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Mamadou Diouf, Historien, Pr. à l’Université de Columbia (Usa): « L’élection de Diomaye Faye clôt le cycle senghorien »

Rédigé par leral.net le Lundi 8 Avril 2024 à 18:49 | | 0 commentaire(s)|

L’historien sénégalais Mamadou Diouf, également Professeur d’Études africaines à l’Université de Columbia, aux États-Unis, est sans doute l’un de ceux qui ont le plus étudié le système politique du Sénégal post-indépendance. Dans cet entretien, il analyse la signification de l’élection de Bassirou Diomaye Faye qui, à son avis, marque la fin du cycle senghorien et […]

L’historien sénégalais Mamadou Diouf, également Professeur d’Études africaines à l’Université de Columbia, aux États-Unis, est sans doute l’un de ceux qui ont le plus étudié le système politique du Sénégal post-indépendance. Dans cet entretien, il analyse la signification de l’élection de Bassirou Diomaye Faye qui, à son avis, marque la fin du cycle senghorien et l’effondrement du modèle islamo-wolof. 

Entretien réalisé par Seydou KA 

Que signifie l’élection de Bassirou Diomaye Faye dans la trajectoire du Sénégal ? 

L’élection de Bassirou Diomaye Faye signale, de façon indubitable, la clôture du cycle senghorien inauguré, en 1962, avec la chute du Président du Conseil, Mamadou Dia, et l’effondrement du modèle islamo-wolof de gouvernance politique et administratif établi après la Première Guerre mondiale et marqué par la substitution des marabouts confrériques aux chefs traditionnels. Le cycle senghorien se décline en un régime présidentiel fort, une centralisation autoritaire qui s’est aménagé des capacités d’accommoder dissidences et oppositions culturelles, politiques et religieuses. De telles transactions ont été alimentées par les ressources du modèle islamo-wolof qui associe différentes légitimités avec leurs sources et discours d’autorité et de subordination –« le contrat social »– au service d’une architecture politique et administrative stable. Elles ont alimenté des structures et opérations qui ont soutenu « la réussite historique » (success history), selon Donal Cruise O’Brien, du système politique sénégalais, depuis la période coloniale. Elles aménagent des espaces d’autonomie et des frontières étanches entre les différentes légitimités. L’ordre politique établi a ouvert des possibilités de réformes et de circulation des acteurs politiques de l’opposition au pouvoir, supportant l’émergence et la consolidation d’une véritable classe politique avec une opposition politique, une société civile, des syndicats, des associations culturelles et sportives dynamiques. En revanche, l’administration des élections, l’accès aux médias d’État, le contrôle de l’appareil administratif et économique demeurent sous la coupe du régime et de ses clients. Ce modèle s’est maintenu tout en amorçant un déclin lent, mais soutenu, dont les points d’éclats sont les élections présidentielles de 1988 qui inaugurent la dissolution progressive du lien organique entre le pouvoir politique et les organes dirigeants confrériques ;  la montée en puissance des marabouts mondains qui s’investissent directement dans les réseaux clientélistes politiques et économiques, s’ils n’installent pas leurs propres partis politiques ; la multiplication des partis politiques pris dans le tourbillon de la segmentation, des regroupements sans lendemain et des coalitions opportunistes ; la soumission du politique à l’administratif et au juridique à partir de la présidence d’Abdou Diouf, avec Jean Collin et, ensuite, Ousmane Tanor Dieng ; la gouvernance tumultueuse et brouillonne d’Abdoulaye Wade. Il remet en cause l’équidistance de l’État vis-à-vis des confréries, entraine les marabouts dans des engagements politiques et économiques, réduisant ainsi leur autonomie qui était le gage de leur efficacité au service de l’État et de la société. Avec une dextérité et une jouissance non retenue, il établit la « transhumance », associée à la corruption, comme instrument de déconstruction de l’acte même de s’opposer. À sa suite, le Président Macky Sall a poursuivi son œuvre malgré les résistances et gains des luttes populaires qui ont abouti à l’alternance politique, la défaite du Parti socialiste d’Abdou Diouf et l’arrivée au pouvoir du Parti démocratique sénégalais d’Abdoulaye Wade. Une alternance politique sans alternative politique si l’on suit l’historien Abdoulaye Bathily. Une situation reconduite sous son successeur, Macky Sall. Les innovations de ce dernier ont porté sur le renforcement de la centralisation, des modes de gouvernance et d’organisation politique et le recours systématique à la répression, à l’emprisonnement des opposants et une corruption débridée. Le couronnement de l’entreprise autoritaire du Président Sall s’affiche dans le refus de se déterminer vis-à-vis du troisième mandat, les crises consécutives à l’organisation des élections et les péripéties rocambolesques des dialogues avec les acteurs politiques et de la société civile. Autant d’interventions qui ont eu des conséquences dissolvantes sur le modèle islamo-wolof. Les fractures dans l’espace public et l’émiettement continu des partis politiques ont ouvert un territoire que les jeunes, en particulier les animateurs du Pastef, ont pris d’assaut. Mettre bas le « système » (les pratiques, la doctrine, les procédures, les acteurs et l’imaginaire), devint leur credo. Il est intéressant de noter qu’au cours de ce face-à-face, les marabouts ont fait un pas de côté et le candidat Bassirou Diomaye Faye a traversé les territoires confrériques sans s’arrêter, ni pour les prières et bénédictions, ni pour les votes, comme de coutume.

