculé ?

Non. Je n'ai pas eu le sentiment non plus qu'il avait avancé. Au sein du groupe E3 + 3 (les six puissances chargées du dossier), nous sommes prêts à reprendre le dialogue, sans précondition. Les Iraniens soufflent en permanence le chaud et le froid. Faut-il faire des concessions pour engager un processus de négociation ? La France est d'une très grande fermeté. Pas de précondition iranienne et pas de levée des sanctions tant que les conditions fixées par la résolution 1929 ne sont pas remplies.

La politique de la France est parfois jugée trop stricte, trop hostile à des compromis... Comme beaucoup semblent prêts à des compromis, au moins nous sommes la garantie que ces compromis ne seront pas excessifs. En tout cas, en Israël, on considère que la France est un pays ferme dans ses convictions et dans ses attitudes et que c'est plutôt protecteur pour Israël.

La France, à l'inverse des Etats-Unis et du Royaume-Uni, n'a jamais dit que toutes les options sont sur la table. Si un scénario militaire a lieu, la France condamnerait-elle cette action ? Refuserait-elle d'y prendre part ? Je ne souhaite pas me mettre dans des scénarios qui ne sont pas actuels. Le président, dans son discours à l'ONU en septembre, a dit que si la sécurité d'Israël était menacée la France se rangerait au côté d'Israël.

Cela veut-il dire que la France n'exclut pas de prendre part à une action militaire dès lors qu'elle aurait été déclenchée ?

Non. C'est dans l'hypothèse où Israël serait attaqué que nous nous rangerions à ses côtés, ce n'est pas pour l'aider à attaquer d'autres pays.

En 2011, la France est intervenue en Libye et en Côte d'Ivoire. Dans un monde changeant, l'outil militaire est-il pour la France un attribut essentiel de puissance ?

Il y a des moments où, pour faire prévaloir le droit, il faut la force. Et c'est une constante historique. L'Europe pourrait bien s'en inspirer en continuant à se doter d'une véritable politique de sécurité et de défense communes.

Le recours à cet outil militaire, c'est une composante du sarkozisme ?

Non. Une composante du gaullisme. Une défense nationale capable de protéger nos intérêts, c'est une constante du gaullisme et Nicolas Sarkozy l'incarne aujourd'hui.

"REDONNER DU SENS À L'EUROPE"

Nicolas Sarkozy a critiqué Schengen. François Hollande veut revoir l'accord sur l'euro. Est-on dans une course électorale à la renégociation de traités européens?

Je ne comprends absolument pas ce parallèle. D'un côté, un traité qui crée un vrai gouvernement économique européen, qui vient d'être négocié, qui doit entrer en vigueur et qui donne déjà des résultats positifs. D'un autre côté, un traité qui a 17 ans et dont les défaillances sont visibles. Le discours de Villepinte est un discours fondateur pour l'Europe, il redonne du sens à la construction européenne, dans une perspective que je trouve profondément gaulliste.

Qu'est-ce qu'est que l'Europe ? L'Europe n'a de sens dans un monde multipolaire que si l'on arrive à convaincre les Européens que l'Europe les protège. Et une Europe qui protège, cela veut dire trois choses. D'abord, une Europe qui a des frontières et les fait respecter. De ce point de vue, Schengen ne marche pas. La frontière gréco-turque notamment est une passoire. L'idée du président est de demander de faire pour Schengen ce que l'on a fait pour la zone euro, c'est-à-dire de mettre en place un vrai pouvoir politique, avec un président stable de la zone Schengen, un Conseil des chefs d'Etat et de gouvernements de la zone Schengen, des mécanismes de contrôle.

Le deuxième élément, c'est une Europe qui défend ses intérêts économiques dans le monde. Il faut que l'on fasse vraiment une révolution intellectuelle par rapport à la philosophie du traité de Rome de 1957, c'es-à-dire le culte de la concurrence pure et parfaite. Nous ne sommes plus dans ce monde-là. Ce n'est plus possible. Il faut arrêter de casser les regroupements d'entreprises européennes qui pourraient constituer des champions européens, sans doute en position dominante à l'intérieur des frontières de l'Union, mais en concurrence totale avec les Chinois, les Américains et d'autres...

Il faut, par ailleurs, instituer dans nos accords commerciaux, le principe de réciprocité. C'est fondamental. Nous avons complètement ouvert nos marchés publics. Le Japon, presque zéro, la Chine, zéro, les Etats-Unis, pas grand-chose… Ce n'est plus du libre commerce, c'est de la naïveté intégrale !

