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Journée internationale de l’écrivain africain au Sénégal: Les grands absents (Par Samba Camara)

Rédigé par leral.net le Samedi 12 Novembre 2016 à 17:10 | | 0 commentaire(s)|

Ce lundi 7 novembre, la 24ème édition de la journée internationale de l’écrivain africain s’est ouverte à la maison Birago Diop, appelée aussi Keur Birago, siège de l’Association des écrivains du Sénégal (AES) qui est une organisation membre de la PAWA (Pan-African Writers Association – Association des écrivains panafricains). Pour rappel, l’AES existe depuis 1973 et célèbre ladite journée chaque année. Le lundi passé, ce fut alors une tradition honorée. Après les premiers discours, s’ensuivit une remise de distinctions, rythmée de chants élogieux improvisés par des griots à l’endroit de leurs ‘patrons’ respectifs. Cependant, une chose retint mon attention au cours de cette animosité même : parmi les 13 distinctions littéraires remises, une seule fut décernée à un écrivain en langue locale (Wolof), alors que les 12 autres honoraient des auteurs d’expression française.


Sans doute, je donne déjà l’impression de soulever un vieux débat. Celui qui opposa deux géants de la littérature africaine postcoloniale : le Kenyan très engagé Ngugi wa Thiong’o et le Nigerian prolifique Chinua Achebe. Tandis que le premier arguait que toute littérature africaine trouvait son authenticité dans l’usage d’une langue africaine (indigène) comme moyen d’expression (1986). Le second était convaincu qu’une nation africaine postcoloniale, caractérisée, de fait, par un pluralisme ethnolinguistique, nécessitait une lingua-franca trans-ethnique pour s’écrire une « littérature nationale » (1975). Mais il n’est pas question, ici, de reprendre ce débat ; d’autant plus qu’il semble déjà clos. En effet, en tant que sujets africains postcoloniaux, nous sommes conscients que nous ne pouvons-nous passer des langues (coloniales) européennes, car étant cruciales dans nos efforts littéraires de transcender nos marginalités ethnolinguistiques, aussi bien à l’intérieure qu’à l’extérieure de nos pays.

Néanmoins, au vu d’une cérémonie de remise de « prix » de l’AES qui semblait privilégier l’expression littéraire française, je ne pouvais que regretter, là, une négligence persistante institutionnalisée non seulement de notre littérature orale indigène (la tradition orale), mais aussi des riches bibliothèques que nous ont léguées nos grands penseurs et auteurs Soufis des 19eme et 20eme siècles. Faut-il aussi ajouter qu’une telle négligence ne traduit pas moins qu’un refus de reconnaitre le statut officiel d’écrivain à nos compositeurs de poésie orale (musiciens et griots-orateurs) ou d’autres d’expression Ajami (écrits et oralités Soufis).

A vrai dire, c’est le constat de ce vide lors la remise de « prix » de l’AES, qui m’exposa à une série de questions auxquelles je cherche encore réponses. C’est quoi un écrivain sénégalais ? Pour qui écrit-il/elle ? C’est quoi la littérature sénégalaise ? Enfin, et par dérivation à la fameuse interrogation de N’gugi, qu’elle langue faut-il à l’écrivain sénégalais ?

Il n’est pas question, ici, de se livrer à l’audacieuse tâche d’apporter réponses à de telles grandes questions. L’effort est plutôt d’aboutir à une contribution modeste à un débat d’idées inévitable où il faudrait, au préalable, bien définir la nature de ce « rôle de l’écrivain africain » en général, et celui sénégalais en particulier. Régulièrement absent du pays depuis quelques temps, je dois noter que j’ai eu peu d’occasions pour être témoin des manifestations de l’AES, bien que demeurant fervent consommateur de la littérature sénégalaise dans sa diversité. De ce fait, je ne parle, ici, qu’en fonction de ce dont j’ai été témoin il y a trois jours à Keur Birago, sise au Point E.

