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Les nouvelles villes de l'autoritarisme


Rédigé par leral.net le Lundi 22 Septembre 2025 à 00:00 | | 0 commentaire(s)|

Rares sont les idées politiques aussi radicales et présentées de manière aussi trompeuse que les « villes de la liberté ». Promue par l’élite techno-libertaire de la Silicon Valley, et récemment adoptée par un certain nombre de politiciens de droite tels que Donald Trump, cette idée consiste à créer des enclaves d’innovation déréglementées, alimentées par le numérique et planifiées de manière centralisée.
Les nouvelles villes de l'autoritarisme
Le concept semble prometteur. Les partisans de ces « freedom cities » entendent couper court aux lourdeurs administratives, relancer l’innovation, et résoudre la crise du logement aux États-Unis. Dans la réalité, ces projets risquent de devenir des citadelles réservées aux plus fortunés, des fiefs de dirigeants d’entreprise, intrinsèquement fondés sur l’inégalité. Car si leurs défenseurs  parlent le langage de la liberté, le modèle proposé confie la gouvernance aux conseils d’administration des entreprises plutôt qu’aux urnes.

L’idée de base, consistant à utiliser des espaces bâtis comme des plateformes d’expérimentation, ne doit cependant pas être rejetée. Tout au long de l’histoire, les villes ont en effet servi de creuset aux réformes politiques et économiques. De l’Athènes péricléenne à la Barcelone d’aujourd’hui, les communautés urbaines ont été à l’origine d’innovations en matière de gouvernance, de planification et de participation. Ainsi, le défi réside moins dans la construction de nouvelles villes que dans la nécessité que celles-ci servent la démocratie plutôt que de la mettre à mal.

La proposition  formulée par Trump en 2023 pour la construction de dix villes de la liberté sur des terres fédérales ne sort pas de nulle part. Ce concept s’inspire en effet intellectuellement  du modèle de « ville à charte » élaboré par le lauréat du prix Nobel d’économie Paul Romer, pensé à l’origine  comme un levier de renouveau économique dans les pays en voie de développement. Les investisseurs en capital-risque ont par la suite réinterprété cette idée, en envisageant des villes-startups gérées par le secteur privé, isolées de toute surveillance. Un certain nombre d’investisseurs tels que Sam Altman, Marc Andreessen, Brian Armstrong et Peter Thiel promeuvent  ces enclaves en tant que terrains d’essai pour l’IA, les biotechnologies et la fintech. Plusieurs dizaines de nouvelles villes  sont proposées par des think tanks tels que l’American Enterprise Institute sur des terres fédérales. De même, une nouvelle Coalition pour les villes de la liberté  œuvre pour qu’en soient construites « autant que le marché pourra en supporter ».

Plusieurs expérimentations sont déjà en cours. Au Honduras, l’éphémère projet « Próspera » a été soutenu par des investisseurs américains, et a brièvement fonctionné selon son propre système réglementaire, avant de succomber à des oppositions démocratiques et poursuites judiciaires. En Californie, Andreessen et ses partenaires ont lancé le projet « California Forever  », visant l’installation de 400 000 personnes dans le comté de Solano, créé pour contourner les restrictions de zonage. Le mouvement Seasteading  de Thiel va encore plus loin, en envisageant des cités-États autonomes dans les eaux internationales. En 2025, des investisseurs ont dévoilé un projet  d’enclave de haute technologie au Groenland. Présentée comme un pôle d’intelligence artificielle, d’énergie de pointe et de géoingénierie, cette enclave est critiquée pour son caractère néocolonialiste, susceptible de menacer des écosystèmes protégés et des terres indigènes.

Au fond, ces projets consistent moins à améliorer les villes qu’à repenser la souveraineté. L’investisseur providentiel Balaji Srinivasan envisage des « États en réseau  », gouvernés au travers de la blockchain par des communautés en ligne, qui acquerraient des terrains au moyen de financements participatifs. Le blogueur d’extrême droite Curtis Yarvin promeut quant à lui des « monarchies d’entreprise  », dirigées par des PDG non élus. Ce qui unit toutes ces visions, ce n’est pas la passion de l’urbanisme, mais l’hostilité  à l’égard de la démocratie. La citoyenneté devient un abonnement, la gouvernance un service, et les droits des individus une considération secondaire.

