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Tariq Ramadan, penseur universel:« C’est vrai que c’est difficile de mourir dans la voie de Dieu, mais sachez que c’est encore plus difficile d’y vivre » ( Hassan al-Banna )

Rédigé par leral.net le Jeudi 10 Mai 2018 à 12:33 | | 0 commentaire(s)|

Que considérez-vous comme votre plus grande réussite professionnelle ?

Je n’analyse pas ma vie en terme d’échec ou de réussite puisque même des échecs ont été des succès, même des succès ont été des annonces de choses moins intéressantes par la suite. Je ne réfléchis pas comme ça du tout, moi. Je n’ai pas l’impression d’avoir réussi quelque chose de particulier.

Sur le plan humain je suis papa, donc je pourrais dire que c’est quelque chose, mais ce n’est pas achevé encore, je ne suis pas sûr d’avoir réussi à être un bon père. Mes enfants sont grands maintenant, mais je ne suis pas sûr de ça, donc ce n’est même pas un succès, pas parce que je considère que mes enfants sont des ratés, (rires) mais c’est que je n’ai pas de notion de succès comme ça. J’ai des notions d’un travail à continuer tout le temps. J’ai travaillé dans l’humanitaire, j’ai avancé des choses.

Mon succès n’est pas l’achèvement de mes projets, mais la contribution à un mouvement. Donc, oui j’ai participé à un mouvement de pensée pour ce qui concerne le renouveau de la pensée musulmane, mais c’est une pierre parmi tant d’autres. C’est une vague qui se fond dans beaucoup d’autres choses.

Qu’est-ce qui vous apporte du bonheur ?

Le bonheur pour moi n’est pas une finalité en soi. J’ai commencé ma vie philosophique sur la notion de souffrance. J’ai été attiré par les poètes parce qu’il y avait de la tristesse. Le bonheur n’est pas une fin en soi, les plus belles choses naissent des blessures. Je ne me pose pas la question de ce qui me rend heureux, mais de ce qui me donne le plus de paix. Et ce qui me donne le plus de paix, c’est la cohérence, ou c’est le moins d’incohérence. Je suis quelqu’un qui est plutôt triste. Dans l’essentialité des choses, pas dans la vie. J’aime l’humour, rire mais dans l’essence de l’être je dirais que la tristesse fait beaucoup plus partie de mon cadre de pensée, et puis la question de comment je gère la souffrance.

Comment gérez-vous, justement, la souffrance ?

Je la regarde en face, je ne lui cherche ni les prétextes de la culpabilité ni les prétextes de la responsabilité d’autrui. Ce n’est pas un hasard que j’ai choisi d’étudier Nietzsche quand j’étais jeune ; mon master portait justement sur la notion de souffrance chez lui. Je suis assez d’accord avec cette idée : dites-moi ce que vous faites de votre souffrance et je vous dirai qui vous êtes. Est-ce que vous vous cachez derrière votre souffrance ? Est- ce que vous y trouvez des prétextes ? Est-ce que vous cherchez des causes qui sont extérieures à la souffrance en elle-même ?

D’où vous vient ce rapport à la tristesse ? De votre rapport à la vie ? A l’humain ? De votre vécu ?

Je dirais les trois. La vie, c’est une belle aventure qui finit mal de toute façon. Qui finit mal pas parce que nous partons, je ne pense pas que ma mort c’est la mauvaise fin, mais les gens qui sont autour de nous. Partir soi c’est presque épiphénomènal par rapport à la perte de ceux que l’on aime ou de ceux qui ont croisé notre vie, la mort d’autrui est beaucoup plus signifiante en terme de souffrance que sa propre perte. On ne sera jamais à son enterrement. Dans la dimension de la spiritualité, il y a toujours ceci. La vie est une prison. Cela a traversé toutes les plus grandes philosophies et c’est vrai. La seule vraie liberté, c’est la liberté du cœur, la vie extérieure c’est souvent des emprisonnements, des dépendances. La responsabilité par rapport aux échéances de la vie, si vous y réfléchissez bien finalement c’est triste. Mais cela n’empêche pas de vivre en partageant du bonheur, en partageant des plaisirs, en partageant des embellissements.

Beaucoup de jeune sont parti ou partent en Syrie, comment expliquez-vous cet engouement pour mener un combat d’une guerre qui n’est pas la leur ?

Il y a un vrai problème dans la compréhension qu’ont un certain nombre de jeunes sur deux choses : d’une part sur l’engagement personnel au soutien de causes qui sont justes. Ils ont des prédicateurs ou des gens qui leur disent : « oui, allez, il faut aller se battre ». C’est une espèce d’engouement qui est plus émotionnel que réfléchi, et ça, il faut absolument déconstruire ce discours-là.

Deuxième élément, c’est leur méconnaissance finalement de ce qui est en train de se passer au Moyen-Orient, et une espèce de simplisme politique, donc on va du côté des opprimés et on va s’engager, et entre la justification religieuse et la superficialité de la compréhension du politique, eh bien on envoie des jeunes, et des jeunes sont embarqués là-dedans en pensant que c’est un devoir religieux.

Pouvez-vous définir le cadre du djihad ?

Le djihad a dix-huit occurrences dans la tradition musulmane prophétique, l’une d’entre elle c’est la résistance armée, donc déjà là il faut savoir faire une analyse politique de la situation.

