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Bolloré et son meilleur ennemi

Rédigé par leral.net le Vendredi 4 Mai 2018 à 15:37 | | 0 commentaire(s)|

Les ennuis judiciaires de Vincent Bolloré portent un nom : Jacques Dupuydauby. Histoire d'une haine entre anciens alliés.


C'est l'histoire d'une guérilla fort peu urbaine. Une empoignade de l'ombre, âpre et féroce, riche en coups fourrés, alliances et trahisons, qui met aux prises deux flibustiers postmodernes. A droite, le Breton Vincent Bolloré, 66 ans, capitaine d'industrie, 12e fortune de France et, voilà peu encore, patron du groupe Vivendi et de Canal +. Choyé sous Sarkozy, ménagé sous Hollande, traité au sud du Sahara avec les égards dus à un ministre, il règne depuis le 17e étage d'une tour de La Défense, sur un empire fait de quais, de voies ferrées, de plantations, de médias et de voitures électriques.

A gauche, un ancien poids lourd de la gestion portuaire, le Poitevin Jacques Dupuydauby, 72 ans. D'Andalousie, où il a vécu pendant vingt ans, puis de Paris, le "pitbull des affaires" - surnom dont le gratifie un proche - combat avec un entêtement donquichottesque ce "Vincent" auquel il reproche de lui avoir arraché, avec l'appui de Nicolas Sarkozy, de nombreux ports africains.

Après s'être écharpés sur les docks, les deux hommes s'affrontent depuis plus de treize ans dans les prétoires. Devant la justice espagnole, Bolloré a remporté une manche en 2016. Dupuydauby, accusé d'avoir siphonné les actifs des sociétés togolaise et gabonaise qu'il dirigeait alors pour le compte du groupe Bolloré et de les avoir exfiltrés vers des structures à son nom basées au Luxembourg, est condamné à trois ans et neuf mois de prison par le tribunal de Séville. Visé par un mandat d'arrêt européen, il trouve refuge en France où la cour d'appel de Paris doit statuer dans quelques jours sur son extradition réclamée par la justice espagnole.

Plaintes pour trafic d'influence et corruption

 
 

Mais depuis une semaine, l'ancien exilé savoure sa revanche. A l'issue d'une longue garde-à-vue dans les locaux de la police anticorruption (OCLCIFF), dévoilée par Le Monde, son meilleur ennemi a été mis en examen  le 25 avril pour "corruption d'agent public étranger", "complicité d'abus de confiance" et "faux et usage de faux". Comme Gilles Alix, directeur général du groupe.

Les juges d'instruction Aude Buresi et Serge Tournaire soupçonnent la maison Bolloré d'avoir, via sa filiale Havas, contribué à l'élection ou à la réélection de deux présidents africains -le Guinéen Alpha Condé et le Togolais Faure Gnassingbé. Des coups de pouce qui auraient été accordés en remerciement de l'octroi des juteuses concessions portuaires de Conakry  et Lomé.

"C'est grâce à moi que Bolloré en est là, se félicite aujourd'hui Dupuydauby, qui vient de se constituer partie civile dans cette affaire. Mes plaintes ont permis aux juges de lancer la mécanique." Voilà presque dix ans que l'homme d'affaires, éjecté du Togo et de Libye par son rival, banni des ports camerounais, ivoiriens et gabonais, dénonce les méthodes du Breton. A Paris, il dépose ainsi deux plaintes pour trafic d'influence et corruption, préludes à l'ouverture d'une information judiciaire en octobre 2014, comme L'Express l'avait alors révélé, par le juge d'instruction Serge Tournaire.

Etonnant personnage que Dupuydauby, septuagénaire fort en gueule, réputé épicurien et chiraquien. Aux enquêteurs de la Brigade financière, qui l'ont entendu 14 fois avant que leurs collègues de l'OCLCIFF ne prennent la relève, il a livré des tombereaux de documents, contrats, organigrammes, mémos et schémas touffus. Les policiers ont fini par tout savoir de lui. Son souci du détail. Sa connaissance pointilleuse des dossiers. Sa manie de stocker les archives. Son désir obsessionnel de faire mordre la poussière à son ex-concurrent Bolloré.

Et pourtant, ces deux-là se sont appréciés. C'était il y a bien longtemps, dans une vie antérieure...

Quand "Vincent" et "Jacques" se côtoyaient

En 1984, ils se croisent lors d'un dîner chez des amis communs. A l'époque, Bolloré n'est pas encore le "Petit prince du cash-flow" adulé par la presse économique. Bac littéraire en poche, il a repris trois ans plus tôt, avec son frère, la papeterie familiale, qu'il hissera peu à peu au rang de multinationale implantée dans 152 pays. Dupuydauby, lui, est déjà familier du Tout-Paris financier et politique. Maître d'une chasse solognote très courue, il pilote la Société commerciale d'affrètement de combustibles (SCAC), premier transitaire maritime et aérien français.