Pensez-vous que le contrat social sénégalais que vous avez théorisé avec Donal Cruise O’Brien, Momar-Coumba Diop, entre autres, soit arrivé à bout de souffle avec le départ de Macky Sall du pouvoir ? 

Avant le décès de Cruise O’Brien, en 2012, Momar, Donal et moi avons tous les trois réouvert la discussion relativement au « contrat social ». La nature du modèle est aussi l’objet d’une réévaluation par Cheikh Anta Babou, un historien sénégalais qui insiste sur la nature des relations entre le marabout et les disciples et de l’État colonial et post-colonial et des chefs de confréries dans la mise en œuvre du « contrat social » dans son appropriation mouride. Pour les raisons que j’ai évoquées ci-dessus, le Président Macky Sall, après avoir tenté de s’écarter du modèle pendant la campagne électorale de 2012 –les marabouts sont des citoyens comme les autres et le pays plutôt que le parti– avait opéré une retraite pour lancer, après son élection, le programme de « modernisation des villes saintes », une politique répressive et une entreprise systématique de débroussaillage politique. Les principaux piliers du « contrat social », ses acteurs et ses récits de légitimation ont été sérieusement entamés depuis 1988.  Aujourd’hui, la victoire de Bassirou Diomaye Faye consacre sa clôture, la culture qui lui est associée et la perte d’autorité, de pouvoir et d’influence des leaders religieux. Le succès de « l’islam de la rue » et les nouvelles formules de la parenté et du voisinage dont parle l’anthropologue Abdourahmane Seck ont considérablement affaibli les sociabilités attachées au « contrat social » et la capacité de surveillance et de contrôle des leaders de communautés de leurs territoires et des frontières entre les territoires. En effet, le modèle islamo-wolof s’autorisait un autoritarisme étatique et communautaire. Le dernier s’est dissipé, accentuant celui de l’État. L’effondrement du système, l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération, la mise à la retraite de la dernière génération qui a entretenu le modèle islamo-wolof et maintenu le « contrat social » et la montée et la chute des marabouts mondains annoncent-ils l’éclosion d’une alternative qui accompagnera la refondation morale, civique, politique et économique d’un pays qui est désormais dirigé par la fraction la plus importante de sa population, la jeunesse ?

Diomaye est jeune et a été élu sur la base d’un programme souverainiste et de rupture. Les conditions vous semblent-elles réunies pour une refondation de la République sénégalaise telle qu’on l’a connue depuis Senghor ? 