Le troisième volet d'une Europe qui protège, c'est une Europe qui n'est pas spectateur mais acteur, c'est-à-dire qui se dote d'une politique étrangère. J'ai suggéré des pistes de progrès à Mme Ashton, dans une lettre diffusée à tous les Etats-membres. La politique de sécurité et de défense commune, voilà une autre cohérence, un nouvel élan qui peut être donné au projet européen.

Le 15 février dernier, à Strasbourg, dans un discours devant le Parlement européen, vous avez dit " ce que nous voulons, c'est une Europe qui garde l'ambition des solidarités de faits, ces solidarités, nous voulons les consolider (…) en particulier, l'espace Schengen ". Ne tordez-vous pas vos propos aujourd'hui pour des raisons électoralistes ?

Je défends l'espace Schengen ! Le président a dit très clairement que nous voulons renforcer les contrôles aux frontières extérieures pour préserver un acquis essentiel, la libre circulation à l'intérieur de l'espace Schengen. Ce que nous voulons, c'est qu'il fonctionne réellement, qu'il ne soit pas une passoire. Car sinon, il va à l'explosion. Il y a quelques mois les Danois du jour au lendemain ont rétabli des contrôles à leurs frontières. Et entendre la presse britannique nous donner des leçons sur l'espace Schengen, alors que la Grande-Bretagne a obtenu un " opting out " pour ne pas en être, cela fait sourire. Les Grecs nous disent qu'il y a 60 000 clandestins qui passent la frontière gréco-turque, nous, nous pensons qu'il y en a 150 000 minimum.

Vous évoquez l'Europe de la défense, mais elle semble bien mal en point…

Contrairement aux propos du candidat socialiste, nous avons beaucoup travaillé sur la PSDC (politique de sécurité et de défense commune). Elle existe, elle a fait des opérations militaires ou paramilitaires nombreuses et certaines couronnées de succès. Il y en a une toujours en cours au large des côtes de la corne de l'Afrique. Au mois de décembre, nous avons obtenu de haute lutte, après une rude discussion avec les Britanniques, trois décisions importantes. La première, le lancement de nouvelles opérations de PSDC, dont deux en cours de préparation, une à nouveau dans la corne de l'Afrique et une autre au Sahel face à AQMI. Il s'agit de formation et de logistique et non de soutien militaire sous le drapeau de la PSDC.

La deuxième décision obtenue, c'est l'activation du centre d'opérations européen que l'on a fait accepter par les Anglais et que nous sommes en train d'appliquer pour les opérations dans la Corne en Afrique. La troisième, c'est la mise au point de onze projets, sous l'égide de l'Agence européenne de défense, de mutualisation de certaines capacités européennes. Et les Américains sont très intéressés par le projet de mutualisation des ravitailleurs en vol, car cela peut permettre à l'Europe de soutenir leurs propres efforts. Il est très important de continuer à se déployer sur ce plan-là.

C'est difficile avec les Britanniques. J'ai toujours dit que le traité de Lancaster House était une brique franco-britannique à apporter à l'édifice européen, mais il est difficile de les en convaincre. La deuxième difficulté, c'est qu'il y a une volonté politique dans le cadre du triangle de Weimar que l'on a élargi à l'Espagne et à l'Italie, mais derrière, il n'y a pas assez de répondant capacitaire.

L'Allemagne n'est pas nécessairement un meilleur partenaire que les Britanniques pour faire l'Europe de la défense ?

Conceptuellement, les Allemands sont d'accord avec nous. Ils sont eux-mêmes dans une réforme de la Bundeswehr qui vient beaucoup plus tard que la nôtre. Ils ont d'autres priorités pour l'instant.

Lorsque vous parlez d'une Europe gaulliste, faut-il comprendre une Europe où l'intergouvernemental est en train de l'emporter sur le communautaire ?

Nous avons trouvé un bon équilibre. La Commission a son rôle à jouer. Dans le cadre des orientations qui lui sont données par le pouvoir politique, c'est-à-dire le Conseil européen. La Commission a tout son rôle : dans la nouvelle gouvernance économique par exemple, c'est elle qui propose des sanctions quasiment automatiques et les Etats ne peuvent s'opposer à leur mise en œuvre qu'à la majorité qualifiée. Sur Schengen, elle aura aussi tout son rôle à jouer pour faire fonctionner Frontex. On est en train d'inventer ce qui n'existe nulle part : une fédération d'Etats-nations où les chefs d'Etat et de gouvernement donnent les orientations politiques car ils ont la légitimité démocratique, et où la Commission joue tout son rôle pour mettre en œuvre ses orientations.

C'est un mixte Juppé-Séguin?

Plus Delors si vous voulez sourire. Pour moi, l'essentiel, c'est que Nicolas Sarkozy, une fois de plus, a pris l'initiative pour redonner du sens à la construction européenne.

SOURCE:lemonde.fr