Deux ans plus tard, la donne change. Bolloré, dont les ambitions ne se limitent plus à l'industrie papetière, s'empare de la SCAC avec le concours de son mentor, le banquier Antoine Bernheim. Evincé, Dupuydauby se console en intégrant la garde rapprochée du géant du BTP, son ami Francis Bouygues. Devenu vice-président du groupe, il pilote le rachat de TF1, puis fonde un bureau d'études voué à la logistique.

Mais en 1996, son horizon s'obscurcit : soupçonné de fausses factures au profit du RPR, il écope d'une mise en examen pour abus de biens sociaux et de 45 jours de détention. Blanchi quelques années plus tard, il gardera une rancune tenace envers l'un des fils Bouygues, Martin, coupable, à ses yeux, de l'avoir lâché.

Une alliance de circonstance

Après cette séquence malheureuse, Dupuydauby et Bolloré décident de faire alliance. En quelle année précisément ? L'un et l'autre n'ont pas les mêmes souvenirs, et ces divergences expliquent en partie leur conflit actuel.

Interrogé par la police en février 2013, le patron breton situe ce rapprochement en 1995 ou 1996. Selon lui, Jacques Dupuydauby, recruté pour son expertise africaine et portuaire, avait alors été placé à la tête d'une société basée en Espagne, Progosa, dont la vocation était d'obtenir et de gérer des concessions.

L'intéressé livre un tout autre récit, tissé de sombres manoeuvres capitalistiques. A l'entendre, leur pacte aurait été scellé en 1998, en marge du raid boursier lancé par "Vincent" sur le groupe Bouygues et sa pépite TF1. Bolloré aurait sollicité le concours de Dupuydauby, familier des arcanes de la maison Bouygues. Lequel aurait accepté, pas fâché de régler ainsi ses comptes avec Martin.

Un protocole, établi par l'avocat parisien Jean-Claude Nowak, fixe alors les modalités de l'entente entre les deux comparses. Bolloré s'engage à verser à Dupuydauby, un salaire mensuel de 500 000 francs - soit 76000 euros - pendant un an, ainsi qu'une prime sous forme de soutien à l'essor de ses activités africaines.

A la fin de 1998, l'industriel cède ses actions Bouygues à François Pinault, empochant au passage une plus-value de 1,5 milliard de francs (230 millions d'euros). Ravi de sa fructueuse entente, le duo Bolloré-Dupuydauby conclut en novembre 1999 un nouveau contrat de collaboration.

Détail crucial : le Poitevin soutient que son bonus, investi dans sa société de droit espagnol Progosa, aurait été transformé, pour d'obscures raisons fiscales, en parts portées par la banque Hottinger, étroitement liée à... Vincent Bolloré.

Règlements de comptes

Leurs relations se dégradent en septembre 2004, après le décès de Me Nowak, le gardien du fameux "protocole". Curieusement, on ne trouve alors nulle trace du document dans le coffre du défunt. "Le surlendemain des obsèques, soutient Dupuydauby, Bolloré m'a invité à déjeuner pour m'expliquer tout sourire qu'il était dorénavant l'unique propriétaire de Progosa et de toutes ses filiales en Afrique."

Depuis, les deux hommes d'affaires se disputent l'entreprise. Vincent Bolloré accuse son ex-partenaire d'avoir détourné les actifs des filiales togolaise et gabonaise. Sa plainte, déposée en 2005 à Séville, aboutit comme on l'a vu à la condamnation de Dupuydauby, onze ans plus tard.

Les associés d'hier règlent aussi leurs comptes dans les ports africains. Au Gabon, notamment.

En 2003, sur injonction de la Banque mondiale, ce pays privatise la gestion des sites d'Owendo et de Port-Gentil. Une filiale de Progosa remporte la mise. Coup de théâtre en 2006 : Ali Bongo, fils du président en place et patron de l'Office des ports et rades du pays, annule la concession et lance à la hâte un nouvel appel d'offres, remporté par un satellite de la planète Bolloré. Son père, le patriarche Omar Bongo, préconise un règlement amiable avec Dupuydauby, mais ne peut le finaliser avant son décès, en juin 2009. Devenu président, Ali opte définitivement pour le groupe Bolloré, qui a confié à sa soeur Pascaline, les rênes de sa filiale locale, Gabon Mining Logistics.

"Une injonction signée Sarkozy"

Au Cameroun, le litige porte sur la gestion du terminal à conteneurs du Port autonome de Douala, concédé en 2003 à un consortium conduit par Bolloré, premier employeur privé du pays. Une attribution dont les experts de la Banque mondiale estiment, dans deux courriers, qu'elle va "à l'encontre des intérêts du pays". Dupuydauby, lui, dénonce un "trucage" de l'appel d'offres. Dans un premier temps, le chef de l'Etat Paul Biya recommande la suspension de la concession. Puis change d'avis. Pourquoi ?

"Du fait d'une injonction signée Sarkozy", tranche le septuagénaire, persuadé que le président français a manoeuvré en faveur de son ami Vincent. Aujourd'hui, la bataille de Douala reprend. "Je demande la réouverture de la procédure via mon avocat camerounais", confie celui qui doit rencontrer le président prochainement.