Je suis persuadé que la fin du cycle senghorien ne peut pas ne pas avoir un effet sur les questions relatives à la souveraineté, à la poursuite d’une indépendance économique et monétaire vis-à-vis de la France, au recouvrement culturel, à l’invention des nouvelles traditions (y compris religieuses) et aux innovations esthétiques, musicales, technologiques et scientifiques, en dialogue avec le monde dans sa diversité et des expérimentations dans tous les registres. C’est en cela que consiste la refondation. La phase inaugurale, dès la séquence électorale (de la lutte contre le troisième mandat à la résistance contre la révision du calendrier électoral et à l’élection de Bassirou Diomaye Faye), est celle de la refondation morale et civique. Doivent suivre celles de la justice, de l’équité, de l’emploi, de la formation, de la santé et du partage. Je pense que les différents messages du nouveau Président paraissent afficher, avec élégance et détermination, les exigences de la refondation : il insiste constamment sur les valeurs éthiques et communautaires, condition sine qua non de la mise en œuvre du « Projet ». Un projet qui doit être impérativement défini, mis en œuvre, apprécié périodiquement au cours de sa réalisation collective avec un calendrier précis. Il paraît nécessaire de préciser que la question de la souveraineté devra être posée en prenant en compte les dimensions régionales et continentales. La dénomination du « Ministère de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères » souligne la priorité accordée à l’intégration africaine, aux voisins et à la création de nouveaux espaces économiques, sociaux et sécuritaires. Va-ton assister, sur cette question, à une autre rupture, celle d’avec la souveraineté post-coloniale qui a privilégié les frontières héritées de la colonisation, au profit des espaces ouverts de circulation, de coopération, d’édification d’institutions communes ? Cette nouvelle conversation de proximité s’intéressera à la question de la monnaie. Une monnaie nationale ou une monnaie régionale ?

À quoi devrait ressembler un nouveau « contrat social » sénégalais sous Diomaye ? 

J’ai esquissé quelques réponses tout au long de notre entretien. Le nouveau « contrat social » devra être produit par les différents secteurs de la population sénégalaise. Il devra avoir un volet consacré aux communautés domestique, nationale, régionale et internationale. Si l’on tire des conclusions de la trajectoire de l’État et des sociétés sénégalaises depuis l’indépendance, le « contrat social » devra s’appuyer sur la représentation des citoyens, le respect absolu de la diversité et du pluralisme, ainsi que de la tolérance, dans une remise en cause intelligente « des systèmes d’inégalité et de domination » (superbement décryptée par l’anthropologue sénégalais Abdoulaye Bara Diop), soutenus par les règles du genre et de la génération.

Quel rôle pour les confréries dans ce Sénégal nouveau qui se profile ? 

L’effondrement du modèle islamo-wolof a entrainé un effritement du pilier confrérique à cause du double mouvement de retrait des leaders des confréries de l’espace politique électoral, de la dissociation progressive de l’autorité politique et religieuse, de l’émergence du marabout citoyen et politicien, mais surtout de « l’islam de la rue » étudiée par Abdourahmane Seck auquel j’ai fait allusion. Les mouvements en cours ne sont pas nouveaux. Ils ont marqué les deux trajectoires de l’Islam en Afrique, l’africanisation de l’Islam et l’islamisation de l’Afrique pour reprendre l’historien américain David Robinson qui a étudié la révolution « Toroodo » et le jihad omarien avec leurs expressions rituelles, philosophiques imaginaires, éducatives, certainement politiques, et les cycles de renouveau et de régression des mouvements islamistes. Ils sont accompagnés d’un réaménagement de la religion comme arme d’intervention politique. Dans le cas présent, on peut constater un affaiblissement des expressions politiques de « l’islam politique » comme en attestent les défaites de la coalition « Benno Bokk Yaakaar » dans les cités religieuses et une présence d’autres formes d’Islam. Il est difficile de prédire les formes que pourra prendre la compétition entre les différentes formules religieuses dans l’espace sénégalais, mais il semble que nous assistons au reflux du religieux de l’espace politique et la clôture définitive du « ndigël ». Une situation qui semble annoncer, d’une part, une réorientation des investissements maraboutiques sur l’éducation et la formation et, d’autre part, de nouvelles formules de présence dans l’espace public.



Source : https://lesoleil.sn/mamadou-diouf-historien-pr-a-l...