Et puis après, on est dans l’ordre de l’interprétation de la situation. Évidemment que ceux qui ont résisté à la dictature de Bachar El-Assad sont dans la résistance ; maintenant, qui doit s’impliquer, comment on doit s’impliquer, quelles sont les justifications, c’est au cas par cas. Mais cette idée que le monde entier doit aller là-bas, c’est une idée qui est complètement fausse. Il y a des lois, des priorités, comment peut-ont aller au mieux aider les gens. Est-ce que c’est en partant au combat ou s’engager dans les pays périphériques de façon citoyenne. Ceux qui sont en train d’aller là-bas, ils ne sont pas en train d’améliorer la situation, ils ne sont en train d’entrer dans une espèce de logique qui est de l’embourbement. Parce que ce que je pense, c’est qu’il y a un accord international pour que la situation syrienne ne soit pas réglée.

Le djihad est souvent réduit à la dimension de la lutte armée alors que le djihad ce n’est pas la lutte armée, c’est la résistance contre le mal. Mais ça peut être une résistance civile, une résistance citoyenne. Moi les gens me reprochent souvent d’être le petit-fils d’Hassan al-Banna, mais il a dit une chose très importante un jour où il était avec des jeunes qui voulaient partir à la création d’Israël, dans les années 1940, contre les groupements terroristes en Palestine. Il leur a dit : « C’est vrai que c’est difficile de mourir dans la voie de Dieu, mais sachez que c’est encore plus difficile d’y vivre ». Au sens « arrêtez de penser qu’il suffit d’aller là-bas puis d’y mourir et vous allez gagner le paradis » ; faut vivre dans la résistance, dans l’intelligence, dans la compréhension. Ceux qui sont dans ceci, « allez mourir », ils ont une vision tout à fait réductrice de la question de la résistance, du djihad en tant que tel. Le combat pour la paix, c’est tous les jours dans notre vie.

Si vous deviez transmettre une seule chose à ceux qui vous écoutent, ce serait quoi ?

Il y a deux choses qui sont importantes et moi je les transmettrais en quatre mots : l’humilité, le courage, le pardon et l’espoir. Avoir l’humilité dans son combat, et à demeurer courageux en face de tous les pouvoirs. Savoir pardonner et rester plein d’espoir. Voilà, moi c’est ma spiritualité, ma relation à Dieu est comme ça, ma relation aux hommes est comme ça.

L’humilité, c’est-à-dire que finalement tout ce que l’on a accompli, tout ce que l’on est, on a fait de notre mieux, que l’on a beaucoup à apprendre encore. Le courage, c’est non je ne vous laisserai pas faire, j’ai beau ne pas savoir mais ce que je sais c’est que ce que vous faites est faux, que votre exploitation est inacceptable, que les meurtres c’est inacceptable, que le mensonge est inacceptable. Faire face au pouvoir, avoir le courage du contre-pouvoir.

Et puis en même temps savoir pardonner, ça c’est extraordinaire. La capacité du pardon au sens de savoir oublier certaines choses, savoir accueillir n’importe qui. Et puis l’espoir. Parce que quand même les hommes sont troublants, c’est détestable ce qu’ils peuvent faire et puis en même temps il faut garder l’espoir.

Quelle est la plus grande difficulté que vous avez rencontrée sur votre parcours ?

Moi. Je suis ma plus grande difficulté. Nous sommes pleins de difficultés, de parts d’ombre, de contradictions, de lâcheté parfois, de manque de courage, de manque d’humilité, de paresse, de jugements. Je suis mon plus grand défi. La meilleure lutte contre soi, c’est la quête de réconciliation. Ma lutte contre tout ce qui en moi est problématique.

Je ne suis pas le discours que vous entendez, je suis en quête de ce discours, sinon je serais un ange et les anges on ne les voit pas, vous ne m’entendriez pas et vous ne me verriez pas. Il faut assumer sa part de lutte humaine.

D’où vous vient votre faculté à être si solide et si imparable aux attaques que vous subissez parfois sur les plateaux français ?

Je n’ai jamais senti la force de l’attaque des gens. En général je ne reçois pas l’attaque, je ne la prends jamais personnellement. C’est comme si quelqu’un vous tirait dessus à bout portant et que la balle vous évite tout le temps. Je ne la prends pas, je n’ai absolument pas d’animosité sur la question de la perception du « moi », donc je ne me sens pas atteint dans ce que les gens disent.

Et puis il y a une sorte de sérénité puisque je ne suis pas en train de raconter n’importe quoi, de mentir, je ne suis pas en train de manipuler, je n’ai pas de projet politique, donc cela ne me touche pas. Je sais que l’on m’attaque beaucoup, mais à partir d’un certain moment, il y a une espèce d’hypersensibilité au bien, à l’amitié, à la fraternité, à l’amour, et d’insensibilité à la méchanceté personnelle, je suis insensible à ça. C’est une bénédiction, ça. Donc quand je suis dans une émission ou que les gens m’attaquent, je ne suis même pas en train de maîtriser mes nerfs, parce qu'en fait, mes nerfs ne sont pas activés, tout simplement.

Est-ce que vous avez encore des rêves que vous n’avez pas réalisés ?

J’en ai plein encore. Je rêve aussi sur le plan intellectuel d’écrire un roman, je rêve de faire le commentaire du Coran. J’ai des rêves de paix aussi.

Propos recueillis par Fanny Bauer-Motti