Le Président Macky Sall dénonce régulièrement le rôle des grandes agences de notation financières internationales dans l’exagération du risque africain. «Il y a du vrai dans cette opinion, qu’il convient toutefois de nuancer», explique Anouar Hassoune, Directeur général de Gcr Ratings West Africa (ex-Wara), filiale ouest-africaine du groupe Gcr, lui-même filiale africaine du groupe Moody’s. Dans cet entretien, il revient sur le rôle des agences de notation financière panafricaines et l’estimation de crédit sur le Sénégal dans un contexte de tension politique.
Entretien réalisé par Seydou KA
Pensez-vous comme le Président Macky Sall que le risque soit exagéré en Afrique ?
Les notations sont des mesures relatives du risque de défaut. Il faut bien souligner le mot «relatives». En ce sens, ce que les propos du Président Macky Sall suggèrent, c’est que la perception du risque de défaut des Etats africains par les agences de notation internationales, par rapport à celle des Etats d’autres continents, notamment le monde dit «développé», serait biaisée en faveur de ces derniers. Je ne pense pas que ce soit le cas de manière systématique. En d’autres termes, je ne pense pas que les agences de notation internationales pénalisent les Etats africains en termes d’évaluation de leurs risques de crédit de manière structurelle. En revanche, force est de constater qu’à l’aube de la crise financière de 2008, des Etats occidentaux dits développés comme l’Islande, la Grèce, l’Irlande ou le Portugal étaient clairement surévalués. En outre, les agences de notation internationales n’ont de cesse de souligner que notre continent était en proie à la conflictualité et aux insuffisances de gouvernance. Or, ici aussi, les propos du Président Macky Sall ont une certaine résonnance au regard du délire sanitaire qui a frappé l’Occident, à la polarisation extrême des opinions politiques qui s’y expriment et à l’intensification délétère de la conflictualité armée qui s’y produit. Il y a donc du vrai dans cette opinion, qu’il convient toutefois de nuancer en la détaillant un peu plus et en la plaçant dans un contexte très changeant au Nord.
En tant qu’agence panafricaine, qu’est-ce qui différencie votre méthodologie de celle des grandes agences comme Moody’s, Fitch ou Standard & Poor’s ?
Toutes les agences de notation ont tendance à converger vers des méthodologies analytiques forcément très proches. La mesure du risque de crédit est un exercice très bien documenté et donc forcément universel. Cela dit, notre mandat en tant qu’agence de notation panafricaine est de mesurer le risque de crédit africain sur des échelles de notation nationales ou régionales. Notre mandat est de contribuer à l’émergence des marchés financiers locaux et régionaux. Nous n’avons pas vocation à noter les émissions obligataires libellées en devises internationales ; c’est le travail des agences de notation globales, dites de «Wall Street». Dans notre cas, nous mesurons les risques de défaut en franc Cfa, en naira nigérian, en shilling kényan, en rand sud-africain, etc. Comme le risque de change et de convertibilité des monnaies nationales ou régionales (appelé «risque de liquidité externe») est évacué de notre champ d’analyse, vous comprenez immédiatement que nos échelles de notation ne sont pas les mêmes que celles des agences internationales. En Afrique de l’Ouest par exemple, nous disposons d’une échelle de notation sous-régionale, exclusivement dédiée aux émissions obligataires libellées en francs Cfa. Cela, les agences globales n’en disposent pas.
Le fait d’être une agence panafricaine vous permet-il d’être mieux imprégné des réalités africaines ? Faut-il en conclure que les pays africains ont plus intérêt à se faire noter par les agences panafricaines ?
C’est très évident ! Nous faisons notre métier sur place. Le modèle des agences de notation globales est d’envoyer des analystes, une fois par an, sur notre continent, pour mener des entretiens avec les décideurs du secteur public ou du secteur privé. C’est ce que j’appelle une «tropicalisation écliptique». Peut-être cela leur suffit-il à sentir la tectonique du risque ici en Afrique. Notre vision est différente : nous sommes enracinés sur le continent, où nous sommes nés il y a un quart de siècle. Nous disposons désormais de cinq bureaux régionaux, à Maurice, en Afrique du Sud, au Kenya, au Nigeria et au Sénégal. Qui mieux que nous peut capturer avec un degré suffisant de granularité et de finesse ce qui se passe sur notre territoire ? Moody’s l’a bien compris ; c’est l’une des raisons pour lesquelles, depuis mai 2022, le co-leader mondial de la notation financière est devenu notre actionnaire majoritaire, sans rien changer, fondamentalement, à notre manière de travailler. Quant à en déduire que les Etats africains ont plus intérêt à se faire noter par nous que par les agences globales, c’est aller un peu vite en besogne. Lorsqu’un Etat africain émet des obligations en dollars ou en euros, l’Eurobond sera coté à Londres ou au Luxembourg ou à New York : sur ces marchés, la norme est une notation de Moody’s, S&P ou Fitch. En revanche, si les obligations sont émises en monnaies africaines, c’est évidemment vers nous qu’il faut se tourner, car les agences globales n’ont rien de bien pertinent à dire sur ce type de risque.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur l’évolution de votre agence depuis que Wara est devenue Gcr Ratings ?