L’éternelle critique de l’inefficacité de l’État confère à ces projets un alibi politique. Les partisans des villes de la liberté s’insurgent contre les règles de zonage, les délais d’obtention de permis et la surveillance, en s’appuyant sur des frustrations largement répandues en matière de logement et d’infrastructures. Ils considèrent le droit du travail, les protections environnementales et la participation citoyenne comme des inefficiences à balayer au moyen de l’« optimisation ». La ville qui en résulte s’apparente ainsi davantage à Amazon qu’à Athènes : efficiente, centralisée, axée sur les bénéfices, et exempte de mécanismes démocratiques obligeant à rendre des comptes.

L’histoire nous met en garde. Si les capitales planifiées de haut en bas telles que Brasilia  et Chandigarh  ont offert une architecture éblouissante, elles ont en revanche échoué à créer des communautés résilientes et inclusives. Les villes-usines du XXe siècle ont démontré  combien le contrôle du logement et des services par les entreprises accentuait les inégalités, et malmenait les droits des individus. En l’absence de garde-fous, les villes de la liberté risquent de répéter ces erreurs, sous le vernis moderne du numérique.

Les villes ont d’un autre côté toujours constitué des moteurs du renouveau démocratique, et pourraient le redevenir. Athènes a institutionnalisé la participation civique à travers la boulê et la dikasteria (respectivement des conseils et des tribunaux gérés par les citoyens). Bien qu’imparfaites au regard des normes modernes, ces institutions étaient révolutionnaires dans la mesure où elles considéraient la gouvernance comme un exercice collectif.

Plus tard, au XIXe siècle, les phalanstères de Charles Fourier ont inspiré des expériences  de l’habitat coopératif. Au XXe siècle, le quartier Freetown Christiania  de Copenhague et la ville d’Arcosanti  en Arizona ont constitué des exemples d’autogestion et de durabilité alternatives. Plus récemment, Barcelone a été la première ville à mettre en place des plateformes numériques participatives, Vienne  et Zurich ont développé l’habitat coopératif, tandis que Taipei  et Helsinki  ont créé des biens communs technologiques citoyens. Ces exemples imparfaits mais instructifs démontrent que la réinvention urbaine peut renforcer la démocratie plutôt que de la malmener.

Il est nécessaire que les progressistes ne cèdent pas aux techno-autoritaristes, et qu’ils se réapproprient le débat sur la liberté. Les nouvelles villes pourraient faire office de laboratoires de l’innovation démocratique. Elles pourraient faire intervenir des assemblées participatives plutôt que des chartes d’entreprise. Le logement pourrait être considéré comme un droit plutôt que comme un investissement. La souveraineté numérique l’emporterait alors sur le colonialisme numérique. Les outils existent d’ores et déjà : gouvernance coopérative, conception adaptée au climat, services de base universels et biens publics numériques sont aujourd’hui expérimentés à travers le monde.

La bataille autour des villes de la liberté dépasse les considérations de zonage, d’impôts et d’utilisation des terrains. Elle concerne l’avenir de la gouvernance politique elle-même. Le choix est clair, et nous ne pouvons pas nous permettre de l’ignorer. Le premier chemin conduit à des archipels privatisés, caractérisés par les privilèges, optimisés à des fins d’efficience, fondés sur les algorithmes et la surveillance. L’autre mène à des plateformes citoyennes, susceptibles de renouveler la démocratie, ainsi que d’exploiter les technologies pour favoriser l’inclusion sociale et économique.

Robert Muggah, cofondateur de l’Institut Igarapé et de SecDev Group, est membre du Conseil mondial du futur sur les villes de demain du Forum économique mondial, et conseiller auprès de Global Risks Report. Carlo Ratti, directeur du Senseable City Lab au MIT, est cofondateur du bureau international de design et d’innovation Carlo Ratti Associati.
© Project Syndicate 1995–2025
 



Source : https://www.lejecos.com/Les-nouvelles-villes-de-l-...

La rédaction