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QUAND LA FRANCE ORGANISAIT LA SÉGRÉGATION SEXUELLE AU SÉNÉGAL

Rédigé par leral.net le Mardi 2 Septembre 2025 à 01:31 | | 0 commentaire(s)|

Après l'abolition de l'esclavage en 1848, la France développe au Sénégal le réglementarisme. Officiellement destiné à encadrer la prostitution, ce dispositif visait en réalité, à contrôler les corps des femmes anciennement esclaves

(SenePlus) - L'histoire coloniale française recèle des mécanismes de domination qui dépassent largement le cadre économique et politique. Dans son livre primé "Desiring Whiteness", l'historienne Caroline Séquin révèle comment la réglementation du travail du sexe dans l'empire français, particulièrement au Sénégal, constituait un outil sophistiqué de préservation des hiérarchies raciales. Un système dont les échos résonnent encore aujourd'hui.

Au début des années 1800, sous le Consulat de Napoléon, la France développe un nouveau système de contrôle du commerce du sexe, appelé réglementarisme. Contrairement à une prohibition pure, ce régime "tolérait le commerce du sexe plutôt que de l'interdire. Mais à certaines conditions", explique Caroline Séquin, dans un entretien publié le 1er septembre 2025 sur "The Conversation".

Le système accordait des licences aux maisons closes, exigeant l'enregistrement des travailleuses du sexe auprès de la police des mœurs et leur soumission à des examens gynécologiques réguliers, pour détecter les infections sexuellement transmissibles. À une époque où la syphilis représentait une menace sanitaire majeure sans traitement connu, les femmes diagnostiquées étaient "internées dans des hôpitaux ou des prisons sans procès en bonne et due forme".

Après l'abolition de l'esclavage en 1848, les autorités coloniales françaises transplantent ce système réglementariste dans leurs territoires d'outre-mer, notamment au Sénégal, à Saint-Louis et sur l'île de Gorée. Mais l'application coloniale révèle des enjeux spécifiquement raciaux.

"Le réglementarisme était un moyen de contrôler le corps des femmes anciennement esclaves", analyse l'historienne. "Les autorités coloniales les considéraient comme une menace pour la santé publique des hommes français présents dans la région." Cette perception s'ancrait dans la crainte qu'après l'abolition, ces femmes se tournent vers le commerce du sexe pour survivre, contribuant à la propagation des maladies.

La réalité sur le terrain contredit les ambitions de contrôle des autorités françaises. "Beaucoup de femmes africaines accusées de se livrer au commerce du sexe, ont échappé aux contrôles de santé obligatoires ou à l'enregistrement par la police", révèle Caroline Séquin. Ces femmes développaient des stratégies d'évitement, "déménageant dans d'autres régions pour éviter d'être repérées".

L'historienne souligne également que certaines de ces femmes ont "probablement été accusées à tort d'être des travailleuses du sexe", victimes de "préjugés raciaux" qui influençaient la perception des autorités médicales et coloniales envers les femmes noires.

La ségrégation raciale des maisons closes

L'un des aspects les plus révélateurs du système concerne la ségrégation raciale institutionnalisée. Caroline Séquin précise n'avoir "trouvé aucune preuve de l'existence de maisons closes employant des femmes africaines à Dakar ou dans le reste du Sénégal colonial. Toutes les maisons closes agréées employaient des femmes européennes et leurs services étaient réservés exclusivement aux hommes européens."

Cette organisation répondait à une logique raciale précise. "La réputation sexuelle des femmes blanches importait beaucoup aux autorités coloniales, car elle était censée refléter la supériorité morale française", explique l'historienne. Paradoxalement, les autorités toléraient cette prostitution, car "les tenanciers de maisons closes refusaient l'accès à leurs établissements aux clients africains masculins. Cela contribuait à empêcher les relations sexuelles interraciales."

L'analyse de Caroline Séquin révèle la dimension politique profonde de ce système. "À partir de la fin du XIXe siècle, alors que les discours coloniaux devenaient de plus en plus hostiles aux relations intimes entre Blancs et Noirs, les autorités françaises ont utilisé la prostitution pour limiter l'émergence de liens durables entre groupes raciaux."

Ces relations mixtes "menaçaient, selon elles, de brouiller le mythe de la 'blancheur française' en donnant naissance à des enfants métis". Les maisons closes devenaient ainsi des espaces de canalisation de la sexualité masculine européenne, préservant les hiérarchies raciales tout en évitant les unions durables interraciales.

Un héritage contemporain au Sénégal

L'abolition légale du réglementarisme en 1946 ne marque pas la fin de cette logique de contrôle. "Quelques années après la décolonisation et l'indépendance du Sénégal en 1960, une nouvelle loi a été adoptée par les autorités sénégalaises", obligeant les travailleurs du sexe à s'enregistrer auprès des autorités médicales et à se soumettre à des contrôles réguliers.

Ce système, "très similaire au système réglementariste mis en place pendant la période coloniale", demeure "toujours en vigueur aujourd'hui". Cette persistance contraste avec d'autres anciennes colonies françaises d'Afrique qui "associaient le réglementarisme à l'oppression coloniale" et l'ont éliminé après l'indépendance.

La recherche de Caroline Séquin s'inscrit dans un mouvement historiographique plus large qui déconstruit "le mythe de l'aveuglement de la France à la couleur de peau". Son travail révèle comment "la réglementation du commerce du sexe n'était qu'un des nombreux moyens utilisés pour produire et maintenir les différences et les hiérarchies raciales au cours du siècle qui a suivi l'abolition de l'esclavage".

Cette approche situe la France dans une perspective comparative internationale, montrant qu'elle n'était "pas une exception, mais plutôt similaire à d'autres nations impériales comme les États-Unis, où le contrôle de la sexualité et du mariage est devenu crucial pour le projet racial de suprématie blanche au lendemain de l'abolition de l'esclavage".

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Farid


Source : https://www.seneplus.com/societe/quand-la-france-o...