L'interminable chicane togolaise vaut, elle aussi, le détour. Entre l'octroi, en 2001, de la concession du port en eaux profondes de Lomé à la société Progosa et l'éviction de celle-ci, huit ans plus tard, on retiendra deux épisodes rocambolesques. Le premier s'est déroulé en décembre 2007, dans la coulisse du sommet Europe-Afrique de Lisbonne (Portugal).

C'est là, assure Dupuydauby, que Nicolas Sarkozy aurait sommé le président togolais Faure Gnassingbé de choisir Bolloré. Le 29 mai 2009, second acte : une escouade armée investit la villa-bureau louée par Progosa à Lomé. Et ce, à quelques heures du transfert à la galaxie Bolloré de la gestion du pactole portuaire.

Visé depuis l'avant-veille par un mandat d'arrêt international, Dupuydauby a prudemment choisi de quitter le pays. Pour lui, c'est le début d'ennuis en cascade. En septembre 2011, un tribunal local le condamne à 20 ans de prison et plus de 380 millions d'euros de dommages pour abus de confiance, escroquerie, usage de faux, fraude fiscale, destruction volontaire et association de malfaiteurs. "Procès tenu hors de ma présence, insiste-t-il, et sans que j'ai jamais été convoqué par la justice togolaise."

Dupuydauby sur le sentier de la guerre judiciaire

La Côte d'Ivoire a été, elle aussi, le théâtre du règlement de comptes Bolloré-Dupuydauby. En 2004, le président ivoirien Laurent Gbagbo offre la gestion du terminal d'Abidjan au Breton, à la faveur d'un marché de gré à gré et en dépit du procès en opacité instruit tant par la Banque mondiale que par la Chambre de commerce et d'industrie locale.

Un autre acteur-clé dénoncera le quasi-monopole octroyé à l'industriel : Alassane Ouattara, tombeur de Gbagbo en 2010-2011, dans les urnes puis par les armes, et d'autant plus remonté qu'il soupçonne Bolloré d'épauler le sortant, via l'agence de communication Euro-RSCG, filiale de son empire.

Une fois au pouvoir, Ouattara ne desserre pourtant pas l'emprise de "Vincent". Au contraire, il tend à la conforter. Faut-il attribuer cette volte-face à l'influence de Nicolas Sarkozy auprès de la présidence ? Jacques Dupuydauby en est persuadé, tout comme il attribue l'échec de son offensive sur le port congolais de Pointe-Noire à l'alliance Sarko-Bollo...

Le terminal portuaire d'Abidjan, en Côte d'Ivoire, dont le groupe de Vincent Bolloré a reçu la gestion en 2004.Photo prise par: Reuters
 

Le Poitevin remue ciel et terre pour obtenir gain de cause. En juin 2008, il écrit à Nicolas Sarkozy pour fustiger les "méthodes indignes" de l'adversaire ; dépose une plainte contre le groupe Bolloré qu'il suspecte d'avoir fait espionner un de ses collaborateurs ; ouvre un blog rageur consacré aux turpitudes supposées de "l'ennemi". Vain forcing : les procédures s'enlisent.

"Système mafieux"

En 2012, il remonte au front, armé des confidences que lui aurait livrées avant sa mort le banquier Antoine Bernheim, brouillé avec son ancien protégé Bolloré. Dans un nouveau courrier à Nicolas Sarkozy, il accuse ce dernier "d'exercer officieusement des pressions politiques sur des dirigeants africains pour favoriser un seul et même entrepreneur dont chacun sait qu'il est [son] ami intime et bienfaiteur : Bolloré."

En juin 2012, l'imprécateur est victime, dans son bureau sévillan, d'une agression qu'il impute à sa croisade anti-Bolloré. Une enquête préliminaire est confiée à la Brigade financière dans les jours suivants. Elle n'a pas encore abouti.

Rien n'arrête Dupuydauby. A quatre reprises, il prend la plume pour dépeindre au juge parisien Renaud Van Ruymbeke, ce qu'il qualifie de "système mafieux", reprochant à Bolloré de l'avoir évincé de ses fiefs africains avec le concours de magistrats en disponibilité, d'anciens pontes de la police et de son "VRP de luxe", Nicolas Sarkozy.

Autant d'accusations qui font alors bondir Olivier Baratelli, l'avocat du groupe Bolloré : "Elles ne méritent aucun crédit, déclarait-il à L'Express en 2016. Jamais nous n'aurions recruté Dupuydauby en 1999 pour s'occuper d'une entreprise de manutention togolaise si nous avions su qu'il avait commis des abus de biens sociaux dans le groupe Bouygues et qu'il avait fait 45 jours de détention provisoire. C'est un aigrefin qui, à peine embauché, a monté des sociétés au Luxembourg pour détourner nos actifs. Aujourd'hui, il raconte n'importe quoi dans une pathétique tentative d'allumer des contrefeux. Il a beau répéter les mêmes mensonges encore et encore, cela n'en fait pas des vérités." Quant au "pitbull" poitevin, il ne se montrera pas magnanime : "Bolloré m'a ruiné, il m'a pourri la vie, je vais le lui faire payer", promet-il.




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