Bien sûr. En résumé, depuis que Wara est devenue Gcr Ratings West Africa, c’est-à-dire la filiale ouest-africaine du groupe panafricain Gcr Ratings, nous avons adopté les méthodologies du groupe Gcr, ainsi que ses politiques et procédures. Toutes ces dimensions sont standardisées au niveau du groupe, ce qui permet des synergies et une comparabilité des notes à l’échelle du continent. En outre, en termes de marque, de marketing, d’outils de gestion et de contrôle, nous bénéficions de la plateforme commune du groupe Gcr, lequel a fêté ses 25 ans en 2021, tandis que nous avons célébré nos 10 ans en 2022. Enfin, l’alignement du groupe Gcr avec Moody’s nous confère une crédibilité dont aucune autre agence de notation africaine ne peut se prévaloir. Si Moody’s nous a choisis, c’est que nous devions certainement faire quelque chose de bien…
Comment se passe la concurrence avec les autres agences de notation panafricaines ?
Elle se passe bien. Nous avons en définitive peu de liens avec nos concurrents. Dans nos métiers, la tradition veut que les agences ne se parlent pas. Il y a une raison à cela : comme peu d’acteurs constituent le marché, il faut absolument éviter toute forme de collusion qui laisserait suggérer une forme d’oligopole. Notre approche stratégique est la suivante : nous souhaitons offrir un service standardisé, transparent et d’excellente qualité analytique, tout en le proposant au meilleur prix. Il ne faut pas que le coût de la notation soit un frein ou un obstacle ; mais il ne faut pas non plus qu’une bonne compétitivité-prix sape notre capacité à faire preuve d’excellence analytique. Nous pensons avoir trouvé le bon équilibre, ce qui s’apprécie dans nos chiffres. Le nombre de notations assignées par le groupe Gcr aujourd’hui s’élève à plus de 690, ce qui est bien supérieur au nombre de notes de toutes les agences de notation internationales… réunies !
Quelle appréciation fait Gcr Ratings de la qualité de signature du Sénégal ?
Nous disposons d’une estimation de crédit sur le Sénégal que nous ne notons pas au sens interactif du terme. L’estimation de crédit du Sénégal fait partie de ce que nous appelons le «pool souverain», à savoir les 21 mesures de qualité de crédit souveraines en Afrique. Nous avons rendu publique cette estimation de crédit, dans le cadre de notations d’entités industrielles et de banques publiques. Cette estimation de crédit est A-(WU)(CA), équivalente à la notation souveraine du Bénin et un cran en deçà de celle de la Côte d’Ivoire. C’est une très bonne note, car nous définissons la catégorie de notation «A» comme commensurable à un risque de crédit faible sur notre échelle régionale de notation.
La tension politique est vive en ce moment. Quels sont les risques sur la note du Sénégal ?
Les tensions politiques sont inévitables partout sur la planète. Cette dimension est déjà intégrée dans nos notations, par le truchement des critères de notation dits «institutionnels». Ces facteurs de notation, qui pèsent fortement sur nos évaluations du risque de crédit souverain, tendent à capturer la probabilité des chocs politiques endogènes ou exogènes. Sans cela, les notes et estimations de crédit des Etats africains en général, et celle du Sénégal en particulier, seraient structurellement bien plus élevées. Au Sénégal, aujourd’hui, nous n’avons pas de raison de penser que son estimation de crédit soit mal positionnée dans la catégorie «A». Si toutefois le débat démocratique, bien que houleux, devait dégénérer en autre chose que des saillies verbales, alors nous serions contraints de réviser notre estimation de crédit à la baisse, en dégradant les facteurs institutionnels.
Plusieurs pays africains ont connu une dégradation de leur note ces derniers mois. Va-t-on vers une crise de la dette en Afrique ?