Ceci étant, je ne pouvais m’empêcher de remarquer qu’une telle négligence, qui n’est pas des moins discriminatoires envers notre oralité, traduit une soumission continue à ce que V. Y. Mudimbe appelle la « structure colonisatrice » (colonizing structure), dans son fameux livre The Invention of Africa (‘La réinvention de l’Afrique’). Dans l’emprise psychologique d’une telle structure, le sujet postcolonial victime, convaincu d’une fausse supériorité de l’Ecole occidentale, se confronte à un complexe d’infériorité caractéristique, aboutissant ainsi à un rejet conscient (ou inconscient) de soi. S’ensuit une surestimation de la langue européenne considérée, alors, comme seule outil valable pour produire une littérature digne de ce nom. Pour un tel sujet « aliéné », comme dirait Fanon (1961), il n’y a d’écrivain que celui-là qui use du français, de l’anglais, du portugais, de l’espagnole, etc. comme moyen d’expression écrite.

Cependant, une telle conception restreinte de l’écrivain sénégalais (voire africain) s’inscrit tristement dans une logique de pensée eurocentrique moderniste au centre de laquelle l’Afrique, en tant qu’entité civilisationnelle indigène, est perçue comme « l’autre ». Une altérité dénaturante qui fait de l’africain un « sujet autre » auquel l’épistémologie eurocentrique impérialiste a voulu, d’abord à travers ses soi-disant penseurs du « Siècle des Lumières », rattacher toute signification du « primitif », de l’« inferieur », du « traditionnel », et du « stagnant » ; afin de légitimer une supériorité civilisationnelle du sujet colonisateur européen (Said 1973 ; Mudimbe 1983). Chez nous ‘ex-colonisés’, l’implantation tragique de cette manière de penser aliénante, comme en dépeint Cheikh Hamidou Kane par le personnage de Samba Diallo, est passée, d’abord, par notre éducation ‘forcée’ en langues coloniales.

Depuis les années 60, cependant, d’éminents critiques poststructuralistes et postcolonialistes tels qu’Edward Said (1973 et 1994), Michel Foucault (1969) ; Fanon (1961) ; Ngugi Wa Thiong’o (1983), Achille Mbembe (2001), Samir Amin (2010), et d’autres, ont produit des études très élaborées, débusquant, ainsi, les différentes formes de cette épistémologie colonisatrice et ses modalités de fonctionnement ethnocentristes disséminées à travers la fiction, l’art, et l’historiographie d’une Europe impérialiste.

Tenant compte de tout ceci, il s’impose à nous africain, encore une fois, de revoir notre conception de l’écrivain, qu’il faut, d’ailleurs, prendre au sens large. Je veux dire au-delà de celui-là dont l’écriture repose uniquement sur l’alphabet occidentale (de dérivation latine) ou d’autres scripturaux Arabo-asiatiques. Serait écrivain, alors, tout compositeur d’écrits, de signes, de mots publiés/reconnus, comme pertinemment suggéré par Geschiere et al. (2008) dans leur brillante collection d’essais multidisciplinaire qui s’intitule, Readings in Modernity in Africa (‘Sur la modernité en Afrique’). Dans cette dernière, on note un effort louable des contributeurs de redéfinir les contenus du concepts d’« alphabétisation » (literacy), mais aussi de « modernité » (modernity) ; tout en appliquant ces derniers aux contextes africains où, historiquement, être alphabétisé(e) (i.e. savoir lire et écrire) pour le sujet occidental ne voudrait forcément pas dire la même chose que savoir lire (décoder), écrire(coder) pour l’homo africanus indigène en général, et l’homo senegalensis en particulier.

De plus, en tant qu’africains et sénégalais, pour être spécifique, nos systèmes de connaissances (ou d’écrire la mémoire collective) ont été essentiellement orales. De ce fait, réduire l’essentiel du statut d’écrivain sénégalais, par exemple, à celui-là qui (s’) écrit en langue occidentale, ou en négliger nos auteurs en langues locales, équivaudrait, d’une part, à un triste mépris de nos expressions indigènes, un mépris donc de nous-même. Et d’autre part, une telle conception de l’écrivain sous-estimerait l’importante contribution de nos griot-compositeurs, traditionnels comme modernes, au développement et à la survie de notre patrimoine littéraire.

D’ailleurs, n’est-ce pas ce statut élargi de l’écrivain que nous rappelle la Fondation Nobel suédoise quand celle-ci a, récemment, décerné le prix Nobel de littérature à l’auteur-compositeur américain Bob Dylan, « pour avoir créé une nouvelle expression poétique dans la grande tradition américaine du chant » et dont les chansons ont été comparées, par l’Académie de ladite Fondation, aux poèmes d’Homer et de Sappho (Sisario). Alors, le chanteur et le spécialiste de la prose écrite sont tous écrivains. Ainsi, pourquoi, à l’instar de cette fameuse fondation, l’AES (comme la PAWA) ne récompenserait pas les œuvres orales de nos poètes-compositeurs, tels que Samba Diabare Samb, Yande Codou Sène, Farba Sally, Dial Mbaye, Youssou N’dour, Baba Mall, etc. au même titre que nos écrivains francophones ? De même, pourquoi nos écrivains soufis arabophones ou Ajamis semblent oubliés par l’AES, tandis qu’ils incarnent, selon Aziz Mbacké (2010), le « siècle sénégalais des Lumières » ? Tout comme leurs écris et discours (de même que la poésie soufie qui en est inspirée) influencent, plus que tout autre chose, la jeunesse sénégalaise contemporaine pour laquelle ces sources soufies constituent la base d’une philosophie de vie, l’énergie d’une modernité culturelle et artistique, bref, le socle moral d’une ‘sénégalité’ bien vivante ? Et, malheureusement, ceux-là, je remarquais, ont été les grands absents de la journée internationale de l’écrivain.

En définitive, au vu de nos réalités culturelles historiques, l’écrivain sénégalais ne puisse seulement être celui-là qui écrit dans une langue européenne, bien que celle-ci eût été « africanisée ». L’écrivain sénégalais est aussi incarné(e) par le compositeur de mots, le maître du verbe oral dans sa diversité de genre et de style, et dont la poésie reconnue du grand public demeure plus consommée que l’œuvre francophone écrite qui, d’ailleurs, n’est toujours accessible qu’à 37 pourcent des sénégalais instruits en cette langue. Compte tenu de cette réalité, j’invite, avec modestie et par ma petite voix, nos vaillants leaders de l’AES, que j’admire tant pour un grand travail abattu jusque-là, à considérer une conception plus élargie de la littérature sénégalaise et de l’écrivain. Ceci est d’autant plus urgent que l’essentiel de notre littérature africaine postcoloniale, de manière générale, se cherche encore une modernité (pan)africaine dont le telos ne peut plus être dicté par l’Ecole occidentale, mais fondé sur une réinvention libre et transformative de nos réalités indigènes du passé.

Bibliographie

Achebe, C. (1975). Morning Yet on Creation Day. New York, US: Anchor Pres/Doubleday.
Amin, S. (2010). Eurocentrism. New York City, NY : Monthly Review Press.
Fanon, F. (1961/2002). Les damnés de la terre. Paris, France: La Decouverte/Poche.
Geschiere, P. M. (2008). Readings in Modernity in Africa. Bloomington, IA: Indiana University Press.
Kane, C. H. (1961). L'aventure ambigue. Paris, France: Julliard.
Mbacké, A. A. (2010). Khidma, la vision politique de Cheikh Ahmadou Bamba: essai sur les relations entre les mourides et le pouvoir politique au Sénégal. Dakar: 2010.
Mbembe, A. (2007). On the Postcolony. Berkeley, CA: University of California Press.
Mudimbe, V. Y. (1988). The Invention of Africa: Gnosis, Philosophy, and the Order of Knowledge. Bloomington, IA: Indiana University Press.
Said, E. (1978). Orientalism. New York, NY: Random House.
Said, E. (1994). Culture and Imperialism. New York, USA: Vintage Books.
Sisario, B. (Octobre 2016). Bob Dylan Speaks, at Last, on His Nobel. The New York Times, http://www.nytimes.com/2016/10/29/arts/music/bob-dylan-nobel-prize-comment.html?_r=0.
Thiong'o, N. W. (1986). Decolonising the Mind: The Politics of Language in African Literature. London, UK: Heinemann.


Auteur: Samba Camara,
Maître-Assistant, Florida International University, Miami, USA
Doctorant, Ohio University, Athens, USA