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Benghazi, une ville entre peur et espoirs

Rédigé par leral.net le Samedi 7 Juillet 2012 à 12:45 | | 0 commentaire(s)|

Benghazi fut le berceau de la Révolution du 17 février. Elle est aujourd’hui partagée entre peurs et espoirs. Alors que 2,7 millions de Libyens se rendent aux urnes, des habitants de cette ville de l’est ont préféré s’abstenir.


Benghazi, une ville entre peur et espoirs
Du regard noir, il ne reste plus qu’un œil. Déchirée, l’affiche de campagne du candidat désormais éborgné gît sur le bord de la route côtière de Benghazi, en proie à la vindicte des fédéralistes de la Cyrénaïque, région de l’est du pays. Le berceau de la révolution du 17 février est aujourd’hui déchiré entre espoirs et peurs. Alors que 2,7 millions de Libyens se sont inscrits sur les listes électorales, soit 80% de la population, ils sont nombreux à vouloir bouder ce scrutin historique à Benghazi.

Certains, tel Madiya Abdallah Al-Arabi, se sont déjà délestés de leur carte électorale. Lors d’une manifestation organisée vendredi soir sur un carrefour de l’est de la ville, une urne déposée sur le capot d’une voiture poussiéreuse récolte les cartes de dizaines de récalcitrants. "Le CNT [Conseil national de transition, au pouvoir depuis la chute de Kadhafi] nous ment, le gouvernement nous vole. En s’inscrivant sur les listes, tous ces gens ne savaient pas dans quel guêpier ils s’engageaient. Maintenant qu’ils savent, ils ont changé d’avis. Jetez vos cartes !", crie le vieux Madiya Abdalla dans sa barbiche, content d’haranguer les foules et les médias.

Jusqu’à la fin, Menem Safi el-Deen a espéré l’annulation du scrutin. Peine perdue. Alors elle va se barricader chez elle pour ne pas assister à cette "supercherie". Pourtant, cette avocate de 28 ans s’était présentée comme candidate d’un parti fédéraliste afin de "faire entendre sa voix au Parlement et ne pas céder le pouvoir au CNT". Mais elle ne déposera même pas son bulletin dans l’urne.

Voilà deux semaines que Menem et une centaine d’autres militants se retrouvent tous les soirs dans les rondes d’une danse folklorique pour exprimer leur opposition au scrutin. "Pas d’élections sans égalité des sièges", peut-on lire sur les pancartes brandies à bout de bras, tandis que flottent les drapeaux noirs au croissant blanc, symboles de la Cyrénaïque.

La répartition des sièges en question

Depuis plusieurs mois, les fédéralistes protestent contre la répartition des sièges au sein de l'assemblée qui sera chargée de diriger une nouvelle période de transition. Selon la loi électorale, 200 députés seront élus à l’issue du scrutin qui allouera 120 sièges aux indépendants et 80 aux partis. Mais les fédéralistes dénoncent le découpage régional : 102 sièges, soit la majorité absolue, sont destinés à la région Tripolitaine, à l’ouest du pays, 60 à la Cyrénaïque (est) et 38 au Fezzane (sud).

Pour calmer les tensions, Mustapha Abdel Jalil, président du CNT, a modifié les attributions de la nouvelle assemblée moins de 48 heures avant le scrutin. Celle-ci ne nommera plus, comme prévu initialement, les membres de la commission chargée de rédiger une Constitution. L’assemblée se limitera donc à la nomination d’un nouveau gouvernement, à la gestion d’une nouvelle période de transition et la préparation d’une loi régissant l’élection de la commission constituante.

Des concessions insuffisantes aux yeux des fédéralistes, qui avaient déjà proclamé le 6 mars l’autonomie de la Cyrénaïque. Des chefs de tribu avaient annoncé de façon unilatérale la création d’un conseil chargé d’administrer les affaires de l’est du pays. Jusqu’au bout, ils ont boycotté des élections "illégitimes" à leurs yeux. "Depuis février dernier, le CNT n’a rien fait pour nous. Tous les pouvoirs sont toujours centralisés à Tripoli. La Libye n’est un pays uni que depuis 47 ans. Avant, il y avait des états fédérés et ça fonctionnait beaucoup mieux", estime Menem Safi el-Deen, qui plaide pour un référendum sur le maintien d’une Libye unifiée. Elle souhaite un retour au fédéralisme de la Constitution de 1951, en place sous le roi Idriss al-Senoussi.
Preuve de leur détermination, les militants les plus extrémistes ont assiégé jeudi les sites pétroliers d'Al-Sidra, Ras Lanouf, Al-Harouj et Brega, menaçant l’approvisionnement de l’ensemble du pays. Un coup de force pour reprendre la main sur les ressources pétrolières du pays, concentrées à 80% en Cyrénaïque. Dimanche dernier, les locaux de la Commission électorale de Benghazi avaient été saccagés. Jeudi, un entrepôt contenant du matériel électoral a été incendié entre Ras Lanouf et Brega.

Le sentiment de marginalisation

Ces coups de force restent néanmoins le fait d’une minorité ; les fédéralistes ne représenteraient pas plus de 5% de la population de Cyrénaïque. Pourtant, leurs revendications évoquent un sentiment de marginalisation largement partagé dans la région. Tripoli est suspectée d’accaparer pouvoir et argent, comme du temps de Kadhafi. Sous sa dictature, toute l’administration, les salaires, les embauches et les aides étaient concentrés dans la capitale.

"Dans la raffinerie de Zueitina, qui se trouve pourtant à 140 km de Benghazi, seuls six employés viennent de la région : les chauffeurs et les livreurs. Tous les autres viennent de Tripoli. Même la nourriture vient de la capitale et les gens de la région voient passer l’argent sous leur nez sans pouvoir en profiter", s’offusque Hesham Kadhura, étudiant en médecine de 26 ans.

Dans un français parfait, le jeune homme dénonce le manque de moyens qui perdure dans toutes les infrastructures publiques, écoles, route ou hôpitaux, où "on manque même de compresses et de désinfectant !" Hesham vote aujourd’hui "contre le CNT", qu’il accuse de reproduire le système inégalitaire : "Ici, tout le monde est pour la décentralisation. La révolution a commencé à Benghazi, mais aujourd’hui le pouvoir se concentre toujours à Tripoli. Le CNT n’a même pas un bureau ici ! »

L’apprentissage de la démocratie

Les inégalités sont un fait. Mais elles ne sont pas le propre de la Cyrénaïque. Imam Bugaighis, professeur à l’université de Benghazi et auparavant porte-parole du CNT, rappelle que les plus à plaindre restent les habitant du Fezzane, dans le sud du pays. "Kadhafi voulait tout contrôler, concentrer tous les pouvoirs et il a ainsi marginalisé l’ensemble de la population. Nous devons combattre la centralisation non par la division mais par le processus électoral."

Selon elle, les velléités fédéralistes ne sont que l’expression des peurs d’un peuple asservi par 42 ans de dictature. "Nous sommes un pays détruit. Nous vivons un post-tsunami. Tout est à reconstruire, nous repartons à zéro et le futur reste une inconnue, alors les gens ont peur. Chacun l’exprime comme il peut et tous les avis doivent être entendus, dans la mesure où ils respectent les lois." Et de conclure, sage et diplomate : "Il faut être patient. C’est ça aussi l’apprentissage de la démocratie."