Non, pas d’une manière systématique. En général, la dette des Etats africains est bien maîtrisée et soutenable. Il convient de noter que les Etats africains, en comparaison de leur Pib, sont les moins endettés du monde. En revanche, ici et là, comme en Zambie, au Zimbabwe ou au Ghana par exemple, il y a objectivement des problèmes dits de «bouclage macroéconomique en devises». Qu’est-ce que cela signifie ? Au demeurant, pour honorer ses engagements en devises internationales, un Etat doit maximiser sa balance des paiements et pour ce faire, il doit optimiser le couple compétitivité-attractivité. Une meilleure compétitivité signifie une balance commerciale la plus excédentaire possible ; une meilleure attractivité de son territoire lui permettra de disposer d’une balance des capitaux excédentaire. La somme de ces deux balances génère des excédents de devises (ou réserves de change), eux-mêmes utilisés pour rembourser la dette libellée en devises internationales. Mais force est de constater que certains Etats africains ont failli sur ce terrain : soit en raison d’un endettement en devises trop important, soit faute de compétitivité et d’attractivité, une tendance aggravée par l’hystérie sanitaire des pays du Nord, puis par la nature proprement sismique du piège ukrainien, qui a complètement bouleversé les réseaux logistiques globaux.
L’Afrique a été très peu active sur le marché financier international au cours de l’année écoulée (seulement trois eurobonds lancés). Au-delà de la crise économique, quels sont les autres facteurs qui justifient cette frilosité ?
Cela s’explique par plusieurs raisons : la demande, l’offre, le prix et le contexte. Tout d’abord, en termes de demande, de nombreux Etats africains, tant dans le secteur public que privé, ont ajourné leurs programmes d’investissement nécessitant des ressources externes, libellées en devises. Ensuite, en termes d’offre, les investisseurs étrangers se sont avérés plus frileux vis-à-vis du continent, préférant privilégier des actifs financiers plus sûrs en attendant que la tempête se calme. L’appétit pour le risque des bailleurs de fonds s’est clairement réduit au cours des trois dernières années. Par conséquent, en toute logique, les primes de risque se sont envolées, notamment dans les pays émergents ; cela est manifeste en termes de taux d’intérêt, qui sont les prix des obligations libellées en devises ou Eurobonds. Enfin, le contexte est délétère : si les investisseurs aiment le risque, en revanche ils détestent l’incertitude. Les stratégies sanitaires contradictoires et volatiles au Nord (d’où proviennent ces fameuses devises tant désirées), doublées des provocations incessantes du Bloc occidental contre la Russie par Ukraine interposée ont tôt fait de plonger le secteur financier du monde dit «développé» dans une stupeur anxiogène. Il va sans dire que dans un tel état psychologique, allouer des ressources en devises vers notre continent devient mission quasi-impossible.
Quel est l’intérêt pour un pays comme le Sénégal d’avoir une notation en monnaie locale ?
Tout d’abord, il s’agit pour l’Etat du Sénégal de mobiliser des ressources régionales en francs Cfa, tout en rassurant les investisseurs quant à la qualité de sa signature, en comparaison des autres Etats de la sous-région. Notre estimation de crédit relative à l’Etat du Sénégal étant très bonne, le Trésor pourra ainsi négocier des taux d’intérêt plus faible à mesure que la notation s’améliore. En outre, les Etats doivent donner l’exemple. La transparence financière est la condition sine qua non d’efficacité des marchés financiers. Si l’Etat fait preuve de transparence en acceptant une notation, les entités sub-souveraines du secteur public et du secteur privé en feront autant, tout en bénéficiant de la construction d’une courbe des taux que la notation permet. Enfin, la notation des entreprises publiques et de certaines opérations de titrisation dépend, dans une certaine mesure, de la notation de l’Etat : en acceptant une notation, l’Etat permet indirectement une meilleure appréciation du risque de nombreuses autres entités constituant son économie. En définitive, nous serions ravis de convertir notre estimation de crédit sur l’Etat du Sénégal en notation complète, interactive et participative, faisant l’objet de publications et de restitutions de place régulières. Grâce au groupe Gcr et à notre actionnaire ultime Moody’s, nous sommes, je crois, parvenus à un degré de maturité et de crédibilité suffisant pour que l’Etat du Sénégal nous fasse l’honneur de procéder à sa notation sur notre échelle régionale.
Source : https://lesoleil.sn/anouar-hassoune-dg-de-gcr-rati...