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ENFANT PROGRAMMÉ, ADULTE FORMATÉ

Rédigé par leral.net le Samedi 10 Mai 2025 à 00:49 | | 0 commentaire(s)|

Imaginons un jeune élève. Il n’a pas encore dix ans, mais il porte déjà sur ses épaules plus qu’un cartable. Il porte un héritage. On lui a dit qu’il était musulman, sans jamais lui expliquer ce que cela voulait dire.

Imaginons un jeune élève. Il n’a pas encore dix ans, mais il porte déjà sur ses épaules plus qu’un cartable. Il porte un héritage. On lui a dit qu’il était musulman, sans jamais lui expliquer ce que cela voulait dire.

On lui a parlé de confréries, d’origines ethniques, de traditions sacrées. Il a tout noté. Pas sur un cahier, mais dans sa tête. Avec sérieux. Avec respect. À cet âge-là, on ne doute pas. On absorbe. Les jours passent, les années aussi. L’enfant devient adolescent, puis adulte. Il ne se souvient pas d’un moment où il aurait pu choisir qui il était. Tout était écrit d’avance. Identité religieuse, appartenance confrérique, loyauté communautaire. C’était la norme. Et il ne faut pas discuter la norme. C’est un mot trop grand, trop intimidant. À l’école, il a retrouvé ce même discours, amplifié, institutionnalisé. Non pas une école qui éclaire, mais une école qui enchaîne. Une école qui prépare à la soumission plus qu’à l’émancipation. Une école qui enseigne à ne pas faire de vagues. Qui apprend à suivre, à répéter, à respecter l’ordre établi. Questionner ? C’est déjà contester. Douter ? C’est offenser. Rêver d’autre chose ? Impensable. Et pourtant, il rêve. Il le fait en secret, comme on cache un objet dangereux. Il rêve de liberté, sans savoir comment l’atteindre. Il ne met pas de mots sur ses envies.

Il ne veut pas se faire remarquer. La discrétion est une forme de survie. Son père, lui, n’a jamais douté. Il lui a enseigné le respect des anciens, la foi dans la tradition, la crainte du désordre. « Ne cherche pas à comprendre », lui disait-il. « Fais comme tout le monde. » Et il a obéi. Non par conviction, mais par habitude. Aujourd’hui, il est adulte. Mais un adulte inachevé. Un adulte qui ne s’est jamais choisi. Il vit dans un pays où les diplômes sont nombreux, mais les perspectives rares. Il a essayé. Il a frappé à quelques portes. Elles ne se sont pas ouvertes. Il s’est adapté. Il vend du hasch, parfois des Cd piratés. Rien de grandiose, rien de dramatique. Juste ce qu’il faut pour survivre. On appelle cela le système D. D pour débrouille, dérive, désillusion. Ce système-là, il ne l’a pas découvert dans la rue, mais à l’école. Là où il a vu, très tôt, que tricher était plus efficace que travailler. Que la réussite dépendait moins du mérite que des relations. Il s’en est accommodé. Comme tant d’autres. Comme son ancien camarade de classe, aujourd’hui prospère homme d’affaires, dont la fortune repose sur des fondations incertaines. Il ne l’envie pas. Il ne juge pas. Il se dit simplement : chacun son sort. Est-il fataliste ? Peut-être. Résigné ? Sans doute. Mais surtout, il est fatigué. Fatigué d’un combat qu’il n’a jamais vraiment engagé. Il avance, sans réfléchir. « Penser, c’est douloureux », lui répète souvent son ami. Alors il évite.

Il s’éloigne de tout ce qui pourrait troubler sa routine. Il fuit les débats, les livres, les idées. Il n’a pas été formé à cela. Et pourtant, il n’est pas bête. Il n’est pas paresseux. Il n’est pas irrécupérable. Il est seulement le produit d’un système qui a renoncé à éduquer pour mieux formater. D’une société qui confond l’identité avec la répétition, la tradition avec l’immobilisme. Il a été conditionné à croire, pas à comprendre. À suivre, pas à inventer. Il ne sait pas qu’il a perdu le sens de la rigueur. Il ne sait même pas qu’il l’avait un jour entrevu. Il croit que sa vie est normale. Que tout le monde vit comme lui. Que c’est le destin. Mot magique, mot fourre-tout. Mot qui dispense de chercher des réponses. Mais la vraie question est ailleurs. Elle ne concerne pas seulement cet homme, devenu adulte sans être libre. Elle nous concerne tous. Car une société qui forme des êtres obéissants mais impuissants, qui préfère la fidélité à la lucidité, prépare son propre affaiblissement.

Il ne suffit pas de répéter que la jeunesse est l’avenir. Encore faut-il lui donner les moyens de construire cet avenir. Et cela passe par l’école. Une école qui ne récite pas, mais qui interroge. Une école qui ne fabrique pas des croyants, mais des citoyens. Une école qui n’a pas peur du doute, qui valorise l’effort, qui refuse la médiocrité. Il est peut-être trop tard pour notre personnage. Il est déjà prisonnier de ses certitudes et de ses renoncements. Mais il n’est pas trop tard pour ceux qui viennent. À condition de ne plus enseigner la résignation comme une vertu. À condition de croire, vraiment, qu’un élève a le droit – et le devoir – de penser par lui-même. Parfois, tout commence par une phrase. Une phrase qu’on ose écrire, malgré les consignes. Une phrase qui dit « et si c’était autrement ? ». Une phrase qui ouvre une brèche. C’est dans cette brèche que naît la liberté.

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Alioune


Source : https://www.seneplus.com/opinions/enfant-programme...