Leral.net - S'informer en temps réel

FRANTZ FANON AU DÉFI DU XXIe SIÈCLE AFRICAIN

Rédigé par leral.net le Vendredi 5 Septembre 2025 à 00:04 | | 0 commentaire(s)|

EXCLUSIF SENEPLUS - Comment l'Afrique peut-elle achever sa décolonisation ? En revisitant "Les Damnés de la terre", cette réflexion explore les pistes tracées par Frantz Fanon pour une véritable renaissance africaine

Les Damnés de la terre de Frantz Fanon : défis du XXIème siècle et renaissance africaine

Pour relever les défis du XXIème siècle dans la perspective de la Renaissance africaine, il nous paraît intéressant de revenir sur l’ouvrage de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre. Celui-ci présente des éléments de réflexion sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour dégager les grands axes historiques et phénoménologiques de la colonisation, de la décolonisation et des indépendances. C’est aussi à partir de ces matériaux que nous pouvons développer les grands enjeux du XXIème siècle pour le continent africain.

I La violence de la colonisation et la lutte de la libération

Chacun sait que le processus de colonisation du continent africain par les États d’Europe relève du champ sémantique de la violence : guerre, conquête des territoires et des richesses, extermination des peuples, déconstruction physique et mentale. Les forces coloniales ont asservi les populations en réduisant à néant les capacités morales et culturelles des « colonisés ». Cette autorité du pouvoir est le renversement des valeurs : faire assimiler aux vaincus l’infériorité sociétale de leur communauté pour imposer la supériorité de la pensée occidentale. Cette manipulation mentale a été d’une extrême violence et a eu des conséquences désastreuses sur plusieurs générations des peuples d’Afrique.

Pour exemple, les valeurs républicaines françaises, égalité, liberté, fraternité, sont totalement absentes car pour l’esprit colonial, celles-ci ne peuvent s’appliquer aux « êtres inférieurs », aux « indigènes » qui doivent retrouver le sens civilisationnel et humain.

Il est important de souligner qu’à chaque conquête coloniale, qui est synonyme de guerre avec l’occupation des territoires et la terreur qu’elle inspire, les forces de résistance s’organisent très vite. On oublie trop souvent de le dire dans le cas de la colonisation du continent africain.

Fanon signale : « [le colonisé] est dominé mais non domestiqué. Il est infériorisé mais non convaincu de son infériorité. » Le colonisé sait intimement que la violence exercée est injuste et qu’il n’est nullement un être incivilisé. Ainsi, la violence intériorisée et l’acceptation déguisée se transforment en révolte et l’organisation mentale se reconstruit.

Fanon précise que la lutte de libération est une réponse à l’extrême cruauté du colonialisme : « [le colonialisme] est la violence à l’état de nature et ne peut s’incliner que devant une plus grave violence. »

La formation de la résistance des colonisés s’inscrit dans « le langage de la force », ressoude le groupe disséminé et participe à la création d’un nouveau monde. C’est une réponse au coup pour coup : « L’homme colonisé se libère dans et par la violence. »

Ainsi, la période historique de la décolonisation est en marche. Pourtant, des divisions vont naître entre les élites intellectuelles et les forces du peuple : l’éradication de la force coloniale sera biaisée par les tentatives pacifiques du « colonisé », inconscient de l’imprégnation de la pensée occidentale.

Après les indépendances, les cadres des partis nationalistes africains cherchent à s’allier aux forces coloniales, refusant « un renversement radical du système ». Certains dirigeants chercheront simplement à tirer leur épingle du jeu. Le colonisateur va se servir des partis engagés dans le compromis de négociation pour neutraliser les révoltes armées du peuple. De plus, le contexte international et l’affaiblissement progressif du colonialisme de l’État français (l’Indochine, l’Algérie) vont favoriser un processus de décolonisation des territoires africains. Celui-ci sera organisé de telle façon que les intérêts économiques et politiques, en particulier ceux des structures implantées sur le continent qui alimentent la métropole, soient maintenus pour l’ancienne force coloniale. Les dirigeants nationalistes africains vont s’emparer de ces « arrangements », bénéficiant ainsi du maintien des capitaux mais l’opération de libération ne sera pas achevée. Les valeurs occidentales seront toujours fortement présentes et le fonctionnement traditionnel des pays africains étouffé par les seuls intérêts économiques et politiques de la puissance coloniale.

Fanon souligne que les anciennes colonies doivent s’affranchir du système colonial et trouver leur manœuvre spécifique pour éradiquer toute position d’infériorité : « l’exploitation capitaliste, les trusts et les monopoles sont les ennemis des pays sous-développés. »

Riche de matières premières, le continent est pourtant peu industrialisé. Ce sont les puissances économiques mondiales qui fixent le cours des marchés. Fanon engage les pays nouvellement indépendants à se tourner vers les valeurs traditionnelles africaines et vers « l’homme (…) le bien le plus précieux. »

Selon Fanon, la révolution doit être totale pour être efficace et il ajoute : « Si les conditions de travail ne sont pas modifiées, il faudra des siècles pour humaniser ce monde rendu animal par les forces impérialistes. »

L’aide aux pays en voie de développement doit être considérée comme une juste réparation des pillages organisés pendant des siècles mais nullement comme un nouveau moyen de pression des puissances occidentales. La redistribution des richesses doit être une prise de conscience collective mais les pays en voie de développement doivent construire eux-mêmes leur modèle de « reconstruction ». 

II La formation des partis nationalistes et la division des peuples

Durant la période post-coloniale, les dirigeants des partis nationalistes continuent de s’appuyer sur le modèle occidental. Ce qui divise les classes prolétaires citadines et les populations rurales vivant sur un système traditionnel africain. Fanon précise : « Paradoxalement, dans son comportement à l’égard des masses rurales, rappelle par certains traits le pouvoir colonial. »

Cette dichotomie va permettre aux instances post-coloniales de profiter de l’inorganisation générale pour installer des conflits ethniques, régionalistes et nationalistes et conduire à une instabilité politique préoccupante.

Puis des groupes intellectuels vont vivement critiquer le « vide idéologique » du programme des partis nationalistes. Marginalisés et exclus, ceux-ci vont former des partis clandestins prêts à l’insurrection, en se réfugiant dans les zones rurales. Au contact des populations paysannes et de la réalité de la misère, ceux-ci vont se rendre compte que le système en place, modèle fidèlement copié de l’ancien régime, ne pourra résoudre « en profondeur » les problématiques des jeunes indépendances.

Cette étape sera décisive pour engager une véritable lutte de libération : « les hommes venus des villes se mettent à l’école du peuple et dans le même temps ouvrent, à l’intention du peuple, des cours de formation politique et militaire […]. La lutte armée est déclarée. »

Engageant le peuple des zones rurales puis celui exilé dans la misère de la périphérie des villes, les forces se regroupent, se soudent pour déclencher une lutte commune : faire table rase du passé et avancer contre les partis nationalistes, complices du système colonial. Opposé à l’insurrection, les partis nationalistes sont désorientés et à l’approche du mouvement dans les villes, les ex-forces coloniales commencent leur programme militaire, structurellement plus fort que les groupes de rébellion. La violence sera grande, les morts nombreux et le peuple va douter. Chacun prend conscience que la lutte sera longue et qu’ils ne passeront pas « sans transition de l’état de colonisé à l’état de citoyen souverain d’une nation indépendante. »

Les dirigeants décident alors d’éduquer le peuple (instruction militaire et politique) et de constituer un programme. De son côté, la force coloniale infiltre les masses paysannes et change son discours : « le comportement s’humanise ». Les dirigeants de l’insurrection dénoncent une nouvelle manipulation de l’impérialisme et instruit le peuple de la diversion : « À la rigueur, le colonisé peut accepter un compromis avec le colonialisme mais jamais une compromission. » Ces techniques psychologiques affaiblissent les dirigeants engagés dans la lutte et ceux-ci doivent  éclairer et encadrer le peuple pour leur faire comprendre la complexité de l’univers colonial et du rapport des individus, colons et colonisés.

« Le militant qui fait face, avec des moyens rudimentaires, à la machine de guerre colonialiste se rend compte que dans le même temps où il démolit l’oppression coloniale, il contribue par la bande à construire un autre système d’exploitation. »

Par cette lutte, le colonisé découvre une réalité complexe et les espoirs qu’il a placés dans le mouvement de la décolonisation ne sont pas synonymes d’un véritable changement.

III La conscience nationale et ses conséquences

L’objectif principal des partis nationalistes était celui de l’indépendance nationale. L’absence de programme concret, de compétences pratiques à diriger un pays en matière d’économie, de politique agricole vont mener les dirigeants à se tourner vers l’ancien pouvoir colonial pour demander de l’aide. La classe dirigeante va donc aboutir à la pratique d’une « économie de type artisanale ».

« Aucune industrie n’est installée dans le pays. On continue à expédier les matières premières, on continue à se faire les petits agriculteurs de l’Europe, les spécialistes des produits bruts. »

La classe nationale dirigeante se détourne de sa mission et sert d’intermédiaire à l’ancien régime qui continue lui de tirer profit. Le peuple ne voit pas de changement puisque les circuits installés par les colons sont intacts.

Le moment venu et quand les pays d’Afrique deviendront des destinations de rêves pour le tourisme « exotique », les dirigeants nationalistes mettront en place une industrie du tourisme destinée au confort des européens.

Cette position de trahison va pousser le peuple à organiser de nouveaux combats mais les partis se durcissent et imposent leur politique unique pour enrichir leurs avantages sans jamais redistribuer aux populations. La situation agricole n’est pas modernisée et « l’exploitation des ouvriers agricoles sera renforcée et légitimée ».

Pour maintenir la pression, les pays se sont choisis un « leader » charismatique qui bien souvent s’est battu contre le régime colonial, donc légitime aux yeux du peuple et qui ainsi détourne les populations de la situation de crise. « Le leader constitue un écran entre le peuple et la bourgeoisie rapace » et « contribue à freiner la prise de conscience du peuple ».

Pour maintenir un ordre national, la police et l’armée occupent une place importante, conseillées et formées par l’ancienne force coloniale.

« Ainsi, l’ancienne métropole pratique le gouvernement indirect, à la fois par les bourgeois qu’elle nourrit et par une armée nationale encadrée par ses experts et qui fixe le peuple, l’immobilise et le terrorise. »

Le parti unique n’œuvre plus pour le peuple et ne pense qu’à s’enrichir. On s’aperçoit que les gouvernements sont constitués par les mêmes familles, les mêmes ethnies, on assiste à un népotisme de masse que Fanon décrit ainsi : « Ces chefs de gouvernement sont les véritables traîtres à l’Afrique car ils la vendent au plus terrible de ses ennemis : la bêtise ».

Cette situation déclenche des séparations encore plus vives au sein des pays d’Afrique : division entre la classe dirigeante et le peuple, querelles entre les africains nationaux et les non-nationaux, séparation entre les différentes régions des territoires nationaux.

Le combat pour l’unité africaine a disparu des prérogatives de la classe dirigeante. Cette solidarité nationale et continentale a été brisée par les dirigeants africains eux-mêmes et l’ancien pouvoir colonial va se servir de cette faille pour accentuer les tensions ethniques et religieuses.

Fanon dénonce cette haute trahison et appelle le peuple à ne compter que sur lui-même pour enfin sortir de l’impasse : « il nous faut savoir que l’unité africaine ne peut se faire que sous la poussée des peuples, c’est-à-dire au mépris des intérêts de la bourgeoisie ».

Le peuple veut se battre mais la réalité est dure : dictature, misère, analphabétisme, chômage des jeunes dans les villes, absence de repères et de valeurs traditionnelles.

La réponse de Fanon à ces difficultés est un retour aux valeurs, à l’emploi, à l’éducation des jeunes, à l’exercice citoyen : « Nous devons soulever le peuple, agrandir le cerveau du peuple, le meubler, le différencier, le rendre humain ».

Fanon souligne encore que le parti politique a un rôle très important à jouer mais qu’il doit mettre en son centre le peuple. Il doit avoir une vocation nationale et rassembler les régions, ralentir l’exode rural et construire des programmes de développement urbain et rural sans les opposer.

Au contact des partis, le peuple se construit une conscience politique. Les partis, en phase avec le peuple, peuvent appréhender les réalités de leur pays et faire des choix justes de développement.

Si l’on s’applique à utiliser un langage simple et concret, « l’expérience prouve que les masses comprennent parfaitement les problèmes les plus compliqués ».

Fanon insiste sur les explications qui doivent être données au peuple pour l’impliquer et l’intégrer au fonctionnement de la nation. « Le réveil du peuple » est un long processus où celui-ci peut être guidé par des hommes « hautement conscients », les chercheurs, les cadres, les intellectuels qui serviront la nation en effaçant leurs intérêts personnels.

« Il faut rapidement passer de la conscience nationale à la conscience politique et sociale. »

IV De l’importance de la culture

Le mouvement engagé pendant la pré-indépendance par les hommes de culture et les intellectuels (Cheikh Anta Diop) était de se rapprocher des valeurs culturelles africaines. La réappropriation du patrimoine historique et culturel permet d’accéder à la véritable libération. Se tourner vers un passé glorieux encourage le peuple, les intellectuels, les hommes de culture à recouvrer l’estime de soi.

La colonisation a relégué au second plan la culture « nègre », au mépris de ses valeurs, de ses richesses, de ses profondeurs.

La première réponse de l’intellectuel face à l’impérialisme blanc sera le mouvement de la négritude défendu par Césaire, Senghor et Damas. Fanon est critique à l’égard des écrivains de la négritude : « Le nègre, qui n’a jamais été aussi nègre que depuis qu’il est dominé par le blanc, quand il décide de faire preuve de culture, de faire œuvre de culture, s’aperçoit que l’histoire lui impose un terrain précis et qu’il lui faut manifester une culture nègre ».

Les limites de la négritude se trouvent là selon Fanon. Pour lui, « toute culture est d’abord nationale ». La culture doit être le levier de manifestation « dans le combat que mène le peuple contre les forces d’occupation ». Si l’intellectuel ne s’implique pas dans ce mouvement, il risque fort d’être en décalage avec la réalité du peuple.

« On ne peut vouloir le rayonnement de la culture africaine si l’on ne contribue pas concrètement à l’existence des conditions de cette culture, c’est-à-dire à la libération du continent. »

« La conscience nationale est la forme la plus élaborée de la culture. »

On peut dire que la pensée de Fanon coïncide avec la pleine transformation de l’époque décrite : disparition du monde colonial et situations complexes des nouvelles indépendances.  

Mais ses analyses sont toujours pertinentes et l’on peut en tirer un enseignement pour les défis que le continent africain a aujourd’hui à relever.

Notons que certaines situations évoquées par Fanon préexistent dans certaines régions d’Afrique et que le combat est loin d’être achevé.

Si l’on veut aller plus loin et parvenir à la Renaissance africaine, il faut rassembler le peuple autour des partis politiques qui doivent s’engager honnêtement à la conduite d’une nation.

Dans certains pays du continent, des luttes doivent encore être  menées pour la libération du joug post-colonial. L’unité africaine fédérale reste à construire : unité monétaire, politique fédératrice, unité des échanges, unité linguistique.

Enfin, la reconstruction des valeurs africaines, du patrimoine culturel et de l’héritage historique participe de ce mouvement de la renaissance. Elle mènera le peuple africain vers la voie de l’accomplissement humain et vers la réappropriation de son estime identitaire pour une réelle indépendance politique, économique, culturelle et sociale.

Amadou Elimane Kane est poète écrivain.

Primary Section: 
Secondary Sections: 
Archive setting: 
Unique ID: 
Farid


Source : https://www.seneplus.com/culture/frantz-fanon